Rentrée 2004, Anna Rozen, l’auteur sensuelle de « Plaisir d’offrir, joie de recevoir » ou encore de « Méfie-toi des fruits », change radicalement de registre (enfin presque !) et livre un étonnant roman aux accents d’anticipation qui contient en filigrane ses idées féministes, dit-elle à son sujet. Bonheur 230 qui imagine un paradis totalitaire pourrait être un cousin du meilleur des mondes d’Huxley, à quelques détails près… Dans ce monde presque parfait, il faut tout de même choisir entre ses jambes ou sa tête ! Une incursion originale dans un genre bien éloigné de son univers habituel et quelques belles trouvailles pour une auteur qui avoue n’avoir jamais lu de science-fiction !
« J’arrive au moment où les petites ailes frétillantes de ma liberté vont se fracasser contre le grand méchant mur de la destinée«
Bonheur 230 c’est la deux cent trentième utopie, la bonne, celle qui a réussi. Un monde sans conflit, sans illusion, sans obstacle ni saison : efficace, linéaire et agréable quoiqu’il advienne. Exit l’exploitation, chacun est libre de s’adonner à ses loisirs et le sexe se pratique à volonté sans tabou ! Une certaine idée de la perfection qui a toutefois un prix. Arrivé à sa majorité chacun est invité à se séparer -par la magie d’une opération chirurgicale- des deux tiers de son corps. Il faut choisir : n’être qu’une tête si on est plutôt cérébral, un torse si on est habile de ses mains ou une paire de jambes pour les plus sportifs. Le reste de soi est recyclé et légué à la communauté. Ensuite, vous héritez selon votre appartenance à l’une ou l’autre de ces catégories anatomiques d’un charmant intitulé : Glagol, Rouk ou Nog. L’un d’entre eux, Glagolian, tête flottant dans les airs, reçoit des messages anonymes l’incitant à se rebeller contre Great, le Grand Entrepreneur, qui ne respecterait pas les lois qu’il a lui-même édictées au risque de corrompre l’utopie…
Sans concurrencer un Gibson ou un Huxley, l’écrivain livre avec sa légèreté malicieuse habituelle sa vision sur notre civilisation du plaisir immédiat où régne l’obligation de jouir et de se divertir tout en répondant aux critères du diktat esthétique. Et prophétise au passage notre futur post-humain fait de clonage, biotechnologies ou de cybersexe…
Elle dénonce aussi, mine de rien, les dommages collatéraux d’un capitalisme sauvage « qui fait des économies en écrasant des têtes humaines » selon son expression.
En poussant le surréalisme (torses volants, bas ventres montés sur jambes et crânes sans corps…) et l’utopie jusqu’au bout, elle démontre l’aliénation de l’Homme, incapable de se libérer pour atteindre le bonheur et poursuivant inlassablement son rêve de perfection et ses chimères…
Enfin, l’idée de fragmenter les corps symbolise pour elle le regard des hommes sur le corps féminin et introduit une dimension féministe à l’ensemble. « Quand je me promène dans la rue, le regard des hommes me trouble. On dirait qu’ils me voient en pièces détachées, qu’ils isolent mes seins, mes fesses, mes jambes. » Sous ses allures humouristiques, ce roman s’avère donc plus profond et cache le désir d’en découdre avec un système libéral-libertaire qui réussit trop souvent à nous mettre en pièces…
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