Kathy Acker connaît le succès avec la publication de Sang et stupre au lycée dans les années 80. Cette avant-gardiste disjonctée new-yorkaise des années 70, aujourd’hui étudiée par les universités anglo-saxonnes qui en font l’emblème de la radicalité, revendiquait l’héritage de Kerouac ou de Burroughs, et comme eux subit controverse et censure. Représentante de la seconde vague de la Beat generation, cette féministe acharnée morte en 1997 (année de la mort de ses maîtres Allen Ginsberg et William S. Burroughs) à Tijuana (elle n’a pas eu droit aux hôpitaux gratuits), est l’auteur d’une oeuvre subversive voire osbcène, novatrice tant sur le fond que sur la forme.
Dans Sang et stupre au lycée, un ovni graphique et littéraire, elle confesse ce terrible constat qui résume en quelque sorte son oeuvre : « Les écrivains créent ce qu’ils créent à partir de leur souffrance pleine d’effroi, de leur sang, de leurs tripes en bouillie, du magma horrible de leurs entrailles. Plus ils sont en contact avec leurs entrailles, plus ils créent. (…) La vie d’un écrivain est horrible et solitaire. Les écrivains sont bizarres alors gardez vos distances. »
Ecrit à l’âge de 30 ans, cette oeuvre inclassable est qualifiée de chef d’oeuvre punk, picaresque et expérimental. Et surtout profondément amoral. Il fut d’ailleurs condamné par l’Office Fédéral Allemand de contrôle des médias pour la protection de la jeunesse en 1986, pour outrage aux bonnes moeurs…
Le motif ? « Les éléments stylistiques ne rehaussent pas le niveau du livre pour en faire un objet d’art. Le parler du caniveau, s’il est pittoresque, excitant, reste pourtant banal, trivial et ne peut véhiculer la moindre qualité artistique dans un roman (…) Tout cela permet d’affirmer clairement que le roman n’atteint pas un niveau digne de valeur pour une société pluraliste. »
Près de 20 ans plus tard, le roman (comparé au Festin nu de Burroughs) censuré est traduit et débarque enfin en France, publié par les Editions du Désordre.
« Quand nous cesserons de croire en l’être humain, quand nous préfèrerons penser que nous sommes des chiens ou des arbres, nous commencerons à être heureux (…). Une fois que nous avons entraperçu le monde de la vision, nous devons veiller à ne pas prendre le monde de la vision pour nous. Nous devons aller plus loin et devenir plus fous. »
Et plonge les lecteurs dans une effroyable et fascinante descente aux enfers. Une sorte de Dickens trash, obscure et vénéneux…, transgressant tous les tabous et interdits.
A commencer par celui de l’inceste. Janey, son héroïne, 10 ans, au début de l’histoire, fait office de femme et de fille à son père avec qui elle vit en totale autarcie : « n’ayant jamais su ce qu’était une mère, la sienne était morte lorsqu’elle avait un an, Janey dépendait de son père en toutes choses et le considérait comme un petit ami, un frère, une soeur, des revenus, une distraction, et un père. » Une dérangeante relation passionnelle oedipienne qui se finira par le départ de la fillette lorsqu’elle découvre que son amant de père est tombé amoureux de Sally « une starlette (…) qui refusait obstinément de baiser avec lui. »
Elle s’exile alors à New-York et débute une existence errante et chaotique faite de stratégie de survie (elle travaille dans une boulangerie hippie tout en fréquentant épisodiquement le lycée…), d’acoquinage à une bande de délinquants, de MST, et d’avortements avant d’être kidnappée par un marchand d’esclaves persan qui la violera, séquestrera et prostituera.
A la façon des personnages de Last exit to Brooklyn d’Hubert Selby, l’héroïne ne trouve pas d’autre issue que le sexe, jamais rédempteur, pour se sentir exister. « Je n’avais qu’une envie, baiser de plus en plus, afin de trouver enfin l’amour. Tout mon être a bientôt été en feu, pas seulement mon sexe, et je faisais tout pour que se produise l’équivalent non sexuel de l’amour. » ou encore « Je vais baiser un max même si baiser ne m’intéresse plus. Je ne sais pas trop ce qui m’intéresse ni si j’existe pour de vrai.«
Pour lutter contre son désespoir et sa solitude, elle s’impose une vie masochiste, tombe amoureuse de ses bourreaux et repousse sans cesse les limites de la violence : « On se faisait sexuellement autant de mal que l’on pouvait. Le speed, le surmenage affectif et parfois la douleur émoussaient nos cerveaux. Déglinguaient notre appareil percepteur. » raconte t’elle. Elle se compare au cheval de Crime et Châtiment : « la peau en partie arrachée, les muscles rouges et à nu. Des hommes munis d’énormes bâtons le rossaient. »
Ses rêves (sa carte des rêves faite de symboles, croquis et texte est présentée sur plusieurs pages du livre, voir ci-dessous) constituent sa seule échappatoire : « Chers rêves, vous seuls comptez. Vous êtes mon espoir et je vis pour vous et en vous. Vous êtes sauvagerie et folie, les couleurs, les parfums, la passion, les événements qui adviennent. Vous êtes les choses pour lesquelles je vis. S’il vous plaît, faites-moi passer de l’autre côté. Les rêves aident le monde de la vision à libérer notre conscience. »
Nous n’avons pas de haine (…), nous devons juste nous venger. Combattre la morosité de cette société de merde. Images robotisées aliénées. (…) Non à tout sauf à la folie.
Le lecteur, épouvanté et hypnotisé, irradié par mille perceptions différentes, la suit dans son « monde-nuit », dominé par le sexe, la souffrance et la folie qui l’assaille régulièrement. Dans ses fièvres délirantes, son écriture « sanglante, gluante et hurlante » (à l’image de son corps) frise souvent la psychose.
A travers le chemin de croix de Janey, Acker dénonce aussi une société gouvernée par « le fric », ce qui lui a valu d’être accusé d’anti-capitalisme. Pour elle, délinquance et déchéance sont les seules voies offertes par ce système consumériste qui broie les êtres les plus fragiles. Son interprétation très personnelle de La lettre écarlate de Hawthorne lui donne l’occasion de développer ses idées à ce sujet. « Dans la société de Hawthorne et dans notre société matérialiste, l’objectif principal est d’amasser de l’argent parce que l’argent donne le pouvoir d’arrêter le changement, de faire mourir l’univers ; aussi dans la société matérialiste, tout est le contraire de ce que c’est vraiment. Le bien est mal. Le crime est le seul comportement possible. »
Son destin cauchemardesque l’entraînera pour finir dans un étrange voyage au bout de la nuit jusqu’à Tanger où elle échouera dans les bras de l’écrivain Jean Genet… Ils méneront alors une vie misérable et puante ponctuée de séjours en prison jusqu’à la mort de Janey atteinte d’un cancer (ses chimères et fantasmes prendront ensuite le relais sur quelques pages).
L’intrigue affranchie d’une chronologie strictement linéaire, se présente sous la forme étonnante d’un « patchwork » penchant vers l’abstraction, où se mêlent extraits de journal intime, conte inventé, dialogues théâtraux, jeux typographiques, intermède onirique, fantasmes avec le président Carter ou encore cours de traduction persane…
Inspirée par le travail de cut-up de Burroughs, la narration classique est ainsi entrecoupée de croquis (dessins génitaux), graffitis rageurs ou aphorismes… Dans de « grandes giclées de sang et de sperme », Kathy Acker « saigne à blanc » le texte, ce qui lui a valu le surnom de pirate des lettre et crée ainsi un choc à la fois mental et visuel. Un art de l’intertextualité qui l’a aussi faite comparer parfois à Guyotat.
Il serait toutefois faux de réduire Sang et stupre au lycée à un livre sur l’obscénité ou la pornographie. Tour à tour rageuse, hystérique, mélancolique ou presque candide, Kathy Acker décrit plutôt le désarroi, la détresse de la jeunesse face à un avenir sinistre et l’abandon affectif. C’est avant tout une quête extrémiste d’amour, de bonheur et de sens.
D’une pureté poétique et hallucinée…
Visuels d’illustration extraits du roman.
Lire le portrait des éditions Désordre et de Laurence Viallet sa fondatrice.
Voir notre dossier : « Adolescents : Les nouveaux romans de la « Lost generation«
2 Commentaires
Bel article instructif. Cependant, « échappatoire » est un mot féminin.
Auteur
Merci de la correction!