Demande à la Poussière de John Fante (1939) constitue le troisième quart d’un cycle autobiographique débuté en 1933 par La route de Los Angeles puis Bandini (1938) et beaucoup plus tardivement de Rêves de Bunker Hill (1982). « Chaque ligne avait son énergie propre et était suivie d’une autre de la même veine. La substance même de chaque ligne donnait à la page une forme, un sentiment de quelque chose qui était gravé. Voilà enfin un homme qui n’avait pas peur de l’émotion. L’humour et la douleur mélangés avec une superbe simplicité. », ainsi parlait Charles Bukowski de l’écrivain qui allait influencer toute son œuvre : John Fante. De ses livres écrits « avec les tripes et le cœur ». L’expression peut paraître galvaudée mais ils sont rares finalement ceux qui y parviennent. Ceux dont on sent derrière chaque phrase, chaque mot, un battement de cœur, une veine, palpiter. L’écriture de l’intime dans toute sa noblesse et sa beauté. Et sa puissance. Parce que oui, quand Fante vous parle d’une vieille bicoque, d’une rue pleine de poussières du désert, d’un café crème, d’une piaule miteuse, d’une haleine aigre alcoolisée, d’huaraches dépenaillées qui se traînent dans un saloon…, eh bien toutes ces banalités, ces choses laides même deviennent magiques. Sous sa plume, l’ordinaire devient extraordinaire, troublant, intense. L’insignifiant, l’anecdotique se pare d’une émotion, d’une grâce fabuleuse sans que l’on sache bien pourquoi. John Fante nous parle de l’intérieur comme personne et fait résonner en nous tous ces êtres perdus, tous leurs désirs et douleurs, toutes ces voix des bas fonds de Los Angeles.
« Los Angeles donne-toi un peu à moi ! Los Angeles, viens à moi comme je suis venu à toi, les pieds sur tes rues, ma jolie ville je t’ai tant aimé, triste fleur dans le sable, ma jolie ville. »
Demande à la poussière c’est l’histoire d’Arturo Bandini. Le jeune et impétueux Arturo qui « monte » à Los Angeles les poches vides et le cœur plein d’« American dream ».
Demande à la poussière : roman d’initiation d’un apprenti-écrivain
Le jeune et inexpérimenté Arturo qui se lance dans la vie pour devenir un homme, mais qui écrit encore des lettres à sa « Chère Maman » pour quémander quelques dollars pour payer son loyer. En attendant de pouvoir devenir un grand écrivain et d’être riche ! Arturo qui regarde les belles mexicaines dans les rues poussiéreuses de Los Angeles mais n’ose les aborder et s’enfuit même lorsqu’une femme lui adresse la parole… « (…) j’allais même à la messe pour les regarder. C’était peut-être sacrilège comme conduite, mais c’était mieux que de ne pas aller à la messe du tout. » ou encore « J’ai désiré des femmes dont les escarpins seuls valent plus que tout ce que j’ai jamais possédé« . Arturo qui va apprendre la vie, le désir, la misère, les galères mais aussi le succès, la flambe des premiers cachets de ces nouvelles…
Mais cette ville bouillonnante de vie est cernée par le désert du Mojave qui fait peser sur ses rues le spectre de la mort et de la fatalité. « Le désert et la poussière qui jouent les marchands de sable sur Bunker Hill. » Cette poussière du désert qui rappelle sans cesse la fragilité de la condition humaine : « le monde n’était que poussière et retournerait à la poussière » Une fatalité qui finira par le rattraper…
Arturo Bandini : anti-héros au coeur tendre dans Demande à la poussière
Porté par la verve, la gouaille, de son narrateur Arturo, Demande à la poussière est un roman initiatique bouleversant.
Bouleversant de justesse, de simplicité et d’humanité. Mais aussi drôle, de cette autodérision permanente de son (anti-) héros empêtré dans ses paradoxes et sa maladresse touchante. Et enfin profond derrière ses apparences anodines ou comiques.
La virtuosité de John Fante réside dans cette délicate alchimie de la gravité voire du tragique avec l’humour presque clownesque qui anime Arturo. Ainsi l’on passe par toute une gamme d’émotions au fil des pages, grâce notamment à la richesse psychologique de son narrateur.
Demande à la poussière : roman sur le désir au sens large
La réussite du roman repose presque toute entière sur les épaules de son personnage principal, Arturo Bandini et de ses élucubrations sans fin sur la vie, ses rêves, ses craintes, ses contradictions… Un personnage complexe qui nous dévoile les différentes facettes de sa personnalité au fur et à mesure et n’a de cesse d’étonner et d’émouvoir.
Il nous apparaît d’abord comme un gamin un peu désinvolte, un peu fanfaron, plutôt insouciant et puis tout à coup apparaissent les fêlures, sa timidité, sa générosité, sa naïveté (il va jusqu’à nourrir les souriceaux de sa chambre alors qu’il crève de faim !). Arturo un brave garçon un peu ridicule parfois, un peu pathétique.
Mais pathétique avec panache, avec flamboyance.
Un garçon un peu coincé aussi, maladroit surtout avec les femmes. Il les admire, il les désire mais ne sait pas leur exprimer ou si mal alors il « gamberge »…
« J’ai attendu comme ça, le ventre lourd ; lourd de nourriture et de désir. »
John Fante excelle ici dans la description de la beauté féminine et de sa déchéance, à travers notamment les très deux beaux portraits de la serveuse Camilla Lopez et de la femme vieillissante et mutilée Vera. Sa rencontre avec cette dernière est poignante en particulier la scène où il tente de la convaincre qu’elle est belle malgré le dégoût que lui inspire les difformités qu’elle lui exhibe.
Avec la première, c’est toute l’expérience de la sensualité qu’il traduit et son inaptitude à y répondre : de leur rencontre pittoresque dans le café où elle travaille à la magnifique scène de la plage à Pacific Palisades. Observateur minutieux, il livre une description sensible de sa beauté particulière, un peu étrange de « princesse maya », et des sensations contradictoires qu’elle éveille en lui, de leur relation entre fascination/attraction et répulsion. « Elle s’est étiré en croisant les jambes. On voyait le haut de ses bas roulés et un pouce ou deux de chair brune là où la blouse s’arrêtait. Ses cheveux coulaient sur l’oreiller comme une bouteille d’encre renversée. » ou encore « Ses cheveux étaient si noirs, si épais, on aurait dit des grappes de raisin qui lui cachaient la nuque. »
Une relation sous le signe de la violence et de l’auto-destructuction. Ils forment un couple atypique avec un Arturo presque « effarouché » et trop cérébral et au contraire une Camilla entreprenante qui lui reproche son manque de « virilité ». « Je pourrai te raconter une certaine nuit passée avec une princesse toute dorée, et sa chair qui ne me disait rien, ses baisers comme des fleurs fanées, sans odeur au jardin de ma passion. »
Adaptation ciné du roman Demande à la poussière par Robert Towne avec Salma Hayek et Colin Farrell
Les blessures du racisme dans l’Amérique chauvine de Demande à la poussière
Tous deux d’origine étrangère (respectivement italienne et mexicaine), ils souffrent du complexe de ne pas être de « vrais » américains pure souche, à une époque où le racisme fait rage. Pour ces deux êtres orgueilleux, c’est une vraie humiliation que d’être considérés comme des « métèques ». Arturo, pour se venger du mépris que lui inflige parfois sa belle, recourt à cette vieille blessure pour la faire souffrir : « Mais je suis pauvre et mon nom se termine par une voyelle, alors ils me haïssent, moi et mon père et le père de mon père, et ils n’aimeraient rien tant que de me faire la peau et m’humilier encore (…) ; alors quand je te traite de métèque ce n’est pas mon cœur qui parle mais cette vieille blessure qui m’élance encore, et j’ai honte de cette chose terrible que je t’ai faite, tu peux pas savoir. » Il évoque aussi très brièvement l’arrière-plan politique qui permet de situer l’époque du récit : la montée d’Hitler et la guerre en Europe (dont il se fout).
« On n’était pas vraiment en vie ; on s’en approchait, mais on n’y arrivait jamais. »
L’écriture comme refuge et revanche sur ses déboires
Face à ces échecs sentimentaux, il choisit de se réfugier dans ses rêves, ses fantasmes devant sa machine à écrire, à inventer des histoires… C’est d’ailleurs sa vocation : écrire.
Devenir un grand écrivain car « la plume est plus forte que le glaive » !
Il a déjà publié une nouvelle et voue une adoration sans limite à l’éditeur qui lui a offert cette chance. Adulation qui ne manque pas de donner lieu à quelques monologues cocasses où Arturo, enflammé, rend hommage à son bienfaiteur et s’auto-congratule… A la réception d’une lettre de son éditeur qu’il voit comme la providence, il déclare ainsi : « Il pourrait m’envoyer des pages blanches, pour moi ce serait une bonne nouvelle. » On ne peut aussi s’empêcher de sourire encore lorsqu’il convie sa première (et peut-être unique !) lectrice dans sa chambre et se pâme de l’entendre lire son texte. Il pose aussi quelques questions sur le travail d’écriture, de l’inspiration et de la nécessité de vivre des « expériences ».
Le soleil meurtrier de Los Angeles dans Demande à la poussière : portrait d’une ville mythique
Demande à la poussière c’est enfin un magnifique portrait de Los Angeles et plus particulièrement de sa faune des bas quartiers. Une ville à la fois étincelante sous le soleil et moribonde vue par les yeux de gamin d’Arturo et restituée avec toute sa spontanéité et sa fraîcheur. Cette ville que le désert et la fournaise tentent de coloniser, une terre sismique : « J’ai regagné ma chambre, remontant les escaliers pleins de poussière de Bunker Hill, le long des bicoques en bois mangées par la suie qui longent cette rue obscure, avec ses palmiers étouffés par le sable, le pétrole et la crasse, ces palmiers si futiles qui se tiennent là comme des prisonniers moribonds, enchaînés à leur petit bout de terrain, les pieds dans le goudron. » Une ville où les vieux viennent mourir : « Les vieux de l’Indiana et de l’Iowa et de l’Illinois, de Boston et Kansas City et DesMoines, qui vendent maison et pas-de-porte et s’en viennent ici en train et en automobile, au pays du soleil, histoire de mourir au soleil, avec juste assez d’argent pour vivre jusqu’à ce que le soleil les tue. »
La fin du roman est un peu moins réussie que la première partie avec quelques détails peu crédibles (comme la marijuana caché dans le placard dont on ne voit pas l’intérêt…) et une histoire qui perd un peu de son rythme.
Reste que la magie du style « fantesque » demeure de bout en bout et nous fait oublier ces petites faiblesses. Un peu comme pour Carver ou Salinger ou Selby et tous ceux qu’il a inspiré par la suite, Bukowski en tête, son talent réside dans ce « je ne sais quoi », cette façon de modeler sa phrase dans une langue que l’on pourrait croire familière et qui est en réalité extrêmement travaillée et souvent poétique. Un talent pour mêler le tragique, la tendresse et l’humour omniprésent (comme sa peinture des pensionnaires de l’hôtel où il vit, avec en tête son voisin Hellfrick, pauvre bougre sans le sous, qui passe son temps à rêver de steaks…). Un art pour transformer l’ordinaire en extraordinaire, de rendre lourd de sens l’anecdotique, le détail insignifiant, de donner à tous ces êtres, ces petites gens que personne ne remarque, pas les plus beaux/belles, pas les plus riches, pas les plus enviables, un éclat intense. [Alexandra Galakof]
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