Cantique de la racaille paru en 1994, deux ans après le succès d’estime de son premier recueil de nouvelles « Un pur moment de rock’n roll », est le roman, couronné du (premier !) prix de Flore, qui l’a révélé au public (et qu’il a adapté en 1998 au cinéma avec Samy Naceri et Yvan Attal, visuels ci-contre). Roman dont l’atmosphère a été qualifié à l’époque par le Figaroscope « à mi-chemin entre Robert Doisneau et Jean Genet »… Le trentenaire autodidacte, ne se doutait pas qu’il deviendrait chef de file de la nouvelle garde littéraire et porte parole de la « génération d’Un monde sans pitié » dans les années 90. Dans son univers fait de désillusions, il dépeint avec une malicieuse ironie, les espoirs, combines foireuses et surtout la quête d’amour et de reconnaissance sociale de galériens, loosers nés ou malchanceux chroniques…
« Si tout le monde n’a pas de talisman, chacun, du moins, a son étoile. »
Gaston est un jeune parisien qui n’aspire qu’à la réussite sociale et à une certaine considération : « Etre quelqu’un ». Rapidement et facilement ! Alors il vole, recèle de ci de là (rapines et déstockage de matériels TV…). C’est un petit délinquant une petite « racaille » comme on disait…avant que le terme ne fasse scandale… Jusqu’à ce qu’il rencontre Marie-Pierre, une belle et jeune mineure qu’il prend en auto-stop : « Elle avait une robe en laine assez courte, avec un bandeau dans les cheveux, c’était simple mais dans le métro elle aurait fait une émeute. »
Un amour qui le galvanise. Sa vie minable se transforme miraculeusement en conte de fée ! « Tout se goupille miraculeusement ». Les affaires (et les « bons plans ») prospèrent et il a enfin trouvé la fille de ses rêves. Il entrevoit même de se retrouver à la tête d’un empire ! Las des petites magouilles avec son associé, Saïd (le bistrotier du coin), il monte avec son bagout une petite entreprise « Extramil » (« un nom qui touchait parce que c’était extra et que ça mettait dans le mille, simple mais niveau efficacité j’avais vingt sur vingt« ), aidé d’un employé foireux Gilles, alcoolique et drogué. « Je parlais calmement, chaque problème devait s’étudier froidement, d’une manière rationnelle (…) Je me faisais l’effet d’être Parker au début de Parker rafle la mise. »
En quelques mois, il passe d’un boui-boui miteux à des bureaux de société clinquants, est propulsé à la Une du JT, prend des cours de yoga et s’improvise même poète tout en jouant les Al Capone… « Les jours suivants ont été idylliques, le matin je partais au bureau dans le flot des banlieusards, comme un vrai patron de société, j’avais investi dans un téléphone portable, il y avait toute une pub pour les nouveaux GSM, et je passais ma vie en ligne, avec Marie-Pierre, avec les clients, avec le bureau, avec Gilles, pour préparer Rungis et l’attaque du camion plein d’or. »
« J’étais habillé assez classe, Marie-Pierre aussi, plus ma montre, mes chaussures, deux ou trois bijoux qu’elle avait, on n’indiquait pas la pauvreté, pourtant les gars ont dû se méprendre sur mes intentions, si c’est de l’argent ou que vous avez quelque chose à vendre franchement mon vieuc c’est pas la bonne adresse, on est fauchés en ce moment.
-Pas du tout absolument pas.
Je l’ai détrompé immédiatement, non seulement nous n’avons rien à vendre mais nous vous proposons de l’argent. Du bon argent j’ai pensé intérieurement, du bon argent pour acheter plein de trucs qui te font envie et que tu peux pas te payer. Ah, ah vous travaillez pour le Loto ou quoi ? Les autres du stand, un mec et trois femmes se sont esclaffés, c’est le père Noel mais il n’a pas de barbe, hi hi.«
Exit son passé de petite frappe peu rutilant ? Pas tout à fait. Car Gaston est victime de sentiments bizarres, de pensées troubles. Des crises de paranoïa l’assaillent même parfois. Il soupçonne sa compagne d’infidélité. Survolté, à l’affût du moindre signe qu’il peut interpréter, notre anti-héros devient trop confiant pour que son succès inattendu ne dure…
« Dans l’ascenseur, je me suis regardé dans la glace, avec mon petit blazer et ma chemise bien repassée maintenant c’était ça, j’avais vraiment une gueule de micheton, une gueule de BCBG qui va se taper une pute en douce dans un salon des beaux quartiers. Peut-être que la prof (de yoga ndlr) avait raison, peut-être que j’attendais trop; trop tôt, des séances, ça ne pouvait pas être magique non plus.«
Il se penchait en rêve sur les eaux noires de la défaite. Plus il avançait, plus une voix nasillait à ses oreilles : « Gaston, la gloire et la fortune, t’es sûr que c’est pour aujourd’hui ? » La boucle se refermera-t-elle comme l’étau infernal qui lui broie les méninges ? Impeccablement orchestrée, l’intrigue se déroule sur un an, du 1er janvier au Noël suivant, soit 12 mois répartis en 12 chapitres organisées en 4 grandes parties (précédées d’exergue de Dante ou de Flaubert…). A travers les pensées tortueuses de Gaston, fin calculateur cyclothymique et fleur bleue à la fois, Vincent Ravalec fait le tour, avec tendresse et ironie, d’une vie, d’une époque, les ressorts de l’ascension et des grains de sable qui peuvent la gripper et précipiter la chute… Il nous régale en brossant le portrait de pieds nickelé à la fois blasés et en même temps capable de se raccrocher à la moindre petite étincelle pour rebondir. Demain est toujours un autre jour !
« Ca n’aura pas de fin j’ai pensé, c’est comme voler de catastrophe en emmerdement. »«
Il explore surtout les rebondissements d’un destin et le facteur chance/malchance du hasard (influence qui le passionne et qu’il ne cessera de développer à travers ses livres) qui décide du malheur ou du bonheur d’une personne. « La roue tourne, plus tu vas haut et plus tu resdescends, c’est comme une loi mathématique.«
L’auteur aime à sonder le côté noir de l’humanité, des poivrots, petits escrocs, des gens respectables mais capables de tous les vices.
« – Pourquoi tu prends le pistolet ?
Et je lui ai expliqué gentiment, je me suis fait casser la tête trois fois en deux mois, qu’est ce que tu crois qu’il faut que je fasse, que je devienne bouddhiste ?«
Et démontre les revers de la fortune et de la gloire « bien mal acquises ». Comparé rétrospectivement à Houellebecq, « Cantique de la racaille » s’attaquait frontalement à la vie moderne : solitude urbaine, frustration sexuelle, sentiment de déshérence du monde occidental, envie de spiritualité nouvelle compensée en attendant par la frénésie consumériste.
« Et puis les portes de Fleury se sont refermées sur moi et je n’ai plus pensé à rien.«
En mélangeant le langage urbain contemporain avec le réalisme magique borgesien ou encore les techniques de description sociologique, il inaugurait un nouveau style littéraire éminemment moderne et contemporain. Rapide, concise et juste, l’écriture de Ravalec emporte son lecteur dans son marathon romanesque à la jeunesse bouillonnante.
Visuel : « A bout de souffle » de Jean-Luc Godard
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