Avec son titre en forme de best-seller de gourou en développement personnel américain (et de clin d’oeil au titre-et bide- chanté par Bernard Tapie dans les années 80 ?), ce drôle de roman cache bien son jeu. « Choose a life. Choose a job. Choose a career. Choose a family. Choose a fucking big television, choose washing, machines, cars, compact disk players… » Cette tirade culte du non moins culte « Trainspotting » (photo ci-contre) pourrait résumer en quelque sorte le leitmotive en filigrane de ses pages. Des questions pour une génération en manque de repères, de stabilité ou de confiance en l’avenir… C’est justement à cette génération que choisit de donner la parole Bruno Gibert en cette rentrée littéraire :
« S’épanouir sur terre est le premier programme que l’on doit se fixer car on ne vient pas au monde pour souffrir puis mourir«
En vingt et un chapitres courts et fragmentés, comme autant de cris, de coups de poing ou de complaintes résignées, il recueille leurs espoirs, leurs galères à travers leur quotidien fait de petits boulots précaires, de rendez-vous dans les « boutiques emploi services », d’embrouilles, de dépressions ou encore de divorces…
Ils habitent Gennevilliers, Asnières ou Nanterre. Ils ont 23, 39 ou 56 ans. Adolescent en souffrance, caissière, érémiste, barman, chômeur vivant encore chez ses parents à 39 ans, ou clandestin…
Ils se souviennent et regrettent souvent le paradis perdu de leur enfance : « Je veux retrouver le plaisir d’être bien dans ma peau comme quand j’étais tout pitchoun et que j’allais au cinéma et qu’on me laissait passer malgré mes 9 ans.«
C’est leur vie qu’il égrène, leur vie intime et professionnelle.
Des vies en forme de « champ de bataille », de « lutte constante », d’agence de recrutement en escalator, de questionnaires de personnalité en formulaires et cases à cocher : « Parler au moins deux langues, avoir le sens de l’organisation, être mobile… »
Ils disent leur honte du chomage « Lorsqu’un actif homme n’arrive pas à trouver du travail, quelque chose se passe en lui qui se remarque immédiatement. Ses épaules s’affaissent, il ne porte plus de cravate, il n’a plus la même démarche, le même regard (…) Il empruntera de l’argent mais insuffisamment pour vivre comme avant et il sait qu’il ne pourra emprunter très longtemps (…). Emprunter pour vivre est une expérience déprimante et ce viatique n’a pas le pouvoir stimulant de l’argent bien gagné. » ou encore leur inquiétude face à la hausse des loyers ou la faillite des retraites (dans la lettre au Président)…
Entre la fiction et le documentaire (l’auteur a réellement recueilli ces témoignages en banlieue parisienne), il explore les déterminismes sociaux, les trajectoires individuelles de la naissance à la vie adulte, à la lumière de l’obsession de réussite individuelle qui gouverne nos sociétés.
L’écriture est minimaliste, presque clinique. Elle s’écoule à la fois fluide et pesante. Elle se scande parfois comme les paroles d’une chanson rap ou de slam. En contrepoint, un étrange discours répétitif sur la réussite et ses recettes vient ironiquement parasiter les récits avec des phrases telles que : « Le bonheur n’est pas le fruit du hasard. Nous sommes tous appelés à être heureux. Seulement le bonheur, comme un plat savoureux, cela se prépare longuement et calmement. » L’éditeur explique que l’auteur souligne ainsi ce devoir de performance et d’épanouissement qui nous est martelé en permanence. Ce procédé littéraire n’est pas évident : on est un peu gêné par ce discours formaté dont on ne comprend pas immédiatement la présence.
Et finalement il est là le coeur de ce recueil : dénoncer l’obsession de réussite individuelle qui gouverne nos sociétés. Récemment un slogan pour une célèbre marque de puériculture (Aubert pour ne pas le nommer) a retenu l’attention : Aux côtés d’un bambin joufflu à l’air éperdu , un slogan quelque peu étonnant : « Réussir son bébé ». Comme le dit David Abiker sur son Big Bang Blog, même « le projet d’enfant a été emporté dans la logique productivo-compétitive, le bébé noyé dans l’eau du bain néo-libéral. » C’est la même idée qu’entend illustrer Bruno Gibert un peu comme l’avait fait Marion Vernoux dans son excellent film « Rien à faire« .
Son postulat de base est donc fortement intéressant même si son traitement peut dérouter. Entre Jauffret et Houellebecq, sans en avoir la maîtrise littéraire, il livre ici le roman de la « France d’en bas », de « la France qui tombe ».
Extraits choisis :
« A l’agence de recrutement, on t’a isolée dans un petit box. Sur le bureau on a déposé un questionnaire de personnalité et un stylo bille de couleur bleue. On t’a laissée seule, on a fermé la porte. Normalement, tu as du temps. Tu entends le grésillement du néon, sinon c’est très calme. Tu penses un instant t’allonger sur la moquette mais cette envie te paraît aussitôt folle. Tu portes ta nouvelle montre, un cadeau de ta mère. »
« Le voilà de nouveau dans la rue. Sans but cette fois. Il marche. Il stationne devant les vitrines où s’étalent les marchandises qui lui semblent inabordables désormais. Plus loin, ce sont d’autres marchandises et encore d’autres marchandises et toutes ces marchandises, à force d’éléments identiques, constituent une armée hostile. Les marchandises, dans un langage très intelligible, lui disent de s’écarter, de s’éloigner d’elles, qu’il perd son temps car il n’est plus digne de les posséder. Toutes les marchandises lui parlent très distinctement. Toutes les marchandises l’insultent. »
Deux ou trois choses qu’on sait de lui :
Bruno Gibert est né à Vincennes en 1961. Il est illustrateur de livres pour enfants. Après Claude (2000) qui a obtenu le prix du Premier roman, il a publié Les Écrivains (2002), Le sol de Mars (2003) et Juste né (2005). Tous ses livres ont paru chez Stock.
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