Depuis la parution de son premier livre (Les Mouflettes d’Atropos), Chloé Delaume est en totale adéquation avec son pseudonyme créé en 1999 sous l’égide d’une alliance énigmatique : celle de Vian (« Chloé » est un personnage de L’Écume des jours, elle-même nommée ainsi en hommage au titre homonyme enregistré par Duke Ellington, sous-titré « Song of the Swamp ») et d’Antonin Artaud (« Delaume » étant la contraction du titre de son texte L’Arve et l’Aume). Sa créature littéraire récurrente s’introduit dans la littérature sous la forme d’un personnage de fiction qui interpelle narrateur et lecteur dans un dialogue singulier. En novembre, est paru « Les juins ont tous la même peau » (éditions La Chasse au Snark), texte qui pose la relation de Chloé Delaume avec l’œuvre et le personnage de Boris Vian, à qui elle doit sa survie par la littérature.
« Ce soir-là, le soir des années quatre-vingt à H, Houilles, Yvelines (78), sur le lit médusée, la craquelure mordillée saline des cernes coquettes jusqu’à la gorge. Déchirer mon hymen, au sens propre, organique, sera une anecdote lorsque viendra son tour tant rien n’est plus marquant qu’une mutation tympans quand elle s’opère soudain. (…) Cette nuit-là est la nuit, où j’ai perdu, enfin, ma virginité de lectrice. »
Un titre inspiré de la phrase « Les morts ont tous la même peau » et du mois au cours duquel ses parents sont décédés. « Une peau aphone qui pourrit vite our que la mousse dévore les os. Boris Vian, du vent dans son crâne et un coeur devenu haillon…«
« Boris Vian m’a dit : Pour survivre, il te faut être une métaphore. » Faire de soi un corps investi, infesté de « narrations hirsutes » et inaugurer sa vraie vie en forme de livres.
Cette confession autofictionnelle, saisissante, troublante, qui, s’il doit être une confrontation entre son auteur et le joueur de jazz, poète et écrivain, nous plonge dans notre propre rapport avec Boris, et plus généralement avec les mots, avec la littérature. Etude anti-académique qu’on ne lira jamais dans un manuel scolaire censé nous faire aimer « du Littéraire », qui va chercher au plus profond de nous-même la valeur de l’écume géniale de Vian. Même si l’on pourra regretter que l’auteur ne creuse pas davantage le style Vian et nous laisse un peu frustré après des affirmations telle que « Avant l’Ecume des jours les livres racontaient : ils ne me disaient pas. » ou encore en répétant comme une litanie cette citation « Il n’est pas malheureux, dit la souris, il a de la peine. » On aimerait qu’elle détaille davantage son ressenti. Même si le fait d’être elliptique est sans doute voulu de la part de l’auteur… « On ne comprend jamais une oeuvre, on comprend l’homme qui l’a faite. » On aimerait mieux comprendre son influence sur sa propre oeuvre même si elle donne quelques pistes telle que « Insister sur le fait que tout est alchimique, s’astreindre au chromatique qui régit l’alphabet… » ou encore « J’affirme qu’il me l’a dit à moi. Que la littérature c’était tout le contraire d’une vérité toute nue, d’une vérité pudique, que la littérature était une partition de chantages hypnotiques parce qu’elle était une somme d’enchaînements bâtisseurs et de couacs mécaniques qui ne se muaient qu’à vif, à vif exclusivement. »
Dans ses livres, Chloé Delaume se sert comme matériau de son vécu traumatique. Mais le vrai sujet de ses livres, c’est « la réappropriation de l’expérience par le verbe ».
Quand seule la fiction survit à la réalité, que faire d’autre que devenir une métaphore, un personnage nénuphar, une fiction atemporelle : Chloé Delaume. Elle se souvient des années 80 à Houilles, Yvelines (78) où elle a rencontré un homme dit Boris Vian Boris. « Il m’a révélé en quoi ça consistait, ça consistait en vrai, le mot littérature. Celle qui ne parle pas mais dit. Celle qui sait que son sang se tarit endémique si seule la narration s’y tapit aux globules, celle qui ne délègue pas son pouls à la fiction. »
Illustration : Marjolaine Sirieix pour Redux
Voir aussi la rencontre avec Chloé Delaume lors de la lecture à la librairie « l’Atelier » dans la rubrique Buzz+
Extrait du portrait de Chloé Delaume par Claire Fercak pour Redux :
« Il y a dans l’univers et le physique de Chloé un côté très dark, triste, mélangé à des colères mignonnes et mélodies enfantines : cheveux de jais, teint pâle, voix fluette, sourire lutin. Traumatisée, sa langue ne l’est pas sans raison. Elle raconte cet événement dans Le Cri du sablier qui reçoit le prix Décembre en 2001 : « En fin d’après-midi, le père, dans la cuisine, tira à bout portant. La mère tomba première.
Le père visant l’enfant. Le père se ravisa, posa genoux à terre et enfouit le canon tout au fond de sa gorge. Sur sa joue gauche, l’enfant reçu fragment cervelle. Cependant, il s’agit moins de donner à lire ses états d’âme et histoires personnelles, que de jongler avec les mots et leurs possibilités rythmiques.
Chloé a le don de replacer les références et idiomes dont elle se sert dans des perspectives inédites. Elle dépasse le simple document, la narration classique et les règles syntaxiques conventionnelles. Elle établit un lien primitif, délivré de tout verbiage institutionnel et académique, avec la littérature. »
Boris Vian cité par Chloé Delaume :
« L’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. Sa réalisation proprement dite consiste essentiellement en une projection de la réalité, en atmosphère biaise et chauffée, sur un plan de référence ondulé et présentant de la distorsion. »
1 Commentaire
Attention, Chloé Delaume peut aussi s’entendre comme " Clos et de l’homme", c’est à dire femme captive appartenant à l’homme, c’est à dire, esclave. L’expérience de l’écriture devenant l’évasion du statut d’esclave. Vu comme ça, ça ouvre d’autres perspectives, d’autres éclairages sur son oeuvre.