L’épicurienne et gironde Lily s’adonne aux plaisirs du bain sous la plume sensuelle de l’écrivain israëlienne Alona Kimhi. Une ode au corps et aux plaisirs aquatiques propices aux souvenirs érotiques (roman paru en janvier 2006)… : « J’ôte le bouchon du flacon de cristal et en verse le contenu dans la baignoire qui se remplit lentement. Dans la transparence de l’eau, le violet foncé des cristaux de sel vire au lilas clair. Des particules élémentaires se détachent puis s’accolent. Transparence et couleur. Ecoulement et stase. Je me déshabille avec plaisir. Chaque partie de mon corps a subi aujourd’hui un traitement qui lui donne droit à ce bain.
Maintenant, l’odeur. Le secret de la perfection du Tout réside dans un dosage pointilleux des composants. Je verse les petites bouteilles d’huiles essentielles les unes après les autres. Surtout ne pas les agiter, se contenter d’observer les lourdes gouttes qui tombent d’elles-mêmes, telles des larmes de bonheur, et compter – trente de chaque: gling, gling, gling, bergamote et fleur d’orange réveilleront les terminaisons nerveuses et, afin de calmer l’excitation, j’ajoute dix gouttes d’huile de roses qui enveloppera ce poison picotant d’une fine pellicule de douceur femelle.
Personne n’arrivera à me convaincre que la mousse n’est qu’un produit de cosmétique. C’est un accessoire rituel, païen, fait pour rappeler à toute femme que prendre un bain, c’est retourner à l’écume originelle des vagues d’où a éclos la Vénus qui existe en elle. C’est pourquoi j’ajoute aussi de ce gel onéreux de Guerlain, ne quitte pas des yeux le flux qui le frappe jusqu’à ce que, sur toute la surface, se dessine un ciel d’aube printanière – de doux nuages qui laissent apparaître, dans leurs déchirures, des morceaux de violet.
(…) Je fais durer le dernier instant, avant d’entrer en contact avec l’eau. De la haute fenêtre, un vent de fin de journée me caresse la nuque. Du salon s’élève l’opus 100 de Schubert et recouvre les bruits de la rue de sa mélancolie nordique. Un verre de Porto dans lequel se suicident lentement des glaçons est posé sur le rebord de la baignoire. C’est le moment, la seconde, j’inspire avec la plus grande des précisions et je me plonge tout entière. 112 kilogrammes de femme.
Mes seins obéissent au commandement universel de l’eau et se redressent, deux îles jumelles, avec les tétons en postes d’observation aux contours généreux, qui remuent légèrement comme des corps indépendants aspirant à se détacher pour partir à la dérive vers d’hypothétiques grands espaces. Amikam, toujours fidèle à son affection pour la culture hellénique, les appelait Charybde et Scylla. Son membre était bien sûr le navire d’Ulysse et sa volonté celle des dieux, capable de transformer le basalte de deux rochers menaçants en un tissu humain doux et ondoyant.
Moi, j’étais le pouvoir exécutif, le vent qui venait en renfort. Je me saisissais de ces tendres îles, les rapprochais l’une de l’autre, les écrasais de mes mains comme si c’était deux balles en caoutchouc utilisées contre le stress, pendant que le navire, piégé dans la vallée, se pressait en avant et en arrière, se frottait contre leurs parois dociles. Entre mes seins dormira mon amour. Au début lentement, puis de plus en plus vite, tandis que je fuyais l’imagerie mythologique au profit de la réalité qui reprenait ses droits. Le navire était redevenu un sexe d’homme qui remuait entre deux gros seins, sortait vers mon menton puis disparaissait. Coucou, Lily, coucou, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’Amikam lâche sa semence accompagnée d’une longue plainte qui montait en voix de tête. Alors, vite vite, il marmonnait mon nom jusqu’à ce que la dernière goutte soit éjectée puis, déjà vidé mais encore haletant, il restait à genoux au-dessus de moi, me fixait avec concentration de son regard plat – le regard du vainqueur épuisé après le combat et qui examine le cadavre de son ennemi. Moi, pendant ce temps, j’accomplissais le rite érotique dont le but était d’exprimer la quantité de plaisir que j’avais ressentie: j’étalais le liquide mâle sur chaque sein, m’amusant à passer un doigt mouillé et langoureux autour de mes mamelons.
(…) Saisie d’une nostalgie imprécise, je sens le clic délicieux de mon bouton de mise en marche, quelque part dans les profondeurs de l’entrejambe. C’est du passé, ça appartient à un temps révolu. Trop tard, le corps, trompé par la mémoire, s’est déjà éveillé à cette autre vie. Même dans l’eau, je peux sentir la chaleur qui émane de ma peau, l’accélération de mes battements de cœur, la sécheresse soudaine de mes lèvres qui s’ouvrent pour aspirer un peu plus d’air et soutenir ma respiration qui s’est précipitée. Mieux vaut se soumettre que de s’opposer à la volonté de l’action.
Je m’assieds, décroche d’un geste expert, presque mécanique, le pommeau de la douche, dévisse le rond qui sépare l’eau en dizaine de petits jets, le pose à côté du verre de Porto, ouvre les robinets du chaud et du froid jusqu’à obtenir la chaleur familière, exacte. Je ne suis qu’efficacité, n’ai pas la patience de m’attarder en préliminaires. Tout ce que je veux, c’est me débarrasser de la grossière demande de ce corps, lui lancer la livre de chair dont il a besoin et pouvoir ensuite laisser mes pensées vagabonder librement dans l’espace indépendant qui est le leur. La température, la pression de l’eau, tout y est. Dernier contrôle sur le terrain… et le pommeau plonge dans le bain, le jet s’affaiblit aussitôt et s’abandonne à son rôle d’amant occasionnel. Je vérifie juste la sensation sur l’intérieur de ma cuisse, puis de là, j’incline délicatement le courant vers l’endroit auquel il est destiné. Hummm, presque parfait!
Une dernière rectification, le professionnalisme d’un accordeur de piano minutieux, juste pencher l’objet encore un peu vers la droite. Pas mal. Pas mal du tout. A propos, il est important de veiller à ne pas toucher le point par trop sensible, le centre des terminaisons nerveuses qui rendrait ce moment trop intense et annulerait toute possibilité d’évolution dynamique – laquelle est la condition sine qua non pour un orgasme total et précis. Dans ce genre de situations, la distance entre plaisir et torture ne tient qu’à un fil.
Tout est prêt. L’angle, la pression et maintenant – qu’on éteigne les lumières dans la salle! Ne me reste plus qu’à me renverser en arrière et à laisser le petit drame entre eau et corps se jouer tout seul. Schubert.
Ce texte est extrait de « Lily la tigresse » d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz. Copyright Gallimard. Vous pouvez commander ce livre ici
Visuel d’illustration: tableau de Fernando Botero « Le bain »
2 Commentaires
une version très litteraire du plaisir solitaire…un savant dosage entre images et réalité. si ce passage est à l’image du livre…j’adore !
nul