« Les morsures de l’aube » de Tonino Benacquista, publié en 1992 aux éditions Rivages Noir, ce célèbre roman, adapté sur grand écran par Antoine de Caunes, (avec Guillaume Canet, Asia Argento, Gérard Lanvin…) en 2001, est avant tout une sublime ode au monde de la nuit parisien et à ses « créatures ». Ses oiseaux de nuit mi-fantasmatiques, mi-énigmatiques, mystérieux, sensuels et parfois dangereux, qui la peuplent et la font rayonner. C’est donc dans ce « Paris by night » à la fois halluciné et feutré, de la rue Fontaine à la rue de Rome au « Mille et une nuits », dans les clubs où le champagne coule à flot, que l’auteur nous entraîne dans une course-poursuite infernale d’un parasite mondain pris au piège de ses propres bluffs et contraint de se soumettre à un cruel chantage…
« La nuit, vous n’êtes protégés par rien du tout. La nuit, vous sortez de la tranchée, vous êtes à découvert. C’est sans doute pour ça que vous l’avez choisie. La nuit est duale, elle est en même temps le dehors et le refuge.«
Antoine et Bertrand (alias Mister Laurence) sont deux jeunes parisiens d’une vingtaine d’années. Leur profession ? « Parasites mondains » ! Des « clochards de luxe » en somme qui n’ont qu’un objectif : se ruer sur le buffet des vernissages et autres cocktails huppés de la capitale et accessoirement s’attirer les faveurs de quelques jolies femmes… (non sans rappeler un certain Th th, Thierry Théolier alias le crevard !) Signes particuliers ? « Un fond de désillusion sociale, un doigt de culture, un zeste de flemme, une mesure de cynisme et une bonne dose de rêves juvéniles. » Leur journées s’étiolent dans les clubs de fitness affalés sur des transats ou dans des jaccuzzis avant de rejoindre au crépuscule les soirées qu’ils ont repérées et finir au « Mille et une nuits », leur QG : « Je sais que là-bas, on a déjà refusé l’idée que le soleil s’est levé. On le nie. Les lendemains n’existent pas, et l’illusion y est si forte que personne ne se doute qu’à cette heure-ci, le monde roule, déjà, les yeux grands ouverts. Et au dehors, à l’heure du premier café, personne ne peut imaginer qu’une poignée de grands malades du point du jour se sont terrés dans des ornières lumineuses. Il n’y en a guère que trois ou quatre, dans Paris. Des clubs fermés à tout ce qui est ouvrable. L’amicale des écorchés du quotidien. Ceux, qui, s’ils étaient vraiment paumés, seraient déjà quelque chose. Des retiens-la-nuit qui ont mal compris la chanson, ou trop bien. »
Les morsures de l’aube commencent donc presque comme une comédie avec les petites combines de ces rois de l’esbrouffe qui ne reculent devant rien pour duper les physios et autres hôtesses d’accueil, servi par l »humour décalé habituel de l’auteur : « Le physio est payé pour son regard, son flair et sa mémoire. C’est lui qui détermine les quotas d’entrée et crée ainsi l’étiquette de la boîte. Il fait le tri dans les classes sociales, les ethnies, les célibataires, et les autre ou cinq sexes qui font le genre humain (…) Le cocktail idéal : 40% de gens qui consomment régulièrement, 10% de filles qui arrivent en bande, 20% de toutes les ethnies possibles, 10% de danseuses et danseurs acharnés, 10% de têtes connues et parmi elles, la jet set mais aussi les noctambules patentés, les traînards comme nous parce qu’il font partie du décor. Et 10% d’inclassable. » Même si déjà l’on ressent en filigrane un certain désespoir existenciel propre à ceux qui ne veulent pas vivre le jour. « Mister Laurence et moi, on veut juste bouffer gratis et tirer sur la corde de la nuit jusqu’à ce que quelque chose en tombe. » ou encore « Grégoire avait peur du jour en marche, de l’idée que ça bouge, que ça progresse, là-bas, au dehors, que ça avance sans lui, sans ses vingt ans, sans ses doutes. Et dans la douce nuit, sous des latitudes obscures, les discours devenaient caduques, et plus personne ne lui demandait rien. Ne restaient que la fraîcheur du soir et le droit de rester immobile dans le temps suspendu. »
« Comment résister à un 60, galerie Vivienne ou un 2, avenue de Breteuil ? On se dit que Paris est une malle magique dont on entrouvre parfois les tiroirs et trappes secrètes. »
L’auteur brosse un portrait particulièrement touchant et réaliste de ce duo insolite très fitzgeraldien en particulier le personnage de Mister Laurence qu’il décrit comme « un roublard, un faiseur, un grandiloquent, le mec qu’est pas né le bon siècle, il aurait été un formidable marquis libertin qui pérore aux festins des pavillons de chasse. Une espèce de Chateaubriand pénétré de nostalgie au bord d’une falaise… » Tout en décrivant ce monde de la nuit si particulier : ses codes et sa faune, à travers un vibrant hommage qui dévoile toutes ses subtilités, son sens caché et sa symbolique : « La moitié de la vie, son envers, là où nous avions droit de cité. La monde est un nuit sans enfants. Sans vieillards, la nuit est un monde sans amour. Sans les douleurs de l’amour. » ou encore « C’est la nuit que les dingues sortent, vous avez raison… Le jour, on ne les voit pas. »
Et puis un soir, coup de bluff pour entrer : ils se recommandent d’un certain Jordan qui boit des bloody marie, silhouette de la nuit qu’ils ont vaguement croisé au détour d’un vernissage… Mais ce prénom fatidique, prononcé sans réfléchir, embarquera Antoine, malgré lui, dans une chasse à l’homme où il sera à la fois victime et prédateur. Sous la menace d’un énigmatique millionnaire, il devra retrouver et livrer ce jeune homme qu’il connaît à peine, tandis que son acolite sera gardé en otage. Commence alors une cavale à travers Paris où il découvrira le vrai visage de celui qu’il poursuit ainsi que de sa soeur, femme fatale vénimeuse : des princes de la nuit obscurs, et pervers ?, qui éliminent leurs ennemis à coup de « canines gluantes ».
Le récit bascule alors dans l’enquête et le roman noir voire fantastique ponctué de quelques scènes choc d’orgie sanguinolente ou d’affrontements musclés. Pas forcément le volet le plus intéressant de l’intrigue mais qui ravira les amateurs d’adrénaline ! On pourra aussi reprocher le manque de crédibilité de certains dénouements qui versent un brin dans la surenchère de « révélations et rebondissements incroyables »…, ainsi que le surnombre de personnages secondaires qui semblent parfois superflus. Il n’en reste pas moins que ce roman haletant manie avec habileté allégorie gothique et suspens, tout en nous plongeant dans les entrailles de la nuit, dans son essence même à la fois fascinante et dangereuse…
Autres extraits choisis :
« Ca durera le temps que ça durera mais je continuerai à m’immiscer dans les secrétions huileuses de la machine, les parois graisseuses du système, en pensant que le champagne est la réponse à toutes les questions et que la fête est le dernier rempart contre le travail.
(…)
Ces rares moments de grâce où tout s’imbrique sans qu’on sache vraiment pourquoi, peut-être un riff de guitare, un sourire inconnu, le regard d’une belle, deux coupes qui s’entrechoquent, une petite phrase impeccable, la brutale évidence d’avoir un ami. Ca arrive sans prévenir, ça dure le temps d’une étincelle, et ça s’oublie au réveil. C’est pour la retrouver, chaque soir que je furète. En sachant mieux que personne que le piège du lendemain m’attend déjà, béant, les mâchoires grandes ouvertes. »
« Il est resté un bon moment devant le miroir sans tain pour assister à l’agonie de la fête. Le moment noir, détestable, l’heure des traînards impénitents, l’heure perdue où les esprits dégèlent et où la première lueur du jour est la pire des sentences. Ne jamais se lever. Ou ne jamais se coucher. Le doute le plus célèbre du monde. Est-il noble de se lever le matin en sachant déjà tous les emmerdements qui vont suivre ? Est-il lâche d’aller se coucher, de dormir jusqu’à en crever, et dire au revoir à tout ce qui nous bouffe l’existence ? C’est là la question.«
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