Dans « Garçon manqué », sixième roman de Nina Bouraoui, celle dont le nom vient d’Abi le père et de raha raconter, poursuit l’exploration de ses origines et surtout ses difficultés à trouver sa place, son identité métissée tant de nationalité (française ou algérienne) qu’individuelle (garçon ou fille ?). A travers un magnifique portrait de l’Algérie de son enfance puis de la Bretagne de ses grands parents dans les années 70, elle retrace son parcours tumultueux pétri d’interrogations, de joies violentes et de déchirements sur fond de guerre d’indépendance et de racisme.
« Je décris des visions, des sensations. Quand je parle de l’Algérie, je parle d’un choc esthétique, d’une proximité charnelle avec la terre. Je ne pars pas d’une idée, mais de ce que j’appelle la «grâce», de quelque chose qui me traverse. » (entretien, L’Express)
Un roman de Nina Bouraoui c’est d’abord la sensation, le corps qui parle, qui jouit, saigne ou hurle… Une écriture toute entière tournée vers la Nature à laquelle elle rend une ode permanente : « Je n’ai que la mer. Je n’ai que le sable. Je n’ai que la vision des récifs lointains. Je n’ai que le mouvement des nuages. Je n’ai que le ciel pour moi, un vertige. Je n’ai que la nature. Par elle, je deviens adulte. Par elle je sais le désir. », écrit-elle. C’est donc avant tout par les éléments que la jeune Nina s’exprime et se sent exister. Jusqu’à l’âge de 14ans, elle vit parmi « les vagues amples et dangereuses » d’Alger, sa mer blanche sous le ciel d’un bleu magnifique et brutal, le vente de sel, plonge des rochers bruns et luisants « comme des voyous », des falaises du rocher Plat, sous les montagnes de l’Atlas, joue au foot ou au volley avec son meilleur ami « Amine » (qui rappelle le « Julien » de Poupée Bella) auquel elle s’identifie…
Une vie nerveuse et sauvage comme un garçon. « La grâce d’une fille, l’agilité d’un garçon », se félicite son père, « l’homme des maquis » et…haut cadre diplomate. Parce qu’être un garçon « dans le pays des hommes », c’est avoir la force, c’est être protégée et « ne pas avoir peur » face au « danger imminent de ce pays », une obsession récurrente de la romancière. Comme la peur des hommes qui naitra à la suite d’un inconnu qui tentera de séduire la fillette en bas de sa résidence et lui « retire son enfance ». « Cet homme fonde ma peur », écrit-elle. Si l’auteur ne cherche pas à justifier ou expliquer son homosexualité, on sent qu’elle distille subtilement quelques clés en remontant aux sources.
Outre la confusion sur son genre, l’enfant éprouve déjà la conscience aigue de son métissage et du déchirement entre ses deux terres. « Ici nous ne sommes rien. De mère française. De père algérien. (…) Seuls nos corps rassemblent les terres opposées. » C’est une « identité de fracture » qui lui fait toujours ressentir la culpabilité de la trahison envers tour à tour son père ou sa mère. Elle évoque par exemple son impossibilité à parler arabe : « une langue qui s’échappe comme du sable » qui ne prend pas sur moi. Et la sépare des autres. Et de décrire sur tous les tons et les nuances les plus infimes, ce match France Alégerie qui se joue sur elle, en elle.
La difficulté de vivre, de faire des choix sans renier ni son père, ni sa mère. « Mon corps se compose de deux exils. » image-t-elle. Et ajoute « Je suis terriblement libre et entravée. »
« Longtemps je crois porter une faute. Je viens de la guerre. Je viens d’un mariage contesté. Je porte la souffrance de ma famille algérienne. Je porte le refus de ma famille française. Je porte ces transmissions-là. La violence ne me quitte plus. Elle m’habite. Elle vient de moi. Elle vient du peuple algérien qui envahit. Elle vient du peuple français qui renie. »
Ce sentiment n’ira qu’en s’exacerbant lorsqu’elle est envoyée l’été de ses 14 ans, alors que l’hostilité anti-française gronde en Algérie, avec sa sœur, à Rennes chez ses grands parents. Des vacances d’été qui marqueront la rupture avec le pays de son enfance qu’elle ne reverra jamais. Alors qu’elle n’était pas assez typée là-bas, elle l’est « trop » ici. Dans cette deuxième partie du roman, l’auteur joue du contraste en racontant cette terre bretonne bourgeoise qu’elle ne parvient pas à réellement adopter en dépit de l’affection de ses grands-parents : les bouées, épuisettes, clubs Mickey, promenades sur la digue, gaufre au chocolat ou au sucre ou la Buick de son grand-père… Elle part aussi sur les traces de la jeunesse de ses parents, leurs lettres, cahiers d’étudiants… Son ton se fait cynique quand elle creuse la plaie : celle de ce couple interdit. De l’Algérie et de la France dont elle est le symbole vivant. Elle entrecroise ici sa vie bretonne et cette remontée dans le temps dans les années 60 entraînant le lecteur dans un tourbillon de souvenirs, de présent et de passé particulièrement émouvants.
Avec pudeur mais néanmoins rage, elle dit la souffrance du racisme ordinaire. De ces phrases anodines « dites sans méchanceté », des observations, questions maladroites qui blessent peut-être encore plus que l’insulte frontale. « Leurs yeux qui cherchent sur mon corps une trace de ma mère, un signe de mon père. » Puis « J’aurai toujours à expliquer. A me justifier. » Du tabou « arabe » qui règne en France à tel point que l’on a inventé le terme de « beur »… La réconciliation et un début d’apaisement n’interviendra que sur un terre intermédiaire, celle de l’Italie…
Avec son écriture à la fois sèche et d’une grande puissance émotionnelle, elle parvient en quelques lignes brèves, quelques mots à atteindre le cœur des choses, des non-dits. C’est un roman hérissé d’une colère rentrée contre elle-même et contre son entourage qu’elle livre ici. Sa forme fait de séquences saccadées, de répétitions, d’allers-retours peut parfois être oppressante, étourdissante ou hypnotique comme les vagues qui fluent et refluent et apportent chaque fois une nouvelle vérité sur cette enfant métissée. Une écriture lancinante comme le désert qui avance, qui se resserre, se densifie et se fortifie à chaque nouvelle phrase. En tournant la dernière page de ce roman intense, on se dit que finalement c’est davantage un livre sur une cicatrice qui ne se referme pas : celle de l’Algérie, de son départ brusque et « en désordre » et de ses parents, que sur sa féminité qu’a écrit Nina Bouraoui. Un roman qui aurait tout aussi bien s’appeler « Quitter Alger »…
Paroles de Nina Bouraoui à propos de « Garçon manqué »:
Nina Bouraoui raconte qu’elle a voulu «tout oublier» pour survivre à la nostalgie. «Il fallait s’adapter, et pour cela effacer ma première vie.» Pas si simple: le pays de son père refuse de se taire et hante ses romans de sa chaleur et de sa sensualité. «J’adore écrire sur sa lumière, ses odeurs, ses couleurs, sa poésie et sa mélancolie», explique Nina Bouraoui. Pourtant, si elle ne cesse de revivre cette enfance algérienne par l’écriture, elle n’y est jamais retournée – «peur d’être déçue peut-être, par soi-même aussi». Elle qui pensait que quitter l’Algérie c’était «laisser une place vide», réalise peu à peu qu’écrire, «c’est donner de mes nouvelles à tous ceux que j’ai laissé», auxquels elle n’a jamais pu dire adieu et aux lettres desquels elle n’a jamais répondu.
1 Commentaire
Un article excellent. J’ai assigne la lecture de ce roman comme partie d’un cours de litterature francophone dans une universite aux Etats-Unis, comme exemple du probleme de l’identite, mais aussi comme un chant d’espoir contre une ambivalence angoissante. La technique du courant de conscience permet au lecteur penetrer la pensee de l’ecrivain et etre transporte a un universe lointain, inconnu, de la main de Nina/Ahmed. Un roman vraiment beau.