La difficulté de vivre de sa plume est une problématique récurrente ayant touché tous les auteurs depuis que le métier d’écrire existe. Argent et littérature ne font en effet pas bon ménage. Et il est parfois considéré comme « sale » de vouloir gagner de l’argent avec son écriture et son art. Les deux sont en effet généralement vus comment antithétiques, l’un symbolisant un bas matérialisme tandis que l’autre représente « pureté » et « élévation » dans l’imaginaire collectif. Ecrire pour gagner de l’argent reviendrait donc à se fourvoyer dans le « commercial » et y perdre son âme… A tel point qu’on peut se demander si seuls les nantis ou les rentiers peuvent se permettre d’écrire en toute indépendance et avec suffisamment de temps pour s’y consacrer sérieusement ? Flaubert a célèbrement toujours proclamé qu’il préférait tout autre petit job à celui de ne jamais écrire pour de l’argent au risque de corrompre son art (« Je me ferais plutôt pion dans un collège que d’écrire quatre lignes pour de l’argent. », Correspondance) et qu’il préférait vivre chichement (disposant d’un bel héritage, la situation était plus facile à assumer même si sa gestion peu habile lui attira bien des problèmes et dettes…). L’idée derrière ce faire de ses écrits une condition économique était de ne pas gâcher son énergie créative, les deux étant incompatibles à ses yeux et le premier nuisant au second: « Plus on met de conscience dans son travail, moins on en tire de profit. (…) [Les écrivains] sont des ouvriers de luxe; or, personne n’est assez riche pour nous payer. Quand on veut gagner de l’argent avec sa plume, il faut faire du journalisme, du feuilleton ou du théâtre… (…) Je ne vois pas le rapport qu’il y a entre une pièce de 5 francs et une idée. Il faut aimer l’Art pour l’Art lui-même ; autrement le moindre métier vaut mieux. » (lettre au compte de Maricourt, 04/01/1867)
Article initialement publié en 2006, mis à jour en 2020
Faire de l’art pour gagner de l’argent, flatter le public, débiter des bouffonneries joviales ou lugubres en vue du bruit ou des monacos, c’est là la plus ignoble des professions, par la même raison que l’artiste me semble le maître homme des hommes.
Quant à gagner de l’argent, non ! non ! et à en gagner avec ma plume, jamais ! jamais ! Je n’en fais pas le serment, parce que l’on a l’habitude de violer les serments (…) Le métier d’homme de lettres me répugne prodigieusement. J’écris pour moi, pour moi seul, comme je fume et comme je dors. C’est une fonction presque animale tant elle est
personnelle et intime. (Flaubert, Extraits Correspondance)
Outre Manche un siècle plus tôt, le célèbre critique et poète anglais du XVIIIe siècle Samuel Johnson -qui pourtant aussi souffrait de pauvreté et tentait de vivoter de ses essais dans le smagazines- faisait déjà la même remarque: « no man but a blockhead ever wrote except for money” (En français: « aucun homme sinon un tocquard n’écrirait jamais pour de l’argent« ). C’est un débat renouvelé régulièrement. Pourtant (et heureusement!) l’histoire littéraire regorge de contre-exemple, à commencer par le célèbre Martin Eden alias Jack London qui témoigne de ses difficultés économiques et de son dur labeurne l’ayant pas empêché de mener une brillante et prolifique carrière d’écrivain.
En 2018, l’écrivain Martin Page auto-publiait (aux éditions Monstrograph) un petit essai collectif abordant la question intitulé de façon ironique: Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? pour « évoquer leurs conditions (matérielles, financières et intellectuelles) de vie et de création (…) d’un quotidien fait de débrouille et d’acharnement. »
Une étude commandée par le Ministère de la Culture et de la Communication sur la réalité économique et sociale indiquait que sur les 101 000 écrivains poètes illustrateurs scénaristes français qui ont perçu des droits d’auteurs en 2013, la majorité ont une activité qui les nourrit en parallèle. Les droits d’auteurs ne représentent qu’une partie très minoritaire de leur revenu soit 12%. Selon le Centre National du Livre, un auteur perçoit en moyenne 17600 euros par an.
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Un précédent article évoquait la « dure vie » des intellectuels précaires, souvent sous-payés et donc contraints à effectuer quelques travaux dits alimentaires pour subsister. Le Figaro magazine s’est intéressé à la question et c’est l’écrivain et journaliste Christian Authier, qui est parti enquêter. Jean-Baptiste Gendarme dont nous vous parlions récemment fait partie des interviewés :
Dans cette intéressante enquête intitulée « Écrivains, vos métiers ! », Christian Authier fait remarquer que nombre d’écrivains oeuvrent en parallèle dans la sphère journalistique mais également dans l’édition ou l’enseignement. Des milieux littéraires par excellence et donc plutôt situés dans le prolongement naturel de leur activité d’écriture. Plus inattendus, certains auteurs ont été bûcheron (comme Jacques Perret) ou encore maçon (comme Yves Bichet auteur des « Terres froides ») ou facteur (comme Olivier Maulin)…
Le primo-romancier Nan Aurousseau auteur du très remarqué Bleu de chauffe en 2005 a, lui, exercé tous les métiers ! De ferblantier, serrurier, maçon, peintre, charpentier, soudeur, chaudronnier, plongeur, cuisinier, chauffeur ou encore plombier-chauffagiste… L’article cite encore Robert Piccamiglio et enfin Jean-Baptiste Gendarme qui rédige des textes touristiques pour des catalogues et des brochures, afin de « faire rêver les gens sur des destinations où je ne suis jamais allé » dit-il. Et pour le détail qui tue : « Jean-Baptiste Gendarme a horreur des voyages. Ne le dites pas à son patron, il ne le sait pas… »
L’auteur américain de comics Harvey Pekar évoque aussi cette difficile conciliation entre aspirations artistiques et la nécessité d’un travail alimentaire de sous-fifre administratif pour payer ses factures, notamment dans son chef d’oeuvre American Splendor. Avant lui Bukowsky était célèbrement postier -entre autres petits boulots qu’il a accumulés- (cf son livre « The postman ») jusqu’à ses 49 ans, âgge auquel son éditeur, John Martin (Black Sparrow Press) lui a proposé une rente à vie de 100 dollars par mois pour qu’il se consacre à l’écriture. Ce qu’il a accueilli avec un grand soulagement lui qui étouffait dans son « 9-5 job » qu’il compare à de l’esclavage, comme il l’explique dans une lettre qu’il lui adresse en 1986 : « They call it “9 to 5.” It’s never 9 to 5, there’s no free lunch break at those places, in fact, at many of them in order to keep your job you don’t take lunch. (…) You know my old saying, “Slavery was never abolished, it was only extended to include all the colors.”
Lire l’article complet
Photo : Jean-Baptiste Gendarme
A lire sur le même thème de « vivre de sa plume » ou « gagner de l’argent avec l’écriture ou son livre »:
La Condition littéraire ou peut-on vivre de sa plume ? L’exemple d’Ayerdhal
2 Commentaires
oui et Chuck Palahniuk était mécanicien. Il ne pouvait pas vivre de sa plume alors il réparait des camions diesels pour payer son loyer…
C’est peut être ça le secret ? avoir une (vraie) vie à côté ou avoir connu autre chose que sa page blanche et sa bibliothèque 🙂
Oui en effet un exemple de plus, merci Sam ! Il n’a désormais plus besoin de mettre les mains dans le cambouis… Même s’il les met toujours au sens figuré 🙂
Autre exemple : Tonino Benacquista (Saga, Malavita) qui a enchaîné les petits boulots (accompagnateur de nuit aux wagon-lits (dont il s’est inspiré pour La Maldonne des sleepings), accrocheur de toiles dans une galerie d’art contemporain (qui lui a servi pour Trois carrés rouges sur fond noir) ou…parasite mondain (Les Morsures de l’aube, 1992), avant de vivre pleinement de sa plume de romancier et de scénariste (avec Jacques Audiard).
Je partage en effet l’avis qu’un travail dans la vie « ordinaire » permet à un auteur de sortir de sa « tour d’ivoire » et de nourrir son imaginaire et ses romans. Même si Flaubert nous démontre le contraire, bien que ses romans sont aussi nourris de son expérience pratique, notamment ses études de droit par exemple.