C’est après Moins que zéro de Bret Easton Ellis, son premier roman et premier coup d’éclat en 1985, qui contient en germe toute la fureur et la folie à venir… que l’auteur écrira en écho « Vous qui entrez laissez toute espérance », la première phrase d’American Psycho, 6 ans plus tard. Une phrase qui répond directement au « Disparaître ici » que le narrateur et (anti) héros du roman, Clay, ne cesse d’entrevoir sur les immenses panneaux publicitaires qu’il croise sur les routes de LA. Le livre a connu un immense succès (il s’en vend 50 000 exemplaires la première année) et propulse son auteur, alors âgé de 21 ans, vers la gloire en parallèle de son « jumeau toxique » Jay Mc Inerney qui venait de publier « Bright lights, Big city » (« Journal d’un oiseau de nuit » en VF), une autre vision de la jeunesse et de la drogue sur la cote Est américaine. « Moins que zéro », un roman de jeunesse sur une certaine jeunesse, celle qui hante la cité des anges qui pourrait être aussi bien rebaptisée « cité des zombies » (« Zombies » étant par ailleurs le titre de l’un de ses recueils de nouvelles).
La jeunesse dorée, désœuvrée, désabusée, déboussolée de L.A dans les années 80, les années fric dans l’univers frelaté des fils et des filles des riches producteurs hollywoodiens. Une ambiance et un style de vie « alanguie, décadente et dissolue » (selon ses termes dans Lunar park) qui ne peuvent manquer de rappeler en effet celle du « Maria avec ou sans rien » (« Play it as it lays » en VO) de son idole littéraire Joan Didion. Un portrait violent et subversif où sourde, en continu, une angoisse aussi impalpable qu’effrayante. Une lente et inexorable descente aux enfers, un chaos intérieur, un vertige que l’auteur tente de fixer dans ce décor halluciné. Bien plus qu’un simple roman « trash », « sex, drug and rock » comme on l’a trop souvent vite étiqueté, « Moins que zéro » (titre inspiré par le titre du 1er 45 tours de Elvis Costello, dont le poster orne la chambre du héros) est un traité du désespoir, une fuite en avant existentielle face à un ennui mortel au sens littéral du terme… Un premier roman âpre, brut et oppressant. Comme un orage qui gronde et qui refuse d’éclater.
« – Où vas-tu, je lui ai demandé.
– J’en sais rien, il a dit. J’me balade.
– Mais cette rue ne mène nulle part, je lui ai dit.
– Peu importe.
– Qu’est-ce qui importe ? je lui ai demandé au bout d’un moment.
– Simplement d’aller de l’avant, il a répondu. »
Il y a Blair, Trent, Kim, Pierce, Julian ou encore Rip leur dealer… Ils ont 15, 16 ou 17 ans et vivent à Los Angeles, dans les quartiers huppés de Mulholland, Bel Air ou encore Beverly Hills. Ils sont fils ou filles de richissimes producteurs ou réalisateurs hollywoodiens. Leurs (seules) préoccupations ? Savoir dans quelle party ils vont se rendre le soir, dans quel club ou chez qui ils vont bien pouvoir aller sniffer quelques lignes de coke ou s’envoyer en l’air avec d’autres corps tout aussi paumés, quelque soit son sexe… On parle des O.D, de qui a couché avec qui ou des anorexies de connaissances communes comme on parlerait de la pluie ou du beau temps…
Le jour ils végètent, « écroulés » ou « défoncés » devant leur piscine scintillante en tournant les pages de « People », de « GQ » ou de « Playboy »…, s’abrutissent devant les clips de MTV ou projettent parfois mollement d’aller au cinéma même s’ils ont « déjà vu tous les films, parfois même 2 fois, à l’affiche »…
En désespoir de cause, ils fuient parfois en Porshe ou en Ferrarri vers leur villa secondaire, au bord des plages aux abords de Palm Springs ou de Malibu…
Ce sont un peu les Paris Hilton des années 80, on pense aussi à quelques références modernes comme les adolescents mis en scène par Larry Clark notamment dans « Bully », (le « white trash » chez les riches) ou encore plus récemment cette série de télé-réalité scénarisée « Laguna Beach ».
Hypocrisie, incommunicabilité et règne des apparences…
C’est leur vie que Bret Easton Ellis a choisi de décrire dans ce fulgurant roman, prenant comme prétexte le retour en ville de son narrateur, Clay parti étudier dans le New Hampshire, à l’occasion des fêtes de Noël.
Ce contexte de Noël, fête de famille par excellence, permet de souligner avec encore plus d’emphase les rapports tendus voire inexistants entre ces enfants et leurs parents (démissionnaires pour la plupart). « Je ne regarde pas très souvent mes parents, je ne cesse de me passer la main dans les cheveux en regrettant de ne pas avoir de coke, n’importe quoi pour m’aider à surmonter cette épreuve… » (Clay pendant le réveillon le soir de noël) ou encore son père qui remplit d’un « air dur et buté » les chèques de ses enfants pour Noël devant eux.
Et l’hypocrisie kitsch de la tradition en Californie avec ses « père-noël en plastique éclairé au néon tenant un faux sucre d’orge long d’un mètre » dans la ville de la superficialité par excellence.
De façon générale c’est l’incommunicabilité qui domine dans ce roman. Incommunicabilité avec la famille (et le père tout particulièrement dans le cas de Clay, ce qui n’est pas sans faire écho à la brouille entre Bret Easton Ellis et son propre père qui n’a jamais su le comprendre).
Il traduit avec subtilité la nervosité des personnages, la tension qui les habite sans que l’on sache exactement pourquoi ce qui intensifie le malaise général.
Les dialogues d’une grande justesse (pour lesquels il démontre dés ce premier roman un vrai talent) le démontrent, en particulier dans leurs non-dits, hésitations et absences, autre marque de fabrique de l’auteur. Un art qui sera bien sûr porté à son comble dans American Psycho.
« Il y a un long silence, elle dit Okay encore une fois et raccroche. » ; « Elle refuse de croiser mon regard. »; « mes mains tremblent salement« …
Et déjà l’humour entre ironie grinçante et cynisme qui peuple ses répliques parfois totalement décalées :
« – Quels sont les deux plus gros mensonges du monde ?
– Je vais te rembourser et : ne t’inquiètes pas je ne jouirai pas dans ta bouche. »« – Bon Dieu Clay on dirait que tu es sous acide ou que tu as pris quelque chose » dit Blair en allumant une autre cigarette.
– J’ai tout simplement dîné avec ma mère, je lui dis. »– « Où est Trent, je demande, en fait pour savoir où est le bar. »
Narration en spirale hypnotique
Une vie qu’il raconte comme des flashs hallucinogènes : sans réelle transition, il passe d’une scène à l’autre. Les actions s’enchaînent un peu mécaniquement, dans son fameux style minimaliste. Prendre une douche, conduire vite la nuit dans les rues complètement vides ou sur Sunset, éplucher une orange, aller nager, allumer une cigarette, mettre ses lunettes de soleil, feuilleter Vogue, fixer le poster d’Elvis de sa chambre d’adolescent, prendre 20 mg de lithium ou de valium, se déshabiller et s’allonger sur le lit tandis que Bowie chante à la radio…
Traîner, zoner. Descente de coke, nez qui pisse le sang. Se sentir fatigué, découragé. Eviter d’avoir « la tête claire ». C’est cette narration en apparence monotone qualifiée de « récursive » (créant une sensation de spirale) qui contribue à installer cette atmosphère oppressante, renforcée par le ton égal et impassible employé pour raconter aussi bien le pire comme l’anodin. Le mal-être, le vertige du vide qui hantent les personnages contamine progressivement le lecteur au fil des pages. On est frappé par leur détachement presque indécent à tout. Leur insensibilité, on a l’impression qu’ils sont presque incapables de compassion, emmurés dans leur égoïsme d’enfant gâté comme lorsqu’ils voient sur le bord de la route la voiture d’une famille mexicaine brûler qu’ils regardent comme un spectacle…
Un dialogue entre Clay et sa petite amie situé vers la fin du livre est assez poignant et révélateur :
– « Ai-je jamais compté pour toi, Clay ?
Je réponds rien, me replonge dans le menu.
– Ai-je jamais compté pour toi, Clay ? elle me redemande.
– Je ne veux pas de l’amour. Si je me mets à aimer des trucs, je sais que ça va être pire, que ça sera encore une chose qui me causera du souci. Tout est moins douloureux quand on n’aime pas.
– Tu as compté pour moi, à une époque.”
Je ne réponds rien.«
C’est un nihilisme et une passivité glaciale marqués par la maladie mortelle de l’ennui, de l’horreur de n’avoir « envie de rien » (au sens « Kinkergaardien » du terme).
Ellis installe une atmosphère psychologiquement étouffante.
Une atmosphère où le spectre de la mort plane tout du long qu’il s’agisse d’un coyote écrasé sur la route et dont ils observent la lente agonie jusqu’à sa petite amie Blair qu’il trouve avec un sac sur la tête en arrivant à une party ou encore ses jeunes soeurs qui jouent « à la morte » en restant le plus longtemps en apnée au fond de leur piscine, le tout jalonné de références à différents faits divers sanglants…
Il use également d’un procédé stylistique qui peut paraître artificiel mais qui fonctionne quand même, celui de ponctuer le présent de réminiscences de son enfance, évoquant les vacances avec ses grands parents, comme les souvenirs d’un temps encore paisible mais bien révolu et où l’on perçoit déjà quelques failles…
L.A, personnage à part entière
L’atmosphère particulièrement fascinante de ce roman tient aussi beaucoup à son décor : Los Angeles.
Un décor qui joue quasiment un rôle à part entière : les palmiers qui s’agitent sous les violentes bourrasques brûlantes, la canicule, le désert tout proche, les hurlements des coyotes, la vallée, les collines, les dunes, qui environnent les piscines miroitantes dans la nuit sous la lumière des néons, les jacuzzis « bleus et fumants » : « J’avais 15 ans quand j’ai appris à conduire. A Palm Springs je prenais la voiture de mon père pendant que mes parents et mes soeurs dormaient et j’allais me balader dans le désert en pleine nuit, Fleetwood Mac ou les Eagles au volume maximum, capote baissée, entourée des vents brûlants qui faisaient plier les palmiers, et du silence. » ou encore « Et je me rappelle ces matins où j’étais le premier levé et je regardais la vapeur monter de la piscine chauffée vers le désert glacé à l’aube, ma mère assise au soleil toute la journée quand le paysage était si paisible et figé que je voyais les ombres portées se déplacer lentement au fond de l’eau immobile, et le dos sombre et bronzé de ma mère. »
C’est aussi l’un des premiers romans « rock » au sens de sa langue à la fois séche et électrique mais aussi et surtout par l’omniprésence de la musique dans ses pages (rappelons que Bret Easton Ellis appartenait pendant ses études à l’université de Bennington, à un groupe de rock pour qui il écrivait des chansons). On « entend » ainsi en fond sonore différents groupes phares des années 80 rock et new Wave : Idol, Devo. Fleetwood Mac ou encore les Eagles… Les personnages fredonnent souvent les paroles des titres à la mode et qui font bien sûr écho à leurs états d’âmes : « Tout droit dans les ténèbres, nous sommes allés droit dans les ténèbres, en franchissant la ligne, oui droit dans les ténèbres, droit dans la nuit… »
Finalement il y a peu de scènes « trash » dans ce roman (comparé à un « American psycho ») et l’ensemble reste plus suggestif et subversif qu’autre chose (comme le viol collectif d’une fillette de 12 ans ou le visionnage d’un porno snuff). Ellis introduit aussi la prostitution à travers le personnage de Julian, ami d’enfance du narrateur qui pour payer ses dettes de drogue est pris au piège de cet engrenage. L’attitude du narrateur à son égard est très ambivalente en particulier quand il l’accompagne lors d’une passe pour que ce dernier le rembourse : « Et pendant que l’ascenseur descend, passe au premier étage, au rez-de-chaussée et descend encore, je comprends que l’argent est sans importance. Que seule compte une chose : je désire voir le pire. »
Une réflexion qui sonne comme une prophétie pour son futur personnage Patrick Bateman… [Alexandra Galakof]
Paroles de l’auteur (extrait de son roman « Lunar Park » au sujet de « Moins que zéro ») :
« Quand j’étais étudiant (…), j’ai suivi un cours d’atelier d’écriture et produit pendant l’hiver 1983 un manuscrit qui a fini par devenir « Moins que zéro ». Il relatait en détail les vacances de Noël d’un jeune-homme riche, égaré, sexuellement ambigu, revenant de son université de l’Est à Los Angeles – plus exactement à Beverly Hills – et toutes les fêtes qu’il traversait et les drogues qu’il absorbait et tous les garçons et les filles avec qui il couchait et tous les amis qu’il observait passivement s’enfoncer dans l’accoutumance, la prostitution et l’apathie profonde. (…) C’était une mise en accusation non seulement d’un mode de vie qui m’était familier, mais aussi des années Reagan, et indirectement, de l’état présent de la civilisation occidentale.
(…) Le roman a été considéré comme une autobiographie mais c’était plutôt un roman à clés et ses scènes à sensation (le porno snuff, le viol collectif d’une fille de 12 ans, le cadavre en décomposition dans la ruelle, le meurtre au drive-in) étaient tirés des ragots épouvantables qui s’échangeaient dans la bande que je fréquentais à L.A et non d’une quelconque expérience personnelle. Mais les journaux se sont fortement inquiétés du contenu « choquant » du livre et tout particulièrement de son style : des scènes très brèves écrites sous la forme d’un haïku contrôlé, cinématographique. Le livre était court, c’était une lecture facile (on pouvait avaler ce « bonbon noir » – New-York Magazine- en deux heures) et en raison de sa typographie assez large (et des chapitres qui ne dépassaient jamais une page ou deux), il avait la réputation d’être le roman de la « génération MTV ». »
Le roman a été porté à l’écran en 1987 par Marek Kanievska avec Andrew Mc Carthy, Jami Gertz, Robert Downey Jr et James Spader.
2 Commentaires
Excellente critique tout à fait conforme à ma lecture de ce roman désespérant. Une seule remarque : Palm Springs n’a pas de plage car à 200km de l’océan.
Auteur
merci Philippe, détail géographique qui a son importance, l’erreur est corrigée 🙂