Que l’on soit sous le ciel de Saint Petersbourg, de Paris, Londres ou New-York, les choses ne sont finalement pas si différentes quand on a 12, 17 ou 20 ans… On zone, on se cherche, on se goûte, on se touche, on tâtonne on hésite, on doute, on éclate et on gamberge surtout… Beaucoup ! Les adolescents d’Irina Denejkina, étudiante en journalisme russe né en 1981 (et encore au lycée lorsqu’elle écrit ses récits) sont comme les autres : à la fois insouciants et rebelles, cruels et fragiles. Des garçons et des filles qui se croisent, s’entremêlent, se déchirent, s’écorchent, s’embrasent… De petits instants de grâce à l’aube des nuits blanches, autour d’une bière, de cigarettes que l’on fume pensif en essayant de se remémorer les évènements de la veille, aux premiers désirs-dépits amoureux rythmés de paroles rock… Qualifiée par la presse de « porte-parole de la génération post-Perestroïka » et de « chef de file de la littérature Pop en Russie », la jeune fille (repérée sur Internet et traduite dans 14 langues) possède, sans conteste, une voix entêtante et un art pour croquer l’ambiguité des relations et des sentiments… Et les rendre universels.
« – Les amoureux, c’est le mari et la femme. Je fais une comparaison grosso modo.
Les amants, ils sont dans une situation illégale…
– Ils ne se doivent rien à l’autre ?
– Ouais, a fait Oleg en souriant, et il a allumé une cigarette. Les gens, d’une manière générale, ne se doivent rien.
On s’est tus de nouveau. Oleg fumait en grimaçant à cause de la fumée. » (Extrait de « Song for lovers »)
C’est sous la forme de onze nouvelles que l’on découvre le quotidien de la jeunesse russe, celui d’Irina, qui revendique haut et fort l’authenticité de ses histoires car « c’est d’abord pour ses amis qu’elle a écrit ses textes », insiste t’elle. Chaque personnage est donc fidèlement inspiré de son entourage et de leurs virées nocturnes, de ces fêtes où l’on use et abuse du cocktail « sexe, drogue et rock’n roll ». Mais loin des clichés et de toute facilité, l’auteur parvient à dépasser et transcender ces ingrédients, désormais galvaudés, pour restituer leur quête d’identité.
Avec une écriture pure, tendue, parfois électrique (non sans rappeler celle d’Ann Scott dans « Superstars ») et très réaliste, elle nous raconte les petits matins difficiles, les trottoirs sombres et humides, l’odeur des merisiers, l’air bleu qui picote les yeux, les verres de gin qu’on boit en se laissant déchirer le coeur par des accords de guitare sèche et de paroles rock qui disent trop bien ce que l’on ne parvient pas à exprimer, les bagarres qui éclatent et laissent des flaques sombres sur l’asphalte, les étreintes trop brusques et fébriles… Elle restitue l’intensité de chaque instant vécu par ces adolescent : « Tout tremblait et résonnait dans mon ventre. La musique me transperçait, toutes les pensées étaient fugaces, si bien que la joie sortait de mes yeux. Transparente, sans rien d’autre. »
Les bandes sont au coeur de toutes ces histoires. Les parents, les profs restent des ombres fugitives rarement mentionnées, le lycée, les amphis de simples décors fantômatiques. Le monde extérieur semble presque absent de leur vie centrée sur leurs sentiments et leurs relations faites d’incompréhensions et de réconciliations.
Leur monde, c’est la rue, les concerts, les boîtes, les escalators ou les quais où l’on se donne rendez-vous… la nuit.
Des groupes de copines et copains – Anton, Liapa, Macha, Oleg, Svietka, Kostia, Volkova…- se suivent et se ressemblent, à des âges différents, à des étapes différentes de leur chemin initiatique. Des guitaristes, des bassistes de punk rock, qui font rêver des lycéennes timides ou éconduisent des jeunes filles complexées par « leurs hanches anguleuses et leur poitrine plate » ou encore des croqueuses de garçons riches « possèdant une voiture » ou préférant les plus de 25 ans « dont la bêtise de la jeunesse s’est écoulée de l’organisme pour laisser place au sérieux et à l’assurance ». Leurs rencontres sont ponctuées de déclarations de haine, d’amour et parfois de désespoir : « Je hais mon corps. Il est superflu. Avec lui j’ai toujours trop de soucis. M’habiller, me tenir droite, être impeccable, me maquiller… Et je suis obligée de le faire parce que c’est mon laissez-passer. Sans lui, je ne suis rien. » (extrait de Toi et moi)
Irina dresse le portrait d’une galerie impressionnante de personnages (dans lesquels on peut finir par se perdre…) représentatif de sa génération, à la fois attachante et marginalisée.
Paradoxalement sa fraîcheur est souvent teintée de cruauté. Ainsi certaines nouvelles adoptent « un style plus délirant » selon les termes de l’auteur. Elles frisent en réalité parfois le gore comme dans « Vassia » où des hommes verts des décharges publics massacrent les SDF, leur dévorant les yeux et leur arrachant les tripes…, ou encore dans Post-Sciptum, les interprétations paranoïaque d’une fille imaginant à chaque geste de son petit ami que celui-ci s’apprête à la tuer et à faire l’amour à son cadavre…
La noirceur de ses récits ne verse portant jamais dans le glauque ou le pathos. Et si des sanglots retentissent parfois, il sont toujours séchés par la fomidable fureur de vivre, de séduire, de partager qui les anime. C’est sans doute parce qu’Irina trempe sa plume dans ses verres de vodka-cola, que ces pérégrinations ont cette saveur particulière, à la fois sucrée, pétillante et amère…
Extrait (« Song for lovers »):
La pluie l’accueillit comme des bulles dans les flaques. L’air dense de l’été l’enivrait de son parfum d’herbes et de fleurs. Les inflorescences bleues et fraîches des lilas répandaient une odeur capiteuse et s’épanouissaient en se gonflant. Macha s’arrêta un instant sur le seuil et partit dans la rue. Il faisait déjà sombre et les réverbères se reflétaient comme des taches d’encre jaune sur l’asphalte gras et luisant. Elle marchait dans les flaques et ses Pataugas noircirent aussitôt. Les gouttes d’eau formant un rideau de pluie dru se mêlaient à ses larmes et coulaient sur son T-shirt. Dans sa tête tout tournoyait : « …ça n’y changerait rien…ça n’y changerait rien… »
Deux ou trois choses que l’on sait d’elle :
C’est dans une grosse ville industrielle à l’est de l’Oural, Iekaterinbourg, qu’Irina Denejkina, née en 1981, grandit et étudie. Elle est diplômée de la fac de journalisme. Dans sa dernière nouvelle « Issoupov », elle écrit toutefois « Je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais faire après mes études. Je n’aime pas courir avec un magnétophone à la main et importuner les gens avec des questions du genre : « Pensez-vous qu’Eltsine sera élu pour un second mandat ? » Je déteste transcrire une interview sur le papier. Je meurs quand le directeur adjoint me donne comme devoir un essai à rédiger sur quelqu’un. Mais j’aime aller à la fac. » Elle considère qu’écrire ne constitue pas un métier en soi ; elle a ainsi comme projet d’ouvrir un restaurant ou de créer des vêtements. Ce qui ne l’empêcherait néanmoins pas d’écrire.
A treize ans, elle voulait être batteur et donner des concerts mais sans talent musical, cette vocation est restée « à l’état de rêve ». Elle en gardera un goût immodéré pour la scène rock dont elle est proche. A l’origine, elle avait publié ses nouvelles sur Internet. Quelques mois plus tard, une maison d’édition lui proposait de les publier.
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2 Commentaires
Merci de m’éclairer de quelques éléments de bio !
J’ai commencé Vodka-Cola hier, il avait un sérieux goût de blog. De bon blog, certes, mais du genre qu’on lit par petits passages de deux ou trois pages, avec un vrai intérêt mais sans vraiment se laisser prendre.
C’est peut-être ça, la force d’un vrai livre : entraîner dans l’univers et ne pas laisser le lecteur en sortir…
(Merci en tout cas – et bel été, Buzz !)
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