Digne héritière de son aîné Ryû Murakami (qui la plébiscite), la jeune romancière Hitomi Kanehara est devenue en l’espace de trois romans, une star littéraire au Japon, et la nouvelle chef de file de la culture nippone underground. Agée seulement de 20 ans, son premier roman, Serpents et piercings (écrit à 19 ans), lui a valu le prix Subaru, puis, plus tard dans l’année, le plus prestigieux prix littéraire japonais, le prix Akutagawa (équivalent du prix Goncourt) !. Pour le New York Times, elle est « l’icône de la culture pop japonaise » (expression passe-partout qui finit par ne plus vouloir rien dire…). Au delà de l’engouement médiatique et de sa réputation sulfureuse, l’auteur explore dans ce roman trouble, qui n’est pas sans rappeler le « Crash » de David Cronenberg (appliqué au monde des tatouages et du piercing), les rapports entre plaisir et douleur, et toute la symbolique qui sous-tend ses actes de barbarie que s’inflige une certaine jeunesse tokyoïte…
« Prête ?, demanda doucement Shiba-San.
J’ai levé les yeux et fait un petit signe de tête.
« Allez on y va », dit-il, en posant le doigt sur la détente. Ses paroles m’ont poussée à imaginer Shiba-san en train de baiser. Je me suis demandé s’il avertissait les filles de son orgasme avec cette même voix douce. La seconde suivante, j’ai entendu un bruit métallique et des frissons beaucoup plus violents que ceux de l’orgasme m’ont secoué tout le corps. J’ai soudain eu la chair de poule sur les bras, un spasme a parcouru mes membres. Mon ventre s’est crispé et, je ne sais pas pourquoi, ma chatte aussi, où j’ai ressenti une démangeaison proche de l’extase.
Le pistolet à piercing s’est ouvert en claquant, lâchant le clou.«
Avec sa couverture à la fois mystique et branchée (oeuvre de Trevor Brown représentant une poupée arborant des piercings aux oreilles, des barres au labret et au nez et marquée de tatouages tribaux), ce petit livre noir intrigue et ne dit pas vraiment le secret qu’il cache. Dés la première page, il vous happe et ne vous lâche plus jusqu’à sa dernière ligne.
L’écriture est directe, épurée et tendue à la fois. A effets rapides, elle s’injecte en intraveineuse dans votre sang et agit imméditament même si la traduction française (faite à partir d’un texte anglais « par économie ») ne reflète sans doute pas toujours le texte originel. On pense à Weihui (auteur de l’excellent ‘Shangaï Baby’) ou à Mian Mian (‘Les Bonbons chinois »), qui avaient également enflammé, à juste titre, il y a quelques années, la critique et le public. Et feraient ici figures d’enfants de choeur à côté de leur petite soeur Hitomi !
Même si Kanehara Hitomi avoue n’avoir jamais pratiqué les modifications corporelles (elle s’est limitée à des recherches sur Internet, quelques rencontres, et la découverte qu’un tatouage pouvait générer une « nouvelle source d’énergie corporelle »), elle ne fait aucune fausse note et analyse finement les relations ambigues qui se tissent entre les jeunes amants et la meurtrissure de leurs corps.
On accroche immédiatement à cette héroïne, sorte de « Barbie barge », blonde platine menue de 19 ans, dépressive et répondant au nom étrange de « Lui » (qui serait inspiré de la marque Louis Vuitton dont les japonaises raffolent). Dés la première scène, le ton est donné : on parle « calibre » (la taille des trous) et « clous ». Objectif : obtenir milimètre par milimètre, « une langue fendue en deux comme celle des serpents et des lézards » (d’où le titre du livre). Guidée par son amant Ama, un jeune punk dont la langue fourchue et serpentine la fascine, puis par son « pierceur » et tatoueur, l’inquiétant et envoûtant Shiba-San, elle mutilera, au cours de ces rites d’initiation, sa langue et sa chair jusqu’à la dernière limite.
A travers les rapports sado-masochistes qui unissent les personnages, Kanehara démontre comment cette recherche de l’extrême douleur est en fait une recherche de sensations avant tout. « Ressentir » plus et différemment (les modification corporelles modifient les perceptions) une vie trop morne, morose et oppressante (Lui est une sage hôtesse le jour et doit se conformer à de pesantes conventions). Se sentir exister, combler la vacuité qui angoisse, en transgressant l’ordre morale, en somme : « S’ouvrir au monde en s’ouvrant la peau » (elle dit à la fin du roman qu’elle sent « une rivière » couler en elle).
Le scalpel devient instrument érotique dans les mains de Shiba-San, qui ne tardera pas à devenir son amant (et tortionnaire). « J’aime bien ça. Te voir souffrir me fait tellement bander.« , lui dira t’il avec son « sourire torve et timide ». Mais comme dans Crash, il n’y a pas de dégout (mais une tension intense) dans ses scènes d’ultra-violence. Une sorte de beauté sensuelle puissante (typiquement asiatique) se dégage au contraire de ses amours effrayantes.
Entre tentation, fantasme interdit et déchéance, dans un Tokyo interlope, la jeune fille ira au bout d’elle-même, tandis qu’Ama sombre corps et âme dans la violence, puis disparaît mystérieusement…
Deux ou trois choses que l’on sait d’elle :
Après avoir abandonné l’école à 11 ans, Hitomi Kanehara s’est lancée, en autodidacte, dans l’écriture, un exutoire pour ses souffrances (elle fut longtemps anorexique, expérience qu’elle raconte dans son dernier livre paru au Japon, « Amebic »). « Je voulais devenir écrivain, pour pouvoir m’immiscer dans les tréfonds de l’âme. J’ai compris que les études ne m’aideraient nullement dans cette entreprise, et voulu faire mon éducation par moi-même », explique-t-elle. Elle s’exerce au shô setsu, un genre littéraire qui s’apparente à l’autofiction. Pendant que ses petits camarades lisent Tanizaki, Kenzaburô Oé ou Kawabata, elle découvre Eimi Yamada, Murakami Ryû, les Bret Easton Ellis japonais, Georges Bataille ou encore Rimbaud… Son père, professeur de littérature et ancien traducteur, était son principal critique : elle avait l’habitude de lui envoyer ses textes par courriel pour qu’il les lui corrige. A 19 ans, elle envoie le manuscrit de « Serpents et Piercings » à un concours de fiction lancé par un journal littéraire. La victoire lui ouvre les portes d’une grande maison d’édition, Shueisha Inc, qui le publie et en vendra près de deux millions d’exemplaires (chiffre éditeur). Serpents et piercings a été traduit en Asie, en Europe de l’Est et en Amérique du Sud. Hitomi Kanehara a publié depuis deux autres livres Ash Baby (sur le » syndrome Lolita » au Japon) et un récit autobiographique sur l’anorexie. On attend avec impatience la traduction !
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8 Commentaires
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Salut,
Je regrette la facilité du sujet et la tournure que Kanehara lui donne, qui ressemble plus à un fantasme de jeune fille qu’à une appréhension/compréhension des thèmes employés.
Voir par ici : orient-extreme.net/index….
Chouette site et belle rubrique de littérature japonaise !
Kanahera a livré sa vision féminine de ce monde particulier du piercing et a imaginé autour une histoire d’amour et de désir à 3 voix qui fonctionne plutôt bien. Le sujet n’était pourtant pas si facile (et rarement abordé en littérature, si ?).
Si, le sujet a été mille fois abordé. Par son aîné, tout d’abord, Ryû Murakami. L’histoire fonctionne bien, c’est évident. Dommage qu’elle tombe dans le convenu.
Vous pouvez également consulter ma ccritique du livre à l’adresse :
http://www.culture-cafe.net/arch...
Merci Hunter de ces précisions.
Tu maîtrises mieux le sujet du piercing et des tatouages en littérature ! Le livre d’Hitomi Kanahera se destine donc sans doute plus aux novices qui découvriront cet univers, d’un point de vue féminin. Même si ses thèmes peuvent rappeler ceux de son aîné Ryu Murakami, leur style est quand même bien différent avec pourtant comme point commun un certain minimalisme (difficile toutefois à déceler et à affirmer sur la base de traducs…).
J’ai été assez intrigué par ce livre et par son auteur mais j’ai été assez déçu…
J ai 40 ans et j’ai adoré ce roman.
Roman que j’ai adoré, véritable coup de cœur que j’ai lu cet été juste après relu l’attrape-cœur !