« Money, money » de Martin Amis, troisième roman de l’enfant terrible des lettres anglaises, surfe sur la vague très clinquante des eigties où régnait la débauche d’argent, de sexe et d’alcool, dans le sillage d’auteurs comme Bret Easton Ellis ou Jay McInerney. Certains ont aussi rapproché ce roman de notre « 99 francs » hexagonal de Frédéric Beigbeder, sur ces thèmes. Il dresse ici le portrait de l’un de ses flambeurs sans morale, égocentrique et vulgaire qui ne pense qu’à s’enrichir et qui ont érigé le fric et la pornographie comme dieux tout puissants. On suit donc John Self, réalisateur, trentenaire, de renom dans ses tribulations entre les hôtels de luxe de New-York et de Londres, en tout point détestable et jamais avare d’excès en tout genre. Pourtant derrière la façade arrogante et détestable, Amis tente de nous le rendre attachant en dépeignant le mal-être qui l’habite et pour lequel tous les dollars du monde ne pourront rien…
« Peut-être que c’est le fric le grand complot, la grande fiction. La grande dépendance aussi : nous sommes tous des camés incapables de renoncer à leur vice. Ca n’a même rien de spécialement XXe siècle, à part l’honneur. On n’arrive pas à s’en débarasser de cette saloperie, même si on le voudrait bien. On a le singe-fric sur le dos, et on n’arrive pas à le secouer. »
D’emblée c’est la langue nerveuse, parfois brutale ou délirante de l’auteur qui saisit. Rapide comme un speed d’acide, elle nous plonge sans préliminaires, , avec un sens du burlesque presque grotesque, dans l’existence éthylique et chaotique de John Self, réalisateur de spots publicitaires, en phase de réaliser un long métrage, de 35 ans : ses déambulations dans les quartiers interlopes de New-York et de Londres, en quête de corps lascifs, bar topless, gogo, strip-tease, cinéma porno, où il nous fait le compte-rendu de cette chair triste qu’il examine en expert cynique : « D’après mon expérience, on apprend à peu près tout ce dont on a besoin de savoir sur une femme rien qu’au temps, à la réflexion et au fric qu’elle consacre à ses culottes. » Entre deux coups de fil ou rendez-vous d’affaires, il nous fait l’étalage de ses excès en tout genre. « Les matins c’est ce qu’il y a de pire. » De Madison à Times Square, Soho ou Tribeca, il erre tel un zombie, accumulant les orgies de fast food, les gueules de bois et autres cocktails mondains où pullule la faune très superficielle du show-biz. Sa seule fierté : « se faire une montagne de fric », son occupation quotidienne. « Si on pouvait étaler le fric en couche mince sur le monde, il agirait comme un amortisseur. Le monde serait peut-être plus doux. Mais la vie, la vie est si dure. »
Mais derrière son arrogance blasée de misogyne, goujat et rustre, se cachent la fragilité et le manque d’amour, le besoin de contacts réellement humains.
« Mobile, pailletée et sexy, ma vie semble dorée -sur le papier en tout cas- mais je crois que nous sommes tous d’accord, j’ai un problème. Pas vrai ? »
C’est tout d’abord Selina, poule de luxe et ex-actrice porno qui l’obsède même s’il sait qu’une seule chose l’intéresse chez lui : sa carte bleue. Une relation purement sexuelle en forme d’impasse. Puis il envisage sa collègue Doris qui s’avère homosexuelle avant de jeter son dévolu sur Martina qu’il voir comme sa planche de salut ultime… Il ne manque pas d’évoquer la vie en couple avec son humour plutôt trash : « Le revenez-y de branlette vautré en travers du lit défait – pas question. Se moucher dans un filtre à café-pas moyen. Pisser dans l’évier-elles supportent pas. Aucune femme digne de ce nom ne supporte ça. Les femmes sont pleines de délicatesse. Sans femme, la vie ressemble à un pub, à un bar reptilien à trois heures du mat… »
« Depuis peu, j’ai l’impression que ma vie est une blague à glacer le sang. La peur avance, se redressant de toute sa taille, sur la planète. La peur avance, droite, épanouie, bien dans sa peau. (…) La peur est une bravache, mais quelque chose me dit que la peur n’est pas froussarde. La peur, j’ai l’impression, est en réalité incroyablement brave.«
Au milieu de cette vie sentimentale tourmentée s’intercale son projet de long métrage et l’écriture de son scénario dont le titre oscille entre « Fric pourri » et « Fric chéri », avec l’aide d’un écrivain qui n’est autre que Martin Amis lui-même qui s’incarne dans le roman dans une mise en abyme. Où l’on croise aussi entre deux considérations péremptoires et lamentations Georges Orwell, Lady Di jeune mariée ou des réflexions sur les rapports père-fils… Il finira par connaître le chômage avant de finir ruiné : « Et maintenant je fais partie des chomeurs. Qu’est ce qu’on fait toute la journé ? On s’assied sur les perrons et on forme des groupes lâches sur les trottoirs sales. Les trottoirs sont comme des tapis élimés après une orgie atroce de fast-food fourdroyé et de liquide décapant : la nuit dernière, tous les dieux du temps ont noyé leurs soucis, puis ils ont dégueulé d’une altitude de trente mille pieds. Hébétés, on s’assied dans les parcs, au milieu des fleurs de basse caste. »
« L’Asile c’est le seul endroit où le fric ne vaut rien, dans un sens ou dans l’autre. »
Avec une belle énergie et un sens du comique désabusé, le romancier dresse un portrait corrosif de ces « money addicts » des années 80 qui pensaient pouvoir tout acheter avec l’argent même le bonheur avant de tomber de leur piédestal et revenir sur terre. « Je décline toute responsabilité pour la plupart de mes pensées.
Elles ne viennent pas de moi. Elles viennent de tous ces squatters, de tous ces clodos qui habitent dans ma tête, ces mecs qui me croisent comme des rongeurs naturalisés, émancipés (passeports et papiers bien en règle), comme des rats anoblis… Je ne peux rien faire contre eux, Terrestres inconnus.«
Ce roman, en forme de réquisitoire, dénonce la manipulation qu’entraîne l’argent facile et affiché de façon ostentatoire, comment il fausse les relations et surtout son caractère illusoire et éphémère. C’est aussi une réflexion sur la dépendance qu’il entraîne au même titre que la pornographie, la nourriture compulsive ou les drogues, se traduisant par une rupture avec son entourage et un recroquevillement sur soi-même : « J’ai beaucoup voyagé, dit Fielding Goodney dans le monde de la pornographie. Essaye toujours Slick, de garder le cap sur les industries de la dépendance. Prochain filon ? Toutes les études de prospective citent le marché basse énergie des trucs domestiques, le facteur traîne-savates. Les gens ne supportent plus de sortir de chez eux. D’où le filon du fast-food. On avale ses produits chimiques en vitesse et on file vite fait. Ou on emporte sa bouffe à la maison. »
Toutefois si les thèmes et idées du roman sont intéressants et la verve toujours dynamique, on pourra lui reprocher son côté caricatural et de nombreuses longueurs (en particulier sur les frasques sexuelles et hallucinogènes du héros) qui alourdissent le récit et l’empêche de trouver véritablement son rythme et son élan.
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