Contes de la folie ordinaire de Charles Bukowski est paru en 1972 sous le titre original et très explicite ! « Erections, ejaculations, exhibitions and general tales of ordinary madness », ce recueil de nouvelles, très dense, est l’une des pierres angulaires de l’oeuvre du mythique Beatnik, « vieux dégueulasse » ou « pas grand chose » comme il s’autoproclamait. Il fallut attendre la fin de la décennie pour pouvoir se procurer en France ce livre, sous un titre raccourci et surtout plus pudique…
Quel « concept » formidable que la folie ordinaire » ! La folie quotidienne de tout à chacun. Cette folie que la société tente de refouler, de nier, d’éradiquer, d’écraser sous les lits ou dans les tiroirs poussiéreux des armoires…, mais qui finit toujours par déborder et rejaillir. La folie qu’on ne peut pas soigner dans les hospices ni les instituts psychatriques parce que cela reviendrait à enfermer l’humanité entière ! « Impossible de reconnaître un fou d’un homme normal dans les rues« , lance Bukowski dans l’une de ses nouvelles. La folie de nos instincts, de nos peurs, de nos angoisses, de la misère aussi… La folie de la vie, d’être né homme, « de respirer », tout simplement. C’est celle-là qu’exhume Bukowski qui affirmait que seule « la peur nous rend grands » : « Elle nous fait penser, elle nous fait trembler, ça fait tourner les cellules, ha ! ha ! ha ! Qu’y a-t’-il de mieux que la peur ? » Et comment ses personnages la noient dans l’ivresse, la défonce ou le sexe à outrance…
Toutes les histoires de Bukowski sont aussi vraies qu’infectes et, en cela, font honneur à la littérature : il raconte ce que les autres enjolivent et dissimulent. Le sexisme, la misère du quotidien, la violence et les sentiments de ceux qui se curent le nez. Et c’est pour ça qu’il gêne. (Jean-François Bizot)
Les contes de la folie ordinaire mettent en scène un narrateur, la plupart du temps double de l’auteur, vieil ours bourru, fainéant, grossier qui « braille », « chie », « se pinte » en toute occasion et s’adonne au sexe sans tabou ni limites… Bref, à première vue « un vieux dégueulasse », rustre, qui s’avère en réalité beaucoup plus fin qu’il ne veut bien le laisser paraître. Derrière les répliques ordurières (où aucun détail de sa vie « de merde” ne nous est épargné : « Je suis allé aux chiottes et j’ai lâché une belle merde biéreuse. Puis je suis allé au lit, branlette et dodo. » et les allusions scatologiques ou sexuelles en tout genre, l’homme s’avère sensible et émouvant avec une sorte de grâce à la fois pataude et déchirante. >Il fait peur et il fascine à la fois. On ne sait jamais à quoi s’attendre avec lui mais on sait que ça va mal finir. Et pourtant la vie est belle ou presque…
Contes de la folie ordinaire : biture, sexe et désespoir…
A travers 20 nouvelles, il nous raconte son univers, son entourage, celui de paumés qui sautent du toit de leur hôtel miteux parce qu’ils ne savent plus quoi faire d’autre à part baiser et se saouler (« L’hôtel est rempli de gens comme nous, ils boivent, ils baisent, ils ne savent pas quoi foutre. De temps en temps un type saute par la fenêtre.« ) ou encore celui des ouvriers qu’il cotoie dans les usines : « Regardez-les : la cervelle molle comme une éponge ! Ils ont même oublié où ils sont, REGARDEZ-LES !, Regardez-les, ces pauvres ringards ! C’était vrai. les ouvriers n’étaient plus tout à fait des hommes. Ils avaient des yeux de cinglés, glauques, vitreux. Ils ricanaient sans raison et s’envoyaient des vannes toute la journée. On leur avait passé l’âme au concasseur. On les avait assassinés. » ou dans les fonderies de verre où il a parfois dû travailler pour pouvoir manger « où le putain de verre gicle comme des fléchettes invisibles qui traversent les habits et viennent se planter sous la peau… » Il décrit sa hantise de ses travaux sordides qu’il doit s’infliger pour survivre : « En sortant du bâtiment, Skorski se sentait libre et émerveillé comme toujours quand il se tirait ou qu’il se faisait virer. »
Il nous présente les marginaux, les exclus, ses compagnons de galère, ceux qu’il préfère : « Je la connais par coeur cette sacré cour ; tous planqués derrière leurs rideaux, jamais levés avant midi. Leurs bagnoles se dégliguent devant dans la poussière, les pneus ramolissent, les batteries fatiguent. Tous ces types mélangent l’alcool et la défonce et tout ça sans revenus apparents. Je les aime bien… » Ces histoires sont celles de pauvres hères, cultivant parfois un côté Steinbeckien voire Beckettien, qui s’imaginent chercheurs d’or pour faire fortune et baiser « autant qu’on veut » et qui se laisseront détourner de leurs grands projets par une jolie trentenaire « bien balancée » se vantant d’avoir « la chatte le plus petite de Californie »….
Contre-culture et jobs alimentaire dans Contes de la folie ordinaire
Ce sont aussi ses expériences de taule où régnent la violence et la saleté ou encore celle des artistes hippies qu’il côtoie, comme dans cette nouvelle sur le journal underground au titre qui laisse songeur Open pussy auquel il collabore, à l’organisation chaotique et incertaine, où il évoque les censures et interrogatoires mi-kafkaïens, mi-burlesque de la poste fédérale (un de ses nombreux jobs alimentaires), au sujet de ses articles jugés obscènes et de quelques illustrations un peu trop explicites (« une énorme bite à pattes »). « Une certaine tenue est exigée de nos employés. Vous êtes sous l’Oeil du Public. Vous devez avoir une conduite exemplaire.« , lui rappelle t’on.
Sans oublier les « réunions amicales » chez un illustre poète français « André » à la Rocco Sifredi qui s’apparentent davantage à des orgies de biture et de sexe, ponctuée de grandes exaltations littéraires sur « Winsburg de Sherwood Anderson, de Dos Passos, Camus ou les familles célèbres les Brontë, les Dickey, les Crane. De Balzac aussi et même de James Thurber »…
« Nous sommes tous des malades, il suffit d’un petit nombre de types pour nous contrôler, mais ils sont trop peu alors ils nous laissent déconner. C’est tout ce qu’ils peuvent faire pour l’instant. Un moment j’ai cru qu’ils allaient se tirer sur une autre planète avant de nous liquider. Puis je me suis rendu compte que les malades contrôlent aussi l’espace. »
Femme auto-destructrice ou castratrice dans Contes de la folie ordinaire
Quelques nouvelles s’avèrent aussi plus « sentimentales » et moins brutales. Elles laissent transparaître la vision désespérée de l’amour de l’auteur. La première l’illustre très bien à travers l’histoire de Cass, dernière d’une famille de 5 soeurs, héritière d’une beauté animale et fascinante mais souffrant de pulsions auto-destructrices : « Cass était une fille gentille, ouverte. Elle se donnait sans réfléchir. Mais il suffisait d’une seconde pour qu’elle se referme, qu’elle retombe dans son incohérence sauvage. Schizo. Belle, intelligente et schizo. Un homme, le moindre accident, pouvaient la démolir pour toujours« . Une nouvelle d’une beauté violente. Tandis que d’autres frôlent le fantastique ou le loufoque comme celle où une femme un peu sorcière réduit son mari à une taille liliputienne, sous couvert de régime alimentaire, et finit par contraindre celui-ci à ramoner son sexe ou encore celle où un savant allemand prétend avoir inventé une « machine à baiser »…
Le rejet du politique dans Contes de la folie ordinaire
Enfin, il justifie aussi son désintérêt pour « la politique et les grandes affaires internationales » qu’on lui reproche dans une nouvelle intitulée « La politique est l’art d’enculer les mouches ». Il prend pour exemple les bombes H et les bombardiers et conclut : « Je retourne aux putes, aux bourrins et au scotch pendant qu’il est encore temps. Si j’y risque autant ma peau, il me paraît moins grave de causer sa propre mort que celle des autres, qu’on nous sert enrobé de baratin sur la Liberté, la Démocratie et l’Humanité, et tout un tas de merdes. »
Contes de la folie ordinaire : une vision tragique de la vie servie par un humour féroce
Avec une langue à la fois crue et poétique, « sale » et belle (« Je m’imagine un vagin large comme une pieuvre, qui rampe vers moi tout chaud, tout puant et pressé de jouir« ), Buk décrit à merveille l’existence à la fois pitoyable et flamboyante de ces illuminés. Ces barges, ces fêlés qui laissent passer la lumière comme le disait Audiard.
Contrairement à ce que l’on entend souvent à son sujet, ses écrits ne sont pas (que) noirs, glauques, morbides, dépressifs ou déprimants. S’il est vrai que l’homme qui répondait à un journaliste qui lui demandait si « boire n’était pas une maladie » que « respirer » en était une…, n’était pas un optimiste de première, on oublie aussi souvent de souligner son génie (tragi-) comique ! Ses dialogues sont en particulier truculents et incisifs par leurs gimmicks et leur humour par l’absurde qu’il s’agisse des interrogatoires de police ou des conversations allumées et exaltations éthiliques entre pochtrons. Un humour noir certes mais aussi ironique, insolite, volontairement décalé, relevant presque de la farce burlesque tant il pousse le ridicule et le grotesque des situations. La nouvelle du Mariage zen en est une belle illustration (Il nous conte l’étrange mariage de deux de ses amis unis par « un maître zen » (n’oublions pas que nous sommes en pleine période baba) dont « les oreilles translucides dans la lumière semblent être taillées dans le plus fin des papiers culs » remarque le narrateur qui n’a plus qu’une idée : les embarquer « en voyage », les donner au chat ou les planquer sous l’oreiller ! Entre temps, il fera scandale en offrant un cercueil miniature en guise de cadeau de mariage avant d’être raccompagné illico presto chez lui et de s’effondrer dans la rue, accroché à sa bouteille…)
« Croyez-moi quand on est usé par la biture continuelle et la bouffe douteuse, et qu’on n’en peut plus de baiser pour oublier, il ne reste plus que les canards. je m’explique : il faut bien sortir de son trou, sinon, on est bon pour la grande déprime et le plongeon par la fenêtre. (…) Alors on s’assied sur un banc et on regarde les canards ; ils se la coulent douce, pas de loyer, pas de fringues, nourriture à gogo. Ils n’ont qu’à barboter, chier et caqueter.«
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L’interprétation et analyse de Camille Laurens de l’un des contes de la folie ordinaire sur la sorcière
7 Commentaires
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"La politique est l’art d’enculer les mouches". ==== Bon ça c’est pour la prochaine fois qu’on ose me demander pour qui je vote. Merci !
Et bel article surtout. Je vais le lire le Bukowski
Lol Kebina ^^ c’est exactement ce que j’ai dit la derniere fois 🙂
une autre de l’oncle buk
"la difference entre la démocratie et la dictature, dans une démocratie tu votes et tu obéis aux ordres, dans une dictature, tu perds pas ton temps à voter"
"la difference entre la démocratie et la dictature, dans une démocratie tu votes et tu obéis aux ordres, dans une dictature, tu perds pas ton temps à voter"
Sous entendu la dictature serait meilleure dans la mesure où elle nous fait perdre notre temps?
Je n’adhère pas des masses à Buk. J’ai lu, oui, je n’ai pas accroché. En matière de critique j’ai lu mieux (pourquoi toujours critiquer… Ne serait-il pas temps de proposer des solutions?). Beaucoup de sexe et de violence. Un langage vulgaire pour choquer les bourgeois.Non, ça doit être trop artistique pour moi.
L’article est excellent ! Je découvre l’oeuvre de Bukowski depuis aujourd’hui avec les contes de la folie ordinaire et je ne suis pas déçue. J’ai beaucoup aimé la nouvelle de la femme un peu sorcière…un bijou ! Certes, les mots sont violents, crus, mais il ne faut pas focaliser dessus. Derrière cela, il y a un constat sur toute une société. Enfin, ce n’est que mon humble avis !
Rien à voir cervelet.
Il n’y a pas de grandes différences entre les régimes totalitaires et les pseudos démocraties.
Hank n’a que faire des bourgeois et son acuité vaut le détour.