En attendant la traduction en français de son roman culte, le colossal « Infinite Jest » de plus de 1000 pages, les éditions du Diable Vauvert ont publié à la rentrée littéraire 2005 deux de ses recueils de nouvelles et chroniques – « Brefs entretiens avec des hommes hideux » et « Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas »- qui nous plongent dans l’Amérique moderne, celle du show, celle des frigos ou encore celle des egos surdimensionnés…, sous sa plume caustique et inventive !
David Foster Wallace est dans la famille des jeunes postmodernes américaines, celui qui possède la réputation de l’auteur le plus radical, le plus culte et le plus intraduisible. C’est pourquoi il nous arrive avec quelques années de retard après les Jonathan Franzen, Dave Eggers, Jeffrey Eugenides, William T.Vollmann, et avec seulement deux recueils alors qu’on attendait son oeuvre maîtresse, Infinite Jest, 1079 pages au compteur, grand roman conceptuel écrit en 1996.
Plus léger, plus décalé, les textes d' »Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas » (des essais et chroniques : sur la télé, Lynch, le tennis, la Foire de l’Illinois où l’on discute de Barthes, Derrida et Foucault, la théorie de la littérature post-moderne, etc.) et « Brefs entretiens avec des hommes hideux » (des nouvelles) dynamitent l’idée de l’écrivain avec un style unique : chaque livre d’une vingtaine de nouvelles ressemble à un catalogue de styles (allant de la méta-fiction à la mise en abyme conceptuelle voire arty en passant par le transgenre !), qu’il s’agisse de raconter un moment de panique chez un ado en haut d’un plongeoir, les mécanismes de la dépression, un poète snob lisant Newsweek au bord de sa piscine ou un championnat de tennis. La nouvelle qui donne son titre au recueil « Brefs entretiens avec des hommes hideux » s’affranchit même de tous les codes de l’interview traditionnelle. Intervieweuse invisible, réponses sans questions dont l’absence renforce le poids des premières… : ces entretiens abordent le thème éternel des relations hommes-femmes vu par les premiers tour à tour bavard, pathétique ou ignorant, explorant avec dérision et tendresse la misère sexuelle contemporaine.
La séduction est aussi traitée sous le mode de la manipulation assez violente comme ce manchot qui explique comment il titre partie de son bras estropié pour draguer ou encore le détournement de l’Holocauste pour justifier « l’utilité » d’un viol : « Il n’est pas impossible que le truc la grandisse« , car « est-ce que vous avez lu Viktor Frankl ? L’Homme en quête de sens de Viktor Frankl ? Un bouquin formidable. Frankl était dans un camp pendant l’Holocauste et son bouquin vient de là, de son expérience du Côté Obscur de l’Humain et de comment préserver son identité dans le camp pendant que l’avilissement, la violence et la souffrance s’acharnent à te l’arracher totalement. Un bouquin excellent et maintenant repensez-y: s’il n’y avait pas eu l’Holocauste, il n’y aurait pas eu L’Homme en quête de sens.«
Dans une troublante nouvelle intitulée « Du suicide envisagé comme offrande », il évoque le lien entre une mère et son fils et les répercussions inattendues de l’amour et des émotions maternels. Comment le dernier exprimera les non-dits refoulés par la première, comme une dette dont il doit s’acquitter… Pour Wallace « Toutes nos paroles sont adressées à des personnes qui ne sont pas là« , confiait-il au Chicago Newspaper.
Obsessionnel voire subversif, l’auteur s’affranchit avec souplesse du champ du probable pour explorer ces instants de révélation, à la façon d’une pellicule photographique, jouant et détournant à loisir paradigme et syntagme.
A travers ces nouvelles mêlant malaise et humour, culture pop et philosophie, on devine DFW grand lecteur de Sterne et de Borgès, de DeLillo et de Gaddis : les notes en bas de page et « le style dictionnaire » prolifèrent et l’ironie teintée de cynisme ne le lâche pas. Mais si les uns et les autres inventaient de faux écrivains, c’est lui-même que DFW invente en écrivain qui n’existe pas, impossible à catégoriser et à définir par son genre ou son propos. Une littérature post-moderne ?
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