Chuck Palahniuk, Entre chaos et rédemption : Entretien privé avec l’auteur de Fight Club (3)

Suite de notre entretien avec Chuck Palahniuk… (3)

La société américaine : « ce héros » fascinant
Si Palahniuk est un magicien des mots, si ses romans ressemblent à des tours de passe-passe, il n’en reste pas moins que son œuvre se situe très nettement dans une perspective critique. Comme la majorité des écrivains d’anticipation sociale, Palahniuk est un critique moraliste de la société qui l’entoure, un moraliste ni arrogant ni sentencieux, toutefois.

La société américaine elle-même peut tout à fait être considérée comme un des personnages récurrents des livres de Palahniuk. Par-delà ces intrigues improbables et néanmoins implacablement construites, il y a toujours présent un arrière-fond social ; raconter une histoire – aussi folle soit-elle – est avant tout un moyen pour Palahniuk de faire le tableau de son époque : Fight Club est une interrogation sur l’aliénation du travail, sur ces vies passées dans des halls d’aéroport, d’un meeting à un autre, à moitié endormi devant un écran d’ordinateur.

Survivant nous montre l’hypocrisie américaine à propos de la religion, à travers le parcours éclair d’un survivant d’une secte prônant le suicide qui se retrouve du jour au lendemain propulsé au rang de télé-évangéliste superstar. Le livre met en lumière la collusion entre les industries du spectacle et les soi-disant représentants de la spiritualité.

Monstres invisibles illustre cette fascination morbide pour la chirurgie plastique, ce refus infantile de vieillir partagé par une grande partie de la population occidentale.

Lullaby met en scène un journaliste totalement agressé par un monde extérieur où tout n’est que bruits de télévision et musiques d’ambiance assourdissantes. Cerné par cette fureur sonore, le héros pense à Georges Orwell, à 1984 et se dit que décidément « Big Brother ne vous regarde pas, il vous remplit ».

Cette volonté de s’attaquer à son époque et de la regarder en face, Palahniuk en fait même un projet : « J’aime partir de l’ordinaire et du quotidien pour montrer l’horreur qui les sous-tend. Mes livres décrivent la réalité par-delà la surface des choses. Aux États-Unis nous vivons dans une version « Disney World » de la réalité. Il y a tant de choses qui se passent ici-bas que nous nions tout simplement, des choses dont nous nous détournons et dont nous ne voulons rien savoir car cela serait trop effrayant. La vie est plus violente, la mort plus présente dans notre quotidien que nous ne voulons bien le reconnaître : nous nous lavons les mains et préférons ignorer que le savon est fait à partir de la graisse d’animal mort, cela pourrait être aussi bien une vache qu’un être humain, personne ne veut le savoir… Si nous ne pouvons pas reconnaître que la mort est présente à chaque instant de nos existences, comment pourrons-nous être capable d’être réellement en vie ? Si nous nions la mort, alors nous nions la vie et nous passons notre existence comme des morts-vivants, jusqu’au dernier moment comme dans L’Étranger de Camus. Vous savez, quand il est prison et qu’il regarde dehors et qu’il voit la lune comme pour la première fois dans sa vie et qu’il se dit « mon Dieu, je suis en vie »… ».

Cette référence à Camus ne surprend pas : ses héros sont des êtres plongés en plein désarroi, en lutte avec une existence qui ne leur fait pas sens, des êtres qui glissent lentement vers la folie douce.

En quête d’échappatoire
Tous ces personnages cherchent à s’échapper de ce morne quotidien, de cette absurdité poisseuse, par des pratiques compulsives qu’ils ne maîtrisent bien souvent pas et qui les entraînent vers toujours plus de chaos. Il y a du pessimisme, légèrement teinté de nihilisme dans la vision que l’auteur a de son pays et de ses concitoyens : « En Amérique, nous sommes coincés : aussi longtemps que nous nous accrocherons à ce qui est, nous ne pourrons jamais atteindre ce qui peut être. Dans chaque société, il y a toujours des éléments actifs qui essayent de détruire pour remplacer, en espérant que cela soit mieux…

Aux États-Unis, nous détestons cela, nous nous situons uniquement au présent. « Ici et maintenant », c’est tout ce qui importe. C’est d’ailleurs pour cela que les Américains veulent être immortels. Mes grands-parents par exemple : je ne crois plus qu’ils aient le moindre os dans leurs corps, ils ont été opérés sans discontinuer pendant des décennies. Je les aime, mais des sommes d’argent considérables sont passées dans des frais médicaux pour les garder en vie, encore et toujours…Nous avons perdu notre spiritualité et nous nous accrochons à notre corps, à notre enveloppe charnelle aussi longtemps que nous le pouvons. Regardez comme les vampires sont redevenus populaires aux États-Unis. Ces vampires qui ne vieillissent pas et n’ont pas à se soucier d’une vie après la mort… Nous les Américains, nous avons abandonné cette idée d’une vie posthume et nous nous accrochons au présent, à l’ « ici et maintenant » de l’argent, de la beauté, de la consommation. Nous voulons tout à jamais ! ». Palahniuk serait-il un écrivain désabusé ? Un anticapitaliste radical luttant pour un renversement des valeurs ? Un nihiliste rêvant l’apocalypse ? Ou, pire encore, un réactionnaire prônant le retour à une spiritualité traditionnelle ? Rien n’est si simple…

La fuite contre l’isolement
Il faudrait être aveugle pour prétendre que les livres de Palahniuk sont nihilistes. Les velléités destructrices de ses personnages sont l’expression même de cette frustration engendrée par un mode de vie de plus en plus abstrait et absurde. Mais cette violence latente qui ne demande qu’à s’exprimer ne triomphe jamais, elle ne mène finalement à rien si ce n’est à la dissolution de soi. Le moralisme de Palahniuk n’est pas celui d’un donneur de leçons certain de son bon droit, ni celui d’un idéaliste politique qui ne regarderait que dans une seule direction. Il n’y a pas de jugement moralisant chez lui, bien au contraire. La sortie chez Palahniuk se fait toujours à travers l’expérience de l’amour. « On me dit souvent que mes livres sont violents, c’est vrai en partie. Mais mes livres sont avant tout des histoires d’amour. Il s’agit à chaque fois de ramener quelqu’un de l’isolement à l’union. Ne serait-ce qu’avec une personne ».

Le point commun de tous ses romans, c’est effectivement bien cette expérience intrigante et déstabilisante de l’amour : le narrateur déphasé fait la rencontre d’une femme (Marla Singer dans Figt Club, Fertility Hollis dans Survivant, Hélène Hoover Boyle dans Lullaby…) et cette rencontre bouleverse irrémédiablement une existence déjà mouvementée. Les fuites dans lesquelles les héros de Palahniuk croient se réfugier, ces courses-poursuites rocambolesques qui tiennent le lecteur en haleine, sont la marque de cette difficulté à aller vers l’autre et à se découvrir tel que l’on est. La situation du narrateur à la fin du livre n’est pas meilleure qu’au début, mais au moins n’est-il plus seul à l’affronter.

Palahniuk n’est pas non plus un rebelle insurrectionnel, ni un subversif extrémiste. Si certains de ses héros symbolisent cette tendance occidentale qui rêve de table rase et de pendules à l’heure, Palahniuk ne se gêne pas pour les mettre en pièces : « Le personnage de la mère de Victor dans Choke symbolise ce que Tyler Durden serait devenu s’il avait vieilli…Il aurait été un anarchiste si longtemps que cela aurait fini par être pathétique… Personne ne veut être Marilyn Manson (chanteur travesti au look androïde qui sévit actuellement) à cinquante ans. C’est tout simplement ridicule. Arrivé à un certain point vous devez faire ce que Kierkegaard appelle « le saut dans la foi », vous devez croire en quelque chose…Je suis vraiment soucieux de penser que les gens qui m’entourent, ma génération, nous ne serons jamais capables de faire ce « saut dans la foi ». N’avons jamais su qu’attaquer, détruire… Mes héros essayent de se réapproprier le réel, d’apprendre à construire, même de manière rudimentaire comme Denny (personnage secondaire de Choke) qui collectionne des pierres qu’il entasse dans sa chambre… ».

Plus Palahniuk s’interroge sur l’Amérique, plus nous nous éloignons des critiques socio-économiques bien souvent entendues sur la modernité ou la mondialisation. Des critiques tellement partagées qu’elles finissent par devenir elles-mêmes des vérités politiquement correctes. La critique de Palahniuk n’est pas celle des entreprises transnationales sans âme, de la manipulation génétique ou de l’hypocrisie cynique des appareils d’État. Non, ce que Palahniuk attaque fondamentalement et frontalement, c’est bien le mode de sociabilité qui règne en Amérique, cet individualisme atomiste où l’on ne distingue plus très bien la tolérance du mépris et l’anonymat de l’isolement. « Les Américains ont tendance à graviter chacun sur leur orbite, à l’écart les uns des autres. Ils veulent être seuls et regarder la télévision, surfer sur Internet…

L’enfer c’est quand nous restons seuls avec nous-mêmes
Sartre disait « l’enfer c’est les autres », moi je pense que le paradis c’est les autres. L’enfer, c’est quand nous restons seuls avec nous-mêmes et réalisons alors à quel point nos connaissances, nos expériences sont limitées. Nous avons besoin des autres. Mais aux États-Unis tout le monde veut s’isoler la plupart du temps, de ses voisins mais aussi du reste du monde ». Ce constat tend rapidement vers l’amertume : « Nous autres Américains, nous avons besoin que la violence surgisse pour nous sentir solidaires. Cet isolement est tellement absurde…
Parfois je rêve de vivre dans un pays où la tradition orale serait plus forte. Quand vous arrivez en Grande-Bretagne ou en Afrique du Sud, tout le monde se presse dans les bars et passe la soirée ensemble. J’envie ce type de culture et regrette de n’avoir que celle du « seul devant sa télévision à la maison » qui prédomine en Amérique. Boire seul, se droguer dans son coin, ce sont vraiment là des pratiques américaines… »

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