« Le fait même que tu emploies le mot garçon à ton âge en dit long. Tu pourrais fort justement soutenir que ce sont tous des garçons, ces gens que leur âge définit autrement comme des hommes, mais à dire vrai, tu te sens plus intéressé par des hommes qui ressemblent à des garçons, par ceux qui travaillent dans des magasins de disque ou qui sont livreurs, ou qui se couchent vraiment tard, ou qui fument dés le réveil, ou encore souvent par ceux qui ne sont pas particulièrement grands, que par des hommes qui ressemblent à des hommes, qui travaillent dans des bureaux, des hommes de grande taille cravatés et bien peignés, qui ont l’air responsables, même si tu déclares vouloir un mec qui conduise. » C’est pour ce genre de vérité qui ne manquera pas d’interpeller les adulescents qu’Elizabeth Crane, enfant chérie de la critique à Manhattan qui voit en elle « une nouvelle Dorothy Parker« , mérite d’être lue (au moins pour comprendre l’engouement médiatique et public !).
Contrairement à ce que veut bien laisser croire la 4e de couv’, les textes de la jeune femme (dont l’âge est gardé pudiquement secret) sont bien éloignés d’une énième version de Bridget Jones ou de banales peines de coeur.
Si l’analyse des relations amoureuses modernes et urbaines occupent une place prépondérante, elles ne sont pas ses seuls thèmes et revêtent toujours un visage inattendu teinté de surréalisme… Le tout narré avec un humour un brin cynique exploitant les ressorts du drôle par l’absurde, auquel on n’adhère ou pas, et un style, direct, « casual », parfois proche de la langue orale (« nul », « naze », « on s’en fout », « ouais »)… Un style qui à première vue paraît simple, mais qui dissimule en fait une petite musique bien à elle qui se lit sur plusieurs niveaux, qui n’est pas sans rappeler une Héléna Villovotch croisée à Mélissa Bank.
En fait, la prose de Miss Crane est assez surprenante et l’on se demande toujours où elle va vous emmener. Jamais où l’on s’attend en tout cas ! Serait-ce sa vocation avortée de cantatrice d’opéra qui la rend si originale ?
Dans son premier recueil « Feu occulte », elle enchaîne à travers seize nouvelles (précédemment publiées dans des journaux tels que le Washington Square, New York Stories, The Florida Review, Eclipse, Bridge Magazine ou le Chicago Reader…), des histoires aussi variées qu’une écrivain qui se voit dépossédée de sa vie par une actrice s’apprêtant à l’incarner à l’écran et qui, un peu trop zélée, s’invite chez elle pour « l’étudier », la mère d’une de ses héroïnes, morte et enterrée, qui resurgit d’Outre-tombe et l’attend à un arrêt de bus du Dakota Nord ou encore un monde où tous les garçons s’appellent Dave (très drôle), où un bébé fantôme devient votre conseiller du coeur…
La nouvelle la plus réussie est sans doute la dernière qui a donné son nom au recueil en anglais « When the messager is hot » (« Quand le messager est sexy » en français) qui relate une soirée parfaite avec un « garçon vraiment craquant » : musique, fleur, dîner, « pain italien à l’huile d’olive » et chupa chup… Mais dont le dénouement surprendra son héroïne qui finira par y voir « un signe du ciel », un messager de dieu, très sexy, en quelque sorte ! Une sympathique perspective sur les méprises de la séduction moderne !
Sa première nouvelle « L’archétype et sa petite amie » fait aussi penser à l’exercice de style de Régis Jauffret dans « Univers, univers « , en imaginant toutes les options et configurations possibles d’une petite amie et du couple ainsi formé. Amusant mais un peu lassant à la lecture en revanche.
Crane n’hésite pas à expérimenter en poussant l’incongruité de ces situations, sans jamais tomber dans l’artificiel ou le lourd. Au départ, cela peut dérouter puis en y repensant, on découvre une nouvelle résonance, un sens caché à cette « réalité irréelle » qu’elle dépeint comme celle où elle relate la retraite d’une jeune femme dans un solarium perché en haut d’un gratte-ciel (« Boire le café en toute tranquillité »).
Une réflexion subtile sur les apparences, le poids des jugements, l’au-delà, le regard social, les divergences au sein du couple ou la fuite des responsabilités… Pour conclure, citons son éditeur en France Phébus : « L’incroyable succès de son premier recueil de nouvelles en 2003 (Feu occulte) l’a propulsée au premier rang des écrivains américains de fiction – catégorie poids légers, mais sachant distribuer des coups qui font mal. »
Dans son dernier roman « Bonté divine », récemment publié en France (mars 2006) aux éditions Befond, encore une fois présenté sous forme de « shorts stories » qu’elle affectionne, elle déroule l’enfance très sage (à 7 ans), l’adolescence (les années campus et leur lot de « sex and drug ») puis l’âge adulte (30 ans) de Charlotte Anne Byers, sa nouvelle héroïne qui semble présenter des similitudes avec son propre parcours (comme son départ de New-York où la vie est trop chère pour Chicago). On suit ses galères, ses espoirs et le cortège de ses désillusions et l’on retrouve son art pour disséquer les sentiments (amour, amitié…) et les comportements ou petites névroses de sa génération. Et conclut, à l’heure de passer à ce qu’on appelle la » maturité » : « Dans ma prochaine vie, je m’arrangerai pour prendre les choses comme elles s’offrent. »
Tiendra-t-elle sa promesse ? Réponse au prochain livre…
Un deuxième livre dans la même veine donc que son premier recueil « Feu occulte », en plus approfondi.
Extrait de Bonté divine : « F, bl., cél., au-dessus de la moyenne les très bons jours, néanmoins plutôt jolie même les mauvais jours, encore qu’il ne serait peut-être pas mal de faire observer que sa coiffure n’est pas trop volumineuse avant qu’elle n’ait à poser la question, fréquemment comparée à une certaine star de cinéma (dont nous tairons le nom a) au cas où tu ne trouves pas la ressemblance frappante, b) au cas où tu ne trouves pas la star en question particulièrement belle et aussi c) parce que chaque fois que quelqu’un prétend ressembler à quelqu’un d’autre dans une petite annonce, c’est un peu comme ces histoires de séparation-à-la-naissance, dans lesquelles la personne a priori la plus séduisante apparaît soudain déformée et effrayante, par exemple si Winona Ryder ressemble étrangement à Vincent Price après cela il ne t’est plus vraiment possible de la voir de la même façon… »
Retour au dossier : « Les nouvelles amazones littéraires… Place aux filles »
Deux ou trois choses que l’on sait d’Elizabeth Crane :
Elizabeth Crane a grandi à Manhattan et est diplômée en communication à la George Washington University. Elle vivotta de divers petits jobs à New York pendant plusieurs années tel qu’employée d’un vidéo-club, serveuse, prof remplaçante ou encore bookeuse… En 1996, elle déménage à Chicago où elle enseigne à la Northwestern University et se met à écrire sérieusement. Elle obtint le « Chicago Public Library’s 21st Century Award » en 2003 pour son recueil « Feu occulte ». Mise à jour février 2008 : Elle publie un nouveau recueil de nouvelles « Banana love » (visuel ci-contre) où elle croise le quotidien avec le fantastique et parfois l’horreur… : chacune de ses héroïnes est susceptible au détour d’une phrase d’être victime d’un évènement surnaturel (zombie, front transformé en enseigne lumineuse…) et/ou de se retrouver actrice d’un show de téléréalité. Avis aux amateurs d’imagination loufoque !
Découvrez aussi le blog d’Elizabeth Crane : « I’m blogging! It’s fun. I seem to have jumped into the blog universe a little late. It doesn’t matter. It’s just a really great place for me to write about stuff that I wouldn’t normally write about; movies and books and whatever. »
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