Cru de cette rentrée littéraire 2006, ce « roman de bureau » rédigé par Laurent Quintreau qui se présente spontanément comme « cadre et syndiqué », (plus précisément créatif chez Publicis : tiens encore un publicitaire !) et fondateur de la revue d’avant-garde Perpendiculaire, nous plonge dans une comédie humaine corrosive, celle des fameuses réunions dont les entreprises raffolent. Et plus particulièrement le comité de direction d’une multinationale publicitaire. Haut lieu des réglements de compte, des hypocrisies et autres stratégies du pouvoir, elle s’avère, dans ce récit, un passionnant révélateur de personnalités à travers les monologues intérieurs de 11 cadres.
« C’était à la moitié du trajet de la vie ; Je me trouvais au fond d’un bois sans éclaircie, Comme le droit chemin était perdu pour moi.«
Thèmes du jour de ce sacro-saint rituel (le comité de direction) de 11h à 13h : marge brute, dégraissages et licenciements… Tour à tour, ces cadres constituant l’état-major d’une multinationale de publicité (spécialisée en « com corporate », comme on dit dans le jargon), prendront la parole autour de cette table circulaire symbolique, défendant leurs intérêts et points de vue très contrastés.
Onze voix et le flux de leurs pensées se croisent et marquent le territoire de ces protagonistes aux personnalités bien tranchées, incarnant chacune un archétype des figures rencontrées habituellement dans l’entreprise cet « empilement d’insatisfactions, de souffrances, de ressentiment et de volonté de puissance ubuesque », ce « lieu de la prédation institutionalisée » comme la résume avec ironie l’auteur.
De la mère de famille débordée au quotidien minuté, au play-boy branché obsédé sexuel en passant par la mante-religieuse glacée aux aguets, le divorcé suicidaire, la femme de pouvoir à la froide perversion ou encore la jeune recrue un peu lunaire mais déjà désenchantée, en passe de prendre ses jambes à son cou !
Ces personnages tous très travaillés (peut être un brin caricaturaux parfois mais très réalistes finalement), tragiquement drôles, illustrent à la perfection les jeux de rôles destructeurs inhérents au monde du travail et à l’échiquier hiérarchique sur lequel chacun tente de se positionner puis de s’accrocher coûte que coûte…
Comment ne pas perdre la partie (et donc son job) et éliminer l’adversaire (son collègue) ? Tel est l’enjeu qui obsède chacun des participants qui craignent la chute de leur piédestal professionel. Sur qui répercuter la responsabilité de la perte d’un contrat pour sauver sa peau ? Sur qui porter le coup de grâce pour réduire les frais généraux ? Débusquer le talon d’Achille de l’un tout en usant de flagornerie chez l’autre pour faire bonne figure… Autant de stratégies et manoeuvres déloyales qui seront déployées subtilement tandis que déferle le discours infernal du PDG, « nettoyeur aux mains propres, serial-killer au regard d’azur ». Il cite Nietzsche n’importe comment (il a seulement regardé un site Internet de philo pour laisser croire qu’il pensait). On devrait oser lui « hurler que la bêtise est capable de prendre toutes les formes, y compris celle d’un nietzschéisme de salon », mais on se tait.
Entre hyper-violence, cynisme et peur animale du liencenciement, cette réunion ne tardera pas à se transformer en cercle symbolique. L’auteur s’inspire des neuf cercles de l’Enfer de La Divine Comédie de Dante (le récit, très construit s’articule autour de 11 chapitres : les neuf cercles de l’Enfer (les monologues intérieurs de neuf des participants), le Purgatoire (celui d’un jeune employé, encore plein d’illusions), et le Paradis (monologue de la jeune rucrue virée à la fin de sa période d’essai). Chaque protagoniste, du fond de sa frustration, de sa vie perso en capilotade ou même de sa folie, est en lutte contre tous les autres.
Au centre de ce cercle infernal, siège Rorty, sorte de Lucifer boursier, le PDG, « dieu des marges brutes et héros compresseur d’effectifs » qui scande, avec conviction, ses incantations capitalistes.
Particulièrement noir et désespéré, ce récit nous plonge aussi avec humour dans la vie moderne en entreprise toujours riche en concepts fumeux : de l’optimisation des « savoir-être » au dopage des « process » en passant la redynamisation des « flux »…
C’est aussi le prétexte pour Laurent Quintreau de tisser d’habiles parallèles entre vie personnelle et intérêt économique, d’entrecroiser pensées intimes fugaces -entre contingence triviale et désirs inavouables- et discours formaté autour des « objectifs à atteindre » : « J’espère que Denis ne va pas rentrer trop tard ce soir, c’est vrai que ces derniers temps il était fatigué et grognon, ça fait tellement longtemps qu’il ne s’est rien passé entre nous, la vie de couple obéirait-elle aux mêmes lois que celles de l’entreprise avec ses CDD, ses CDI et ses licenciements pour insuffisance professionnelle, la journée est à peine commencée et je me sens déjà si déprimée… », songe par exemple l’une des participantes de ce comité diabolique.
Marge brute est un brûlot hilarant et féroce contre l’hypocrisie libérale et ses névroses (qu’on verrait bien adapté au théâtre), qui aide à prendre du recul sur la notion de « l’épanouissement au bureau »…
A lire aussi sur le thème de l’entreprise vue par les écrivains:
Extrait choisi de « Marge brute »
« Rorty est de plus en plus pénétré par l’intensité de son propre discours, ses yeux bleu acier se plantent dans chacun des regards présents, l’intensité de Rorty pénètre les chairs, les désirs et les peurs, Rorty a fait ses études à Harvard où il a appris les règles fondamentales du management, on ne peut pas casser d’omelettes sans casser des œufs, scande Rorty, dans cette aventure on ne pourra garder que les meilleurs, telle est la loi du marché, vous le savez, je sais que vous le savez, vous savez que je sais que vous le savez mais il y a des fondamentaux qu’on ne se lassera jamais de répéter, conclut-il, avant de passer au premier point de l’ordre du jour, la compression des effectifs au service juridique, ses yeux sont toujours aussi froids, la perspective de purger la masse salariale ne semble ni l’apitoyer, ni l’amuser, au fond il me fait terriblement peur, je n’ose pas l’affronter car je sens derrière sa face de WASP policé une violence extrême, cet homme est un prédateur sans pitié, il y a chez lui quelque chose d’implacable qui m’effraie, et puis je ne tiens pas à être licenciée, comment ferait-on avec un seul salaire pour payer le crédit de l’appartement, de la voiture et toutes les autres charges fixes, non, impossible.«
3 Commentaires
regarde vers l’avenir car c’est aujourd’hui qu’il commence.plutot voleur que mendiant
Bonjour,
Ce livre "Marge brute" semble très intéressant. Pour avoir été Directeur marketing,syndicaliste, professeur d’université, consultant financier d’entreprise, gérant de société etc. J’ai toujours pensé qu’une littérature "balzacienne" allait se développer, dans le cadre de l’entreprise, haut lieu désormais des conflits de société et de la dérive psychologique des individus.
J’avais flirté ilya quelques années avec cette approche dans "La vie est un poker d’enfer".
Bien à vous
Robert Hautlecoeur (auteur de ; "Bon appétit Messieurs ! La Grande prédation économique en France".
Tout à fait d’accord Robert, l’entreprise est une mine de matériaux pour la littérature !
PS : le lien vers votre blog ne fonctionne pas…