« Le Bleu du Ciel » est l’un des romans majeurs de l’œuvre de George Bataille écrit en 1934 en Espagne, où l’auteur se trouvait avec André Masson et publié en 1957. Bref, transgressif, vertigineux et violent, il a fait l’objet de nombreuses analyses et interprétations politiques, philosophique (inspirant les réflexions de Michel Foucault, Philippe Sollers ou Jacques Derrida.…) et même métaphysiques… C’est dans le contexte particulier « des signes annonciateurs » (de la guerre d’Espagne et deuxième guerre mondiale) que se joue ce drame en deux parties, entremêlant évènements politiques et tragédies intimes et existentielles. Il décrit la fuite d’un homme contre lui-même à travers l’Europe orageuse, déchiré entre ses pulsions érotiques considérées comme perverses et ses pulsions de mort incarnées par trois femmes qui suscitent en lui des effets d’attraction-répulsion, faisant écho aux conflits politiques qui se préparent autour de lui.
« (…) J’avais tenté de fuir ma vie en Espagne, mais je l’avais tenté inutilement. Ce que je fuyais m’avait poursuivi, rattrapé et me demandait à nouveau de me conduire en égaré. »
Débutant dans un bordel sordide de Londres, à l’air fétide, en compagnie de la riche et déséquilibrée Dirty, « l’abréviation provocante » de Dorothea, puis à Vienne, il se poursuit à Paris aux côté de Lazare « un oiseau de malheur » et femme hideuse ou de la brave et compréhensive Xénie qui s’improvisera aide soignante alors qu’il tombe gravement malade (« Mon existence s’en allait en morceaux comme une matière pourrie. », l’auteur a lui même contracté une pleurésie peu de temps après avoir incorporé le régiment d’infanterie en 1916) et acceptera de réaliser ses fantasmes. Il rêve de Leningrad, songe à la face obscène de la Révolution russe puis rétabli il s’envolera pour Barcelone où ne tarderont pas à le rejoindre ses conquêtes alors que gronde les prémices de la guerre civile et de la lutte ouvrière (grève). C’est avec Dirty qu’il partira de nouveau vers son ultime destination : Francfort-sur-le-Main, où la Jeunesse hitlérienne débute sa marche « vers des temps nouveaux »…
« Tout le monde sait que vous avez une vie sexuelle anormale. Moi, j’ai pensé que vous étiez surtout très malheureux. (…) les gens qui ont des habitudes ignobles… comme vous… c’est probablement qu’ils souffrent. »
A travers ces figures féminines, entre hallucination, cauchemars et réalité, il expérimente chaque fois des sentiments ambivalents où dominent l’angoisse, les sanglots et la volonté d’autodestruction. Alors qu’il éprouve de l’admiration et une forme d’amour pour la première, la seconde lui sert de confidente pour se purger de ses déviances sexuelles (nécrophilie) et secrets les plus honteux (son impuissance au lit avec Dirty) au sujet de laquelle il écrit : « Jamais je n’avais parlé à personne de ce qui m’était arrivé et chaque phrase m’humiliait comme une lâcheté. », et la troisième de substitut à la sa femme Edith qu’il reconnaît tromper sans vergogne.
Je me sentais aussi faible qu’un vagissement, comme si ma vie cessant d’être malheureuse, était dans les langes une chose insignifiante.
Accablé par ses démons intérieurs, il tentera de s’échapper de lui-même en s’enfonçant dans la déchéance, la dépravation, l’alcoolisme ou même la maladie … Ou au contraire dans un hédonisme et nihilisme insouciants et forcenés faits de journées oisives, de verres de vin frais bus aux terrasses, de déjeuners au restaurant, de nuits de débauche de traînes dans les cafés, de baignades à la plage de Badalona… «
Une fuite et une quête que certains ont pu interpréter en double lecture comme une volonté d’échapper au bruit assourdissant de la guerre. Il est en effet possible de trouver un double sens et une résonnance symbolique au mal-être et tumultes intérieurs des personnages avec les combats et le sang qui s’apprête à couler autour d’eux.
Dans l’encyclopédie « 1001 livres qu’il faut avoir lus dans sa vie » de Peter Ackroyd, on peut lire l’analyse suivante : « En créant des protagonistes dont le corps malade et pourrissant reflète la façon dont l’Europe sombre dans le fascisme, Bataille montre la façon dont le nazisme exploite la fascination qu’exerce une sexualité abjecte et mortelle. Le roman saisit l’attrait de la violence enthousiaste du marxisme tout en suggérant qu’il est possible de retourner ces forces contre elles-mêmes. »
« J’étais dans l’état d’un chien tirant sur sa laisse. Je ne voyais rien. Enfermé dans le temps, dans l’instant, dans la pulsation du sang, je souffrais de la même façon qu’un homme qu’on vient de lier pour le tuer, qui cherche à casser la corde. Je n’attendais plus rien d’heureux, de ce que j’attendais je ne pouvais plus rien savoir, l’existence de Dorothea était trop violente. »
Jusque dans le personnage ambigu de Dorothea au sujet de laquelle le narrateur écrit : « Dans sa fureur contenue, une grimace la défigura. Elle devint hideuse. Je compris que j’aimais en elle ce violent mouvement. Ce que j’aimais en elle était sa haine, j’aimais la laideur imprévue, la laideur affreuse, que la haine donnait à ses traits. » ou encore « (…) J’attendais Dirty, j’attendais Dorothea de la même façon qu’on attend la mort. »
« J’enviais les gens qui ont un Dieu pour se rattraper tandis que moi…je n’aurais bientôt plus que les yeux pour pleurer. »
Ce texte vénimeux et subversif souligne ainsi la fascination que peut exercer « le mal » sur autrui menant à une sorte d’exaltation malsaine où se mêlent les pulsions de sexe et de mort (Eros et Thanatos), le lien étroit entre l’amour et la guerre. On retrouve cette idée dans la nature même de la relation qui le lie à Dorothea : « Nous le sentions, nous étions peu de chose l’un pour l’autre, tout au moins dés l’instant où nous n’étions plus dans l’angoisse (…) Nous étions liés l’un à l’autre mais nous n’avions plus le moindre espoir. », puis dans la scène d’amour dans le cimetière où le narrateur vainc enfin son impuissance envers Dirty dans un décor transgressif (au dessus des cadavres): « La terre sous ce corps, était ouverte comme une tombe fraîche. Nous étions frappés de stupeur, faisant l’amour au dessus d’un cimetière étoilé. » ou dans la scène finale en présence de l’orchestre : « Chaque éclat de la musique, dans la nuit, était une incantation qui appelait à la guerre et au meurtre. » Une phrase qui pourrait presque aussi résumer ce livre, influencé par le surréalisme, qui brasse toute la complexité humaine et des drames sanglants de l’Histoire. Pour lui, la littérature correspond à un « un désir de modifier les rapports qui existent entre les hommes ». Il abordera d’ailleurs la cause politique à part entière juste après l’écriture du Bleu du ciel en rédigeant un essa sur le fascisme puis reviendra à Contre-attaque, la revue antifasciste qu’il anime.
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