Alors que Jacques Audiard adapte le premier recueil de nouvelles « Un goût de rouille et d’os » de Craig Davidson, qui marche dans les pas de Chuck Palahniuk. Ce solide gaillard de 29 ans originaire de Toronto et exilé dans l’Iowa (où il a suivi un atelier d’écriture), à la fougue encore adolescente, s’annonce, non pas être son digne successeur (l’aîné est loin de prendre sa retraite fort heureusement !) mais son disciple talentueux, avec sa touche propre. Même si dés les premières lignes le style et l’ambiance rappellent immédiatement la prose de l’auteur de Fight Club ou de Choke, l’influence, jamais cannibalisante, finit par s’effacer au profit d’une voix singulière, particulièrement captivante. Des personnages marginaux, en souffrance, en proie à leurs démons familiaux, sentimentaux ou existentiels, à leurs obsessions ou leurs rêves inachevés…, repoussent leurs limites pour enrayer leurs angoisses. Avec la même faculté à faire cohabiter la farce burlesque aux situations les plus noires, l’auteur fait preuve d’une imagination étourdissante et d’un sens du détail très graphique, percutant (dans tous les sens du terme !).
« Pouvez-vous affronter le monde avec vos poings levés et avancer sans peur ?«
Ce jeune auteur, très persévérant et bosseur acharné (il a écrit parfois jusqu’à 12 heures par jour et plus raisonnablement un minimum de 500 mots quotidiennement), influencé par des auteurs allant de Bret Easton Ellis à Stephen King en passant par Thom Jones ou David Adams Richards…, a écrit pendant 7 ans avant d’être publié d’abord dans quelques revues littéraires canadiennes et américaines puis par son éditeur Penguin.
Tout d’abord centré sur des « histoires d’horreur », il a peu à peu évolué vers des histoires d’ « Angry Young Man » (de jeunes hommes en colère) stories comme les a surnommées la critique et qu’il nuance d’un « Confused Young Man » (jeunes hommes perdus) même s’il admet que colère et confusion vont de pair. Il évolue dans cet « entre-deux genres » qui est aussi celui de ses auteurs favoris tels que Palahniuk, Joe R. Lansdale, Mark Danielewski, JG Ballard, Christopher Moore, Kevin Brockmeier, Clive Barker… « It’s a weird place to be, somewhat fraught even, because publishers and booksellers aren’t sure how to classify you or your writing and I’ve been told can be a death knell if you’re not as talented as the writers above« . (C’est un lieu étrange et même assez risqué parce que les éditeurs et les libraires ne savent pas où vous classer vous et vos livres. On m’a déjà mis en garde que cela pouvait même bloquer ma carrière si je n’étais pas aussi bon que les auteurs précédemment cités », commente t’il dans une interview de PopMatters.
Ecrites entre 25 et 28 ans, ces nouvelles mettent en scène des personnages incroyables qu’il campe avec virtuosité (il se définit d’ailleurs avant tout comme un « Character writer« ) : du jeune boxeur qui multiplie les bagarres clandestines à mains nues au père alcoolique et autoritaire obnibulé par l’idée de faire de son fils un grand basketteur au lieu de l’aider à s’épanouir en tenant compte de ses propres désirs, en passant par le jeune cadre publicitaire, éleveur de pitbulls et adepte des combats de chiens illégaux, dont le spectacle sanguinaire et féroce le passionne ou encore un prestidigitateur qui disparaîtra un jour sur scène abandonnant ainsi ses enfants qui lui servaient d’assistants et qui se soumettaient à tous les risques pour garantir « l’illusion »… « Tout part du personnage, explique Davidson, ensuite seulement vient l’intrigue« .
Pour certains, c’est le bon grain, pour d’autres c’est l’ivraie. Mais on fait avec, pas vrai ?
L’auteur y explore ses thèmes et univers de prédilection : le monde de la boxe, les combats de chiens, la magie ou encore la dépendance sexuelle… La cohabitation de l’homme et de l’animal (chien, orque…) est aussi très fréquente comme si les instincts de l’un et de l’autre convergeaient.
Si la brutalité et la violence (les chairs sont souvent meurtries, déchiquetées tandis que les os se brisent…) baignent chacun de ses récits, l’émotion teintée de compassion affleure toujours en filigrane. Les blessures des êtres sont physiques mais aussi et surtout psychologiques. Davidson est hanté par la morsure et la cassure intimes. La première page (de la nouvelle phare du recueil « Un goût de rouille et d’os« ) est à ce titre annonciatrice de tout ce qui va suivre. Il y explique avec une précision chirurgicale les 27 os composant notre main : « Cassez vous un bras, une jambe et l’os va s’envelopper de calcium en se ressoudant (…) Mais cassez-vous un os de la main, et cela ne guérit jamais correctement. La ligne de fêlure reste visible pour toujours : comme une faille dans du granit, sur les radios. »
C’est bien de failles, de fêlures et de détresses inaltérables dont il est question au fil de ses situations extrêmes.
Qu’il s’agisse du jeune boxeur qui se détruit dans des combats déloyaux pour expier une faute terrible qui a bouleversé sa vie au cadre qui jouit de la souffrance de ses pitbulls s’entretuant (« Ces chiens là sont élevés pour un usage cruel (…) pour se battre. Je m’étonne devant une vie qui n’a comme ça qu’un seul but, une existence utilitaire pas très différente de celle d’un marteau ou d’une pelle.« ), masquant en réalité sa frustration de couple et de paternité, ou encore l’accro au sexe et acteur porno (dans sa nouvelle « Frictions », qui lui été directement inspirée par le roman Choke de Chuck Palahniuk), incapable d’aimer mais qui voue une tendresse sans borne à sa fillette, avec qui il regarde à demi-apaisé des dessins animés avant de repartir vers sa réunion d’accros au sexe anonymes…
La volonté d’exister, d’être reconnu et considéré (en réussissant à vaincre « la douleur, la faiblesse ou le doute »…) anime également tous ces personnages : leurs rages et actes destructeurs peuvent ainsi être interprétés comme des tentatives désespérées d’y accéder. Dans sa dernière nouvelle en forme d’épilogue « Précis d’initiation à la magie moderne », il livre une dernière réflexion pour les damnés de ce monde, peut-être un peu trop lucides. Après avoir réussi un prodige, le fils idéaliste – prestidigitateur comme son père – conclut ainsi : « Je suis convaincu que le monde est un bien meilleur endroit pour ceux qui croient. »
Davidson cultive des techniques narratives particulièrement efficaces. Chacun de ses récits est construit comme « un match », dans un rythme maîtrisé et soutenu.
Laissant sa chute ouverte, il offre au lecteur, abasourdi, la liberté de conclure : de choisir entre le coup fatal ou la guérison miracle. Mais c’est surtout son style très graphique presque charnel aux descriptions très visuelles qui fascinent immédiatement. Le tout servi par une précision technique presque clinique qui leur donne un relief et une profondeur troublantes (l’auteur s’immerge complètement dans les univers qu’il décrit et collecte de nombreux objets, cartes ou documents qui lui sont liés.
Aussi bien quand il décrit un paysage où « un pâle croissant de lune est posé comme un bateau d’enfant dans un creux entre deux sombres montagnes… » que les yeux d’une femme « parsemés de petits points d’or comme ceux que l’on voit flotter dans certains liqueurs« , la douleur d’un coup par derrière « Un vent statique et froid pénètre mon cerveau, des serpents électriques patinent le long des os de mes bras et de mes jambes… », une usine désaffectée avant une lutte où « une ampoule de 40 watts pend à un fil sombre, sa lumière jaune et froide tombe sur mon crâne rasé et se brise en éclats sur le sol… Des toiles d’araignée sont suspendues comme des parachutes de soie dans les coins, au delà de la lumière…« , ou encore un homme pris au piège de ses fantasmes sexuels (« Tout ce à quoi je peux penser, ce sont des sexes féminins, un mur de vagins, comme une sorte de falaises, des chattes poilues, des chattes rasées, des chattes blondes, brunes ou rousses et je me trouve à la base de cette structure menaçante, nu comme un vers, uniquement vêtu de lunettes de ski à verres bleutés et je me mets à grimper, je m’agrippe à des lèvres, je cherche des prises sûres (…) j’enfonce mes orteils et mes doigts dans des recoins humides, je voudrais bien avoir des crampons ou un sac de talc…).
Une noirceur souvent désamorcée par un humour par l’absurde à toute épreuve comme une prothèse de pénis qui éclate en plein tournage porno…
A propos de son lectorat, il constate que ses ouvrages trouvent un écho plus large auprès des hommes. Il explique cette tendance par le fait qu’il comprend clairement leurs motivations, leurs craintes et leurs besoins. Un jour, quelqu’un lui a demandé pourquoi une femme devrait lire son livre et il a répondu: « If they wanted to know why some male in their lives acted in bizarre and capricious fashion, my book might provide a few insights« . (« Si elles veulent comprendre pourquoi les hommes agissent parfois étrangement et lunatiquement dans leur vie, mon livre peut donner quelques pistes… »).
Voir les extraits vidéos de Craig Davidson « en français dans le texte » lors du Festival America
Voir les vidéos complètes des interventions de Craig Davidson au Festival America
1 Commentaire
A propos de l’adaptation ciné de Jacques Audiard (sortie le 17/05/2012) :
Dans leur travail d’adaptation, Jacques Audiard et le scénariste Thomas Bidegain ont pris quelques libertés avec le roman de Craig Davidson. Au lieu d’en reprendre le récit tel quel, ils ont décidé de s’attacher aux personnages, et plus particulièrement à la brutalité inhérente au ton de l’histoire. D’ailleurs, Ali (Matthias Schoenaerts) et Stéphanie (Marion Cotillard) n’existent même pas dans le recueil d’origine, et ont été créés pour le film.
Audiard et les auteurs américains
Craig Davidson est le deuxième auteur américain que Jacques Audiard adapte, après Teri White, qui lui avait offert la matière nécessaire à son premier film, Regarde les hommes tomber en 1994. De rouille et d’os constitue également sa troisième adaptation (sur 6 films), après Un héros très discret, réalisé en 1996 et inspiré d’un roman de Jean-François Deniau.
Une « forme cinématographique expressionniste »
Jacques Audiard et Thomas Bidegain se sont dès le début du projet orientés vers ce qu’ils appellent une « forme cinématographique expressionniste », « où la force des images viendrait servir le mélodrame. Une esthétique tranchée, brutale et contrastée. Celle de la Grande Dépression, celle des films de foire, où l’extraordinaire étrangeté des propositions visuelles sublime la noirceur du réel. Celle d’un monde où « Dieu vomit les tièdes » », confie le cinéaste.
Révélations
De rouille et d’os met en scène trois récentes « révélations » : Corinne Masiero, dévoilée tardivement par le personnage Louise Wimmer dans le film éponyme, Céline Sallette, nominée aux César 2012 en tant que Meilleur Espoir Féminin pour son rôle dans L’Apollonide – souvenirs de la maison close, sans oublier Matthias Schoenaerts, découvert dans l’impressionnant Bullhead. (source : dossier de presse du film)