« Appel du pied » de Wataya Risa débute avec cette phrase simple mais percutante: « La solitude me sonne dans la tête. Un son de clochette très aigu, à me casser les oreilles. »Ce 2e roman d’une toute jeune japonaise âgée de 19 ans, et qui dit avoir mis 6 mois à l’écrire, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires au Japon, il a été récompensé en 2003 du prix Akutagawa (en même tant qu’Hitomi Kanehara et quelques années après leur aîné, Murakami Ryu pour « Bleu presque transparent », autres teen-fictions, également jeunes lauréats de l’Akutagawa, l’équivalent de notre Goncourt au Japon), après avoir remporté à dix-sept ans, le prix Bungei en 2001, pour son premier roman, « Install », écrit pendant ses vacances scolaires. Ce roman dessine un (auto ?)portrait sensible et intimiste de l’adolescence et des années lycée vues du côté des laissés pour compte, « les exclus » de la classe, les « ijime » selon le terme japonais qui désigne les élèves mis à l’écart ou/et victimes de brimades dans une classe. Ecrit pendant sa deuxième année de fac (à la très prestigieuse Université Waseda), elle décrit la solitude, la difficulté de s’intégrer, la souffrance qui en résulte mais explore aussi les thèmes de l’amitié, de l’individualisme ou encore l’incommunicabilité…
« Je veux être reconnue. Je veux qu’on m’accepte. Je veux que quelqu’un délie un à un tous les fils noirs qui sont pris dans mon cœur comme on détache un à un les cheveux pris dans un peigne, et les jette à la corbeille. Je voudrais que les autres répondent à mon attente, mais je ne suis même pas capable de penser à faire quelque chose pour quiconque. »
L’école et plus particulièrement le lycée est le théâtre de relations humaines parfois cruelles.
La loi des clans et des apparences y règne et ceux qui ne correspondent pas aux critères sociables sont bien souvent exclus voire persécutés.
Hatsu, la lycéenne et narratrice de ce court roman, en sait quelque chose et nous fait partager son quotidien fait de solitude et d’incompréhension vis à vis de ses camarades. Au fil de ses confidences, se dessine la psychologie de cette adolescente éprise d’absolu qui ne supporte pas les concessions et encore moins la superficialité des conventions sociales (rires forcés…).
Elle nous confie sa honte d’être isolée, bien que cela semble aussi être un choix de sa part car lorsque sa meilleure amie (qui peu à peu la délaisse au profit de son « groupe ») tente de l’intégrer, elle refuse.
L’enfer c’est les autres, mais être en rupture avec les autres est aussi un enfer…
Elle retranscrit avec une grande justesse et âpreté, certaines scènes de son quotidien, qui d’apparence anodines, révèlent au contraire au mieux tout le malaise qu’elle peut ressentir comme cette instruction du prof de biolo de se constituer en équipe de 4 et qu’elle se retrouve sans coéquipier dans le rôle du « rebut », les intercours où les minutes s’étirent, interminables, supplice pour celui ou celle qui n’a personne à qui parler : « Alors en désespoir de cause, je passe les 10 minutes de la pause les deux mains jointes, les coudes sur la table, comme si je recevais cérémonieusement quelque chose, le menton posé sur les pouces, les index soutenant le nez et la bouche.« , ou encore les pauses déjeuner déprimantes quand on est seule et qu’il faut « affronter les regards des groupes » et sauver les apparences malgré tout, se donner une contenance : « Je préfère encore avoir l’air de choisir volontairement la solitude, et c’est depuis ce jour que j’ai pris l’habitude de manger à côté de la fenêtre. Je pioche dans les différents mets qu’a préparés ma mère, qui est loin de se douter que je mange ainsi seule, avec mes baskets à moitié déchaussés qui se balancent au bout de mes orteils. De l’autre côté du rideau, la salle de classe est en pleine animation. Mais de ce côté-ci, seul résonne le bruit puéril de mes baguettes en plastique contre le fond de la boîte. »
« Le stress formera un bloc dur sur mes épaules. Sans bouger de ma place, à côté des autres de la classe qui bavarderont gaiement, je feuillèterai le manuel, même si je n’y trouve aucun intérêt. Ce seront les dix minutes les plus longues du monde. Je me vois très bien, immobile sur ma chaise, l’air fermé à mourir chaque fois un peu plus. »
Elle dépeint également ces petits détails humiliants comme la façon dont on s’adresse à elle : « (…) la façon de me parler du garçon tout à l’heure n’était pas celle dont on s’adresse à une camarade de classe, mais à quelqu’un qu’on considère comme moins que ça. Comme lorsqu’on veut forcer quelqu’un à prendre son tour de corvée de serpillère, comme si on était sûr que l’autre va céder. »
Alors Hatsu va s’intéresser à l’un de ses pairs, un autre « rebut » qui vit dans son monde, « un zombie » comme le qualifie ses congénères.
Une sorte d’Otaku, ces adolescents japonais qui vivent coupé de la réalité dans leur monde imaginaire ou virtuel.
Ninagawa, qui lui, a totalement renoncé à faire le moindre effort pour préserver une quelconque dignité. Intriguée, Hatsu, sans trop savoir pourquoi, cherchera à attirer son attention (en lui donnant notamment un coup de pied dans le dos, ce qui donnera le titre du livre) et découvrira alors son univers tout entier focalisé sur le culte d’une jeune mannequin dont il est fan absolu. « Cette chambre est une sorte de boîte où le temps n’existe plus. Si j’habitais là, peut-être bien que, comme son actuel locataire, je finirais moi aussi par ne plus me rendre compte que les cheveux me poussent jusque devant les yeux. »
Leur relation est ambiguë et ressemble plus à l’union de deux solitudes de deux êtres perdus qu’à un véritable amour naissant, comme lui suggèrent railleuses les filles de sa classe. L’auteur laisse planer le mystère sur les sentiments de son héroïne qui ne sait d’ailleurs pas réellement ce qu’elle éprouve si ce n’est une sorte de fraternité peut-être pour cet autre esseulé.
« Tout ce qui se passe autour de moi, je le regarde comme une télé qui reste allumée, sans rien voir. »
Entre timidité et orgueil, peurs et interrogations, Hatsu se cherche et tente de résoudre son tiraillement entre l’envie de rompre sa solitude et le refus de se livrer aux mascarades sociales.
Au fil des pages, la complexité des relations (tant avec Niganawa qu’avec Kinuyo, sa meilleure amie) se révèle toujours tout en nuances et paradoxes, en évitant l’écueil de la caricature ou du jugement moral.
L’auteur se contente de dépeindre le mal-être, la tension, le vertige de la solitude, les malentendus, la confusion des sentiments… Elle en restitue les plus infimes perceptions, à travers des petits détails (faussement anecdotiques) et un sens de l’image riche. A ce sujet l’auteur déclare modestement : « Je n’arrive jamais à trouver les adjectifs que je veux. Pour compenser, j’empile les détails. » C’est ce qui donne cette couleur et cette émotion si particulières à son écriture.
« Il s’approche à grands pas et s’arrête près de la fille. Ses bras sont longs et blancs. Sa tête dépasse du rayon des corn-flakes. Sur le sol brillant, leur quatre imposantes chaussures font penser à quatre bateaux flottant sur un plan d’eau. »
Ses héros auraient pu devenir des « Dylan Klebold » (le lycéen co-auteur de la tuerie du lycée Colombine) mais ils tentent de s’en sortir malgré leur marginalisation. Il n’y a pas d’agressivité en eux. Ils ne se posent pas en victimes même s’ils ne rebellent pas non plus. Ils vivent dans leur bulle tout simplement.
On est loin également de l’esthétique high school désabusée des romans de Bret Easton Ellis ou même des sarcastiques Enid et Rebecca, les ados de Ghost World (de Clowes). On est ici plus proche d’un Riad Sattouf (« Retour au collège », notamment à travers le personnage de Romain).
« Appel du pied » se révèle la peinture impressionniste de cet âge entre deux sous la forme d’un petit roman d’apprentissage, sans jugement de valeur, et qui derrière l’anodin, explore la profondeur des sentiments et du mal-être, la difficulté de devenir soi face aux autres.
A propos de l’auteur, Wataya Risa :
La vocation d’écrivain de Wataya Risa date des vacances d’été de sa deuxième année de lycée. « Tous les autres travaillaient comme des fous pour préparer leurs examens d’entrée à l’université. Moi, je voulais juste oublier mes études. Ecrire a été une sorte d’échappatoire. »
Sa référence principale est celle de Dazai Osamu. « Je trouve intéressante sa façon d’aller tout de suite au cœur du sujet. » Wataya Risa est née en 1984 à Tokyo et est étudiante en anglais à l’université Waseda.
Dans son premier roman Install, elle décrit la rencontre et l’étrange relation qui se nouent entre une lycéenne mal dans sa peau, Asako et Kazuyoshi, un petit garçon de 10 ans très surprenant qui vont se retrouver projeter dans les mondes virtuels et factices de la cyber-pornographie. Un roman encore une fois sur les thèmes de la solitude et de l’incommunicabilité.
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