« Les mouflettes d’Atropos » de Chloé Delaume est intéressant à relire à l’occasion de la parution du manifeste de Virginie Despentes (King Kong théorie) qui aborde notamment son rapport à la prostitution (à travers sa propre expérience). Dans ce premier opus au nom mystico-ésotérique (inspiré de l’une des trois Parques qui coupait le fil de la vie dans la mythologie grecque), comme elle seule en a le secret, il cache un texte tendu à la fois déroutant, troublant et dérangeant. Mais aussi, fait inattendu : drôle! Au meilleur de sa forme, Chloé Delaume décrit l’oppression, le rapport au corps, à la féminité et les tentatives de survie mentale et physique de son héroïne prostituée, son alter-ego, sans jamais tomber dans le sordide ou le pathos. Un récit servi par une langue créative voire expérimentale (mais pas verbieuse) nourrie de matériaux insolites…
« Lorsqu’un corps en mouvement rencontre un corps immobile on dit : il y a collision. La formule. Un corps parfaitement élastique opposerait à une force de compresssion donnée une force élastique égale en valeur absolue de sens contraire« .
« Entrer en lecture » des mouflettes d’Atropos, c’est entrer dans le cerveau chaotique d’une jeune femme. C’est accepter de suivre les lignes tortueuses et déstructurées de sa pensée, en abandonnant ses références habituelles de récit linéaire et bien ordonné. Il faut l’écouter. Juste écouter sa souffrance qui jaillit, « qui s’infiltre le long des nervures qui se dandine sur les synapses qui tient les cellules en colloque qui au creux de chaque artère trotte quand le bouchon avorte sa course en percutant comme par erreur le col de l’utérus.«
La souffrance qui flue et reflue au gré de phrases tour à tour fleuves ou minimalistes (réduite à une locution, un adverbe ou un borborygme…), saccadées ou fluides, de répétitions obsessionnelles ou encore d’imbrications de vers de Baudelaire, de comptines enfantines, de posologies médicamenteuses, de versets d’évangile, de clins d’oeil à Queneau ou de citations de Valérie Solanas…, (imitant le principe des cut-up chers à Burroughs : « Dans un passage, j’ai utilisé toutes les définitions qui sont en note de bas de page de poésies de Rimbaud. Ça ne sert à rien mais ça m’a fait rire… C’était un choix venu du hasard (le volume était sur la table) mais je voulais des mots un peu désuets, j’ai pris ces notes de bas de page et je me suis imposée cette contrainte de départ. C’est un exercice stimulant« , explique-t-elle). Une « logorrhée sismique », trop longtemps refoulée, qui surgit parfois en majuscules, en italiques ou même en caractères réduits…
« Je ne suis pas la Madone des queutards égouttés. Juste la petite cousine d’une veuve lasse attardée. Il faut bien savoir donner un coup de main. J’ai toujours eu le sens de la famille.«
Dans son esprit tourmenté, dédoublé, se sont installées plusieurs voix comme autant de fractures, de fragments de son âme malmenée. Elles se livrent bataille, s’emmêlent, se contredisent ou se font écho qu’il s’agisse d’analyser les trahisons de l’époux philosophe (Chloé Delaume a été mariée au philosophe Mehdi Belhaj Kacem), du corps humilié et mutilé (par la prostitution), de la douleur, de la jalousie, la violence, les tentatives de suicide ou l’abandon affectif remontant à son enfance d’orpheline.
La première partie du livre est particulièrement réussie, avec des accents faulknériens au début (évoquant « Le bruit et la fureur »), et une verve époustouflante. Parmi les grands moments mémorables, on trouve par exemple une fellation entrecoupée… de la prière du Notre père ou encore une scène -hilarante- de crémation de pénis (façon « fiches bricolage de Marie-Claire Idées »), aux accents « Bret Easton Ellisiens », à l’aide d’un four à micro-ondes : « Voilà, Mesdames, la solution. Moderne pratique, facile d’utilisation, il présente, de plus l’avantage d’appartenir aux avatars de toute personne dotée d’un clitoris (…) Sachons enfin en tirer profit. Ces chéris ne seront pas déçus. Dis Bibiche qu’est ce qu’on mange ce soir ? – Cette fois c’est toi qui passes à la casserole.« , ou encore une « typologie de pénis » en fonction du propriétaire : « Le poireau moite des hâbleurs décrépits, le vit grisâtre des assureurs, la chair nacrée des pharmaciens, le zob tordu des élus locaux, le polard jovial des employés de la voirie, la tige molasse des gestionnaires, le joufflu prozacien des dépressifs… »
Ce sont encore ses mésaventures avec les objets de la vie moderne qui refusent de lui obéir et la contraignent à « battre son aspirateur » qui « fait la fine bouche », molester son armoire ou insulter son frigo… Et continue plus loin : « Comme chacun sait, rien n’est plus fourbe qu’un philosophe. Si ce n’est un bidet je vous l’accorde. »
Entre « désespérée rimbaldienne » et vengeuse haineuse ( la haine, « ce Ténia de peau », « ce tortillon pâle rampant mollement. Qui se crache au-delà du miroir. Lombric sanglotant opaline sanguinolent la survie à perpétuité. Du cratère à la geôle sachez qu’il n’y a qu’un pas.« ), Chloé Delaume évite l’écueil du drame mélo et sordide grâce à un humour corrosif qui réjouit tout en pétrifiant…
« Une infirmière m’a dit : vous êtes jeune et jolie il ne faut pas vouloir mourir ».
Mêlant les phrases savantes (références mythologiques, historiques ou littéraires) aux interjections familières voire potaches, le flot ne s’arrête pas de couler presque sans respiration, laissant le lecteur pantelant, fasciné par la virtuosité de sa langue et des trouvailles stylistiques. Surdouée des associations d’idées ou d’univers et des néologismes (« des jeunes filles bavidées », « de charmants couillidés »…), elle ne s’appesantit jamais mais détourne et se cache derrière une ironie maligne voire cinglante en jouant les mégères précieuses ou les apprenti-sorcières empoisonneuses d’époux infidèles ou punisseuse de « choureuse de mari »…
Si l’on devait faire un parallèle avec le King Kong théorie de sa consoeur Virginie Despentes récemment paru, on pourrait citer sa « conclusion » sur la prostitution en fin de livre où elle affirme : « On naît pute. On ne le devient pas. » Et d’évoquer le « simulacre des putains respectables » : « Seule la catin socialisée est la misère des courtisanes. Or c’est elle la plus répandue. Bourgeoise entretenue au terme contractuel d’un mariage de raison. Poule pondeuse aliénée au foyer. Femme vaillamment harnachée à son poste d’employée. Bimbo rose immolée au phallogocentrisme. Intellectuelles facétieusement écartelées au supplice de la roue (…) Toutes échangent leur corps contre une rétribution. Qu’elle soit factuelle ou symbolique. » Une vision qui rejoint certaines idées de l’auteur de Baise-moi. Même si leur style respectif est radicalement différent !
Un premier roman choc à charge contre la gente masculine qu’elle commente ainsi : « Les hommes montrés comme « monstrueux » dans mes textes correspondent soit à des êtres précis, soit à des archétypes. Les clients de bars, les infidèles, les lâches, le père : autant d’incarnations de ce que la testostérone fait de pire. » Et de s’étonner : « Ce qui est troublant c’est que la grande majorité de mon lectorat est masculine. Comme quoi la misandrie poussive finit à force par s’auto-neutraliser. »
Il est vrai que ce roman anatomiquement féminin aurait pu rebuter plus d’un lecteur. Le talent aura su faire la différence. [Alexandra Galakof]
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Quelques extraits de « Les mouflettes d’Atropos » :
« La femme sera toujours un réceptacle. Juste un foutu réceptacle. Les hommes y mettent en vrac bite, fantasmes, pulsions, transferts, émois, amour et parfois même le prix. »
« Parce que l’histoire des femmes n’est que la somme des récits de suicides enfantins. (…) Autour des cadavres putrescents petites filles, rôdent en froissant jupons les silhouettes corsetées. L’hystérie au giron et pathos pâmoison. Ce sont des âmes errantes qui ont le goût du sel et l’odeur menstruelle des entrailles asséchées. Leur taffetas popotin s’affale avidement dans ces corps désertés. Les symptômes répertoriés consistent en migraines persistantes, en visions guimauvantes bals cristallins châteaux en fête jeunes filles en fleurs, et en gavages névropathe de Coquelines périmées. Elles envahissent leur hôte des orteils au soma, n’y laissant plus le moindre repli vaquant. ET JAMAIS PLUS FEMME NE POURRA Y GERMER. »
« Un sexe de femme. Une fois lapidé. Et même avant. Insignifiant. C’est tout à fait insignifiant. Comme si toutes ces excroissances charcutailles n’étaient là que pour masquer le vigoureux néant de l’entrecuisse.«
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