Difficile de ne pas songer à Houellebecq et à son magistral roman « Extension du domaine de la lutte » en lisant ce premier roman (autobiographique) de Charles Guérin Surville, paru à la rentrée littéraire de septembre 2005, en même temps que le fameux « Blog de Max ». On y retrouve les mêmes critiques de l’entreprise, de son système oppressant et inhumain, de la tension existant entre collègues du bureau, de la misère affective et sexuelle… Mais la comparaison s’estompe assez vite car Charles Guérin Surville possède une voix et un univers bien à lui. Au lieu d’être la pâle copie qu’on craignait « Do you like your job ? » s’avère un roman puissant, acéré, à l’humour cynique et attachant sur les tentatives d’un VRP exploité et humilié par sa firme américaine, pour retrouver une dignité ou encore aimer une femme sans l’acheter…
A la question « Que faites vous dans la vie ? », Charles, gêné, ne sait jamais quoi répondre… Difficile en effet d’avouer de but en blanc qu’il vend « des broyeurs à merde et autres déchets industriels » : des raggy crusher (littéralement « broyeur de tampon »). Il est « le commercial de la boue » comme il se surnomme ironiquement pour le compte de TWC Limited, une boîte américaine qui le traite comme un larbin.
Alors forcément Charles… « broie » du noir. Au volant de son camion honni, il sillonne la France -Le Mans, Brest, Marseille…- (les noms de ces « étapes » servent de titre aux chapitres) pour tenter de « fourguer » ses engin terribles aux stations d’épuration.
Avec un art maîtrisé des effets tragicomiques, il nous dépeint l’odeur insoutenable des stations, les chemises criardes, le feuilleté à la viande à la cantine, les méthodes (doctrines) de vente à l’américaine, les e-mails cinglants de son supérieur « Jack », l’hypocrisie, les coups bas, la tristesse des hôtels Ibis ou Radisson, les blagues vaseuses autour de la machine à café, son costard Cerrutti (« Il faut toujours être mieux habillé que son client ») pour faire illusion dans les meetings ou encore « la peau couperosée du directeur financier »…
« Mon regard est perdu sur la moquette des murs. Ma vie entière d’ailleurs. Pourquoi une entreprise met-elle de la moquette aux murs des bureaux ? Pour que les employés puissent s’y cogner la tête ? », lance t’il exaspéré par l’absurdité de sa fonction.
Pour s’évader quelque peu de son enfer professionnel, Charles s’étourdit de conquêtes sans lendemain et de sexe facile quasi frénétique, pendant ces we, à Paris ou lors de virées à l’étranger, de préférence avec des prostituées ou des touristes de passage…
A Amsterdam, « les seins des filles sont comme des bouées qui flottent à la surface de leurs poumons. Des hommes s’y accrochent pour ne pas se noyer », pense-t’il en arpentant le quartier rouge. Un réconfort illusoire qui n’apaise pas sa « sécheresse sentimentale » ni sa frustration : « Je me sens assailli par la beauté des chattes inconnues, la géométrie des orifices, toutes ces bousouflures qui laissent sur ma langue un goût amer. »
La relation fugitive avec Marie, une étudiante rencontrée lors d’une soirée branchée semble à un moment changer la donne : « Pas vraiment de l’amour, pas vraiment du désir : je crois que ça s’appelle l’espoir », dit-il à son sujet avant d’essuyer un nouveau fiasco. Un accident du travail finira par donner au héros le cran de réagir et de donner une nouvelle chance à son avenir.
L’auteur nous plonge dans la solitude des commerciaux usés avant l’âge par la cadence infernale de leur travail et la pression continue pour « dépasser les objectifs ». Mené à fond de train, son roman se dévore au rythme de chapitres courts et rapides, aux chutes et dialogue percutants. Il excelle dans l’art d’installer une ambiance ou de croquer un personnage en quelques descriptions aiguisées et détails bien sentis du « vernis orange qui s’écaille » à « sa blondeur bien naturelle, comme son acné » ou encore « les tâches grises de la moquette qui déteignent sur son cerveau » tandis qu' »au travers de la porte vitrée les ombres défilent vers les chiottes comme une version moderne du mythe de la caverne »…
Charles Guérin Surville ne mâche pas ses mots et n’a que peu de complaisance ou même de tendresse pour traiter son sujet. Mais faut-il le regretter ? Son désespoir et sa noirceur sonnent terriblement vrai et c’est donc avec regret qu’on abandonne Charles au seuil de sa nouvelle vie. A quand la suite ?!
Deux ou trois choses qu’on sait de lui… :
Charles Guérin Surville a trente-trois ans lorsqu’il publie ce roman. Il a été VRP en broyeurs industriels, pianiste GO au Club Med, commercial en téléphonie mobile… Do you like your job ? est son premier roman.
Extraits choisis :
« Si l’argent n’a pas d’odeur, la merde en a une et maintenant elle colle à ma peau, s’incruste jusque dans la salive. (…) Depuis que je fais ce métier, je me demande pourquoi la nature ne nous a pas permis de chier des merdes vanillées ou de pisser du cherry coke. Ce sont des questions qui se posent, lorsqu’on fait ce métier. »
« Ce matin, je roule en suivant la Citroën grise de Thierry, un technico-commercial. Il fait tellement de kilomètres qu’il l’a choisie bien confortable, comme sa femme, m’a t’il précisé une fois. Une voiture de vieux alors qu’il doit avoir 35 ans. Ses vêtements sont toujours de la même couleur, que l’expression « caca d’oie » permet d’approcher le mieux. Il doit penser que, camouflé en étron, il vendra mieux ses machines à merde. »
« Mon dos se laisse tomber sur le lit qui occupe presque toute la chambre. Ma tête déborde de visions insalubres. Les poignées de « matériel démo » engouffrées dans le broyeur, l’ignoble mélasse tournoyant dans la machine à plein régime et les gueules ahuries des spectateurs (…). Lorsqu’on regarde trop de films pornos à la fin, il suffit de fermer les yeux et des bites s’impriment sous les paupières. Lorsqu’on fait mon métier, on voit de la merde solide devenir liquide (…) Jack, mon boss attend mon coup de fil pour avoir quelque chose à raconter au sien. « Vous avez vu ! Grâce à mon talent, ce Français se défonce la santé à visiter des stations infectées en camion, et ce pour quelques poignées de dollars », doit-il répéter à qui veut l’entendre. »
« Lorsqu’on a senti durant toutes ces années et jusqu’au fond de sa propre haleine la saveur âcre du chômage, il n’y a pas de sots métiers. Ou ils le sont tous. »
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