Suite de la critique et analyse de Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde: roman de la fascination, la critique des femmes et du mariage, une écriture riche et sensorielle (atmosphères du Londres Victorien et descriptions de la beauté…, un roman « immoral »)
Roman de la fascination
Intellectuelle ou physique, chacun des personnages, formant une triangulaire, se nourrissent mutuellement une fascination. La « vénération » du peintre Basil Hallward pour son modèle Dorian allant jusqu’à lui « vouer un culte » : « (…) Mon âme, mon cerveau, mon énergie étaient dominés par toi. Tu étais devenu l’incarnation visible de l’idéal jamais vu dont le souvenir nous hante, nous autres artistes, comme un songe exquis. », Lord Henry pour la beauté de Dorian et ce dernier pour les « théories erronées, fascinantes, vénéneuses et exquises » de Lord Henry.
Plus qu’un roman sur le narcissisme, Le portrait de Dorian Gray s’avère peut-être davantage un roman sur la fascination.
Wilde explore les différentes nuances et subtilités de ce sentiment étrange qui oscille entre la séduction, l’horreur, l’influence, la domination et la manipulation : « Je n’ai pas dit qu’il me plaisait, j’ai dit qu’il me fascinait. Il y a une gde différence », distingue Dorian à propos du « livre jaune » ou encore « Harry tu es horrible, je ne sais pas pourquoi tu me séduis à ce point ».
Lord Henry est le plus prolixe sur le sujet : « Il y a quelque chose de terriblement captivant à exercer une influence. Aucune autre activité n’offre rien de comparable. Projeter sa propre âme dans quelque forme gracieuse et la laisse s’y attarder un moment ». Jamais à un paradoxe près il met aussi en garde sa jeune proie : « Les bonnes influences n’existent pas (…) Parce que influencer une personne, c’est lui imposer son âme. (…) Elle devient l’écho de la musique d’un autre, elle joue un rôle qui n’a pas été écrit pour elle. Le but de la vie (…) c’est de réaliser à la perfection notre propre nature (…).
Quant aux objets de fascination ? « Il n’y a que deux espèces de personnes vraiment fascinantes : celles qui savent absolument tout et celles qui ne savent absolument rien. »
Pitié pour les femmes et le mariage !
« Le portrait de Dorian Gray » est enfin une mine de joutes verbales aussi cyniques que cruelles sur les femmes et le mariage, les deux ennemis jurés d’Oscar Wilde… enfin de Lord Henry (marié dans le roman).
Deux hantises qu’il ne manque jamais de brocarder. Et d’énoncer tous les maux qu’elle cause… : « la seule manière dont une femme puisse jamais réformer un homme, c’est en le plongeant dans un tel ennui que la vie perd tout intérêt pour lui », « Les femmes nous inspirent des chef d’œuvre et nous empêchent de les réaliser. ».
Il leur reproche leur tempérament trop possessif… : « Je crois que c’est quand elle a proposé de renoncé pour moi au monde entier. Ca, c’est toujours un moment pénible. Cela vous remplit de terreur de l’éternité. » ou encore « Horrible mémoire des femmes ! La redoutable chose ! Et quelle stagnation intellectuelle elle révèle ! Il faut absorber la couleur de la vie mais ne jamais s’en rappeler les détails. Les détails sont toujours vulgaires. », « Les femmes nous traitent précisément comme l’humanité traite ses dieux. Elles nous adorent et elles nous tracassent tout le temps pour que nous fassions quelque chose pour elles. »
Quand il ne se moque pas de leur pauvreté intellectuelle : « Mon cher enfant, aucune femme n’est géniale. Les femmes appartiennent à un sexe ornemental. Elles n’ont jamais rien à dire, mais le disent avec le plus grand charme. La femme représente le triomphe de la matière sur l’esprit, et l’homme le triomphe de l’esprit sur la morale », ou « Les femmes sont délicieusement artificielles, mais elles n’ont pas le sens de l’art. » … Et bien sûr du mariage : « Que de sottises l’on prononce chaque fois qu’on parle de mariages heureux ! Un homme peut être heureux avec n’importe quelle femme, dès l’instant qu’il ne l’aime pas. »
Une écriture riche et sensorielle
Plongée dans l’atmosphère du Londres victorien tour à tour éblouissant, voluptueux ou angoissant … : De sa plume d’esthète à la fois raffinée, sensuelle et poétique, Wilde nous dépeint le Londres aristocratique, depuis ces jardins luxuriants où l’on prend le thé tout en humant le capiteux parfum des roses et des lilas jusqu’à ces bas-fonds d’East-End noyés dans le brouillard et les vapeurs d’opium… : « Une vapeur montait du cheval qui pataugeait dans les flaques. Les glaces du fiacre étaient couvertes d’un brouillard de flanelle grise. »
Un roman clair-obscur rythmé par le crépuscule, les ténèbres éclairées de « la lueur des becs de gaz vacillantes », jusqu’au ciel d’opale à « l’air couleur de nacre » de l’aube: « Les ténèbres s’envolaient et, scintillant de feux légers, le ciel se creusait en une perle sublime. », « La lune était pendue bas dans le ciel, comme un crâne jaune »
Des descriptions qui créent une atmosphère fantômatique, tour à tour mystérieuse ou angoissante…, nimbée d’une aura précieuse : « Le crépuscule obscurcissait la pièce. Sans bruit, les ombres du jardin rentraient furtivement sur leurs pieds d’argent. Les couleurs épuisées abandonnaient les objets qui se fanaient. », la nuit comparée à « un puits noir où bouillonnait les ténèbres »…
Ce sont encore les descriptions de la beauté de Sibyl Vane (« Les courbes de son cou étaient celles d’un lis blanc. Ses mains semblaient faites d’un frais ivoire ») ou de Dorian (« ses lèvres vermeilles et finement arquées, ses yeux bleus si francs, sa chevelure aux boucles dorées »…), tout en lyrisme délicat. Une langue à fort pouvoir d’évocation qui joue sur toutes les sensations aussi bien visuelles qu’olfactives…
Un roman « immoral »
Eloge de la débauche et du péché, propos misogynes, suggestion de l’homosexualité, décadence voire déchéance… : Le portrait de Dorian Grey choque et dérange la pu¬ri¬taine Angle¬terre lors de sa sor¬tie, à tel point qu’une véritable campagne anti-Dorian Gray fit rage dés la fin de juin 1890. Un accueil que l’écrivain avait anticipé en écrivant : « La moralité moderne consiste à accepter les normes de l’époque, et moi, je considère que, pour un homme cultivé, accepter les normes de son époque, c’est une immoralité des plus grossières. » ou encore « Il n’existe pas de livre moral ou de livre immoral. Un livre est bien écrit ou mal écrit, un point, c’est tout. »
Aujourd’hui, l’œuvre n’a bien entendu plus rien de choquant et certains lui reprochent même d’être « datée » avec son langage « maniéré ».
C’est pourtant une œuvre immortelle, une superbe parabole, une toile de maître aux milles nuances et l’incarnation d’une philosophie unique tant sur l’art que la vie, toujours aussi passionnante au XXIe siècle. Elle n’a rien perdu de son aplomb ni de sa flamboyance et encore moins de sa modernité lorsque resurgissent des polémiques visant à censurer les artistes au nom de la morale… [Alexandra Galakof]
Lire la première partie de la chronique : roman sur le narcissisme et la vanité, les liens mystérieux de l’âme et du corps, L’hédonisme comme remède contre le spleen, L’art et la vie : perspective
Derniers commentaires