Dans ce deuxième roman « Viande » qui a révélée Claire Legendre au grand public en 1999, après un premier coup d’essai remarqué « Making of » (inspiré du polar américain), alors âgée de seulement 20 ans (née en 1979), elle dresse un portrait de la féminité moderne troublant et vindicatif à travers les trajectoires de deux jeunes filles, Un roman original aux accents surréalistes voire féministes, « écrit comme un cri ». Le roman d’une jeune femme désenchantée des hommes à la fin de son adolescence, « sur le malaise de devenir une femme » selon l’analyse de l’auteur. Elle dit à ce sujet qu’elle ne dénonce pas la domination masculine « comme une injustice sociale, mais comme une évidence physiologique. On ne peut pas changer cet état des choses : la domination masculine est intrinsèque, corporelle, incorrigible. Si l’on peut changer quelque chose, ce sont les consciences, les regards, mais contre les corps on ne peut rien. » A l’époque la jeune femme pensait que ce livre serait « confidentiel » et ne s’attendait pas à ce qu’il soit interprété comme une immense provocation ! « C’était un livre dur, violent où je dénonçais tout ce qui me posait problème dans le fait d’être une femme publiquement. C’est à dire le fait qu’elle ne soit jamais vraiment un objet légitime qui a la parole mais qu’on soit toujours un objet dans le regard de l’autre et de l’homme en particulier. C’est quelque chose qui m’agressait terriblement. » Aujourd’hui elle porte un regard critique sur son roman mais estime qu’il dévoile « des idées essentielles sur l’identité féminine ». Qualifiée par la critique « d’auteur de la jeune garde montante », elle a également été taxée de « littérature trash » et rapprocher d’auteurs telles que Virginie Despentes ou Catherine Breillat… Niçoise, elle vit toujours dans le sud de la France où elle écrit et enseigne la sémiologie théâtrale et l’écriture dramatique à l’Université, loin du sérail parisien de l’édition française.
Dés aujourd’hui je sais que mon corps n’est pas un objet de plaisir. Est-ce bien ce même corps qui a été sensuel, la même peau, la même sueur qui a inspiré le désir ? Bande, bandaison, moisson. Je n’ai plus que ce rêve de lacérer le sexe à grands coups de couteau, le tuer, anéantir la douleur.
Viande à l’image de son titre, évoque un univers assez cru, parfois brutal voire animal. Un roman lucide qui laisse filtrer une certaine colère et amertumne derrière son cynisme désabusé.
Composé de deux récits parallèles et presque autonomes qui finiront par converger dans une troisième et dernière partie, Viande raconte les errances de deux jeunes-filles : Suzanne et Eglantine. Deux victimes de la vie, victimes de leurs désirs inassouvis souffrant d’abandon, de solitude et d’incompréhension, chacune dans leur situation bien différente. Deux oiseaux fragiles, emplis d’illusion sur la vie, l’amour, la réussite et qui se brûleront les ailes à des jeux dangereux voire pervers.
Le premier acte de cette tragédie (le plus réussi) est consacré à Suzanne et fait preuve d’une certaine originalité. Tout commence par des douleurs atroces entre ses cuisses, au sexe plus précisément. L’héroïne est hospitalisée. On découvrira qu’elle a dévoré par amour un morceau de la cuisse de son amant malade et agonisant, Timothée, homme mûr et mari » qui « tenait des discours guindés tout en vous égayant les cellules sexuelles ». Legendre nous relate en flash back leur relation clandestine, interdite (Suzanne est mineure), âpre et violente : « Mais bien sûr, c’est sale de baiser. Ils ont beau nous rabâcher le contraire… Sinon pourquoi irions-nous chercher tout ça ? C’est pour ça que c’est si bien. C’est de se sentir dégueulasse, qu’on jouit et qu’est ce que vous croyez ? »
Vous êtres drôle me calmer ! Vous n’avez jamais eu mal au sexe comme moi, ça n’existe pas ! Vous ne savez pas comment on se sent maudit. Comme si toutes les baises de votre vie ressortaient par le trou purulent pour vous punir d’avoir joui. Là, Maman a eu le courage de me dire d’arrêter, parce que tu as de la fièvre ma chérie. Voilà qu’elle s’inquiète à présent de savoir jusqu’où peut aller ma langue. Quand j’ai dit que j’avais mangé Timothée, elle a dit mon dieu tu délires, il faut faire quelque chose docteur, elle délire.
Elle réalisera qu’un pénis psychologique a poussé dans son entrejambe…, comme un héritage phallique post-mortem, un souvenir physique de cette passion. A son propos, Claire Lengendre déclare : « Suzanne est une femme en deuil qui va s’approprier le sexe donc la virilité de l’homme aimé, de l’homme qui lui manque, comme pour pallier ce défaut de désir dans le regard de l’autre. C’est s’approprier l’autre pour le faire revivre après la mort. C’est comme si à partir du moment où l’amant n’est plus là, on devient sujet, un sujet pensant, mais violent également. C’est le parcours de la femme qui essaie d’exister de manière autonome après la mort de son homme et qui finalement devient l’autre dans ce qu’il y a de pire. »
Alors que la première presque cannibale arrache de la viande humaine « crue et suintante », la seconde (Eglantine) mise sur sa propre enveloppe charnelle pour faire carrière en tant que mannequin et devient ainsi un morceau de viande offert aux regards concupiscents des directeurs de casting et autres photographes branchés… Cette dernière, jeune monégasque superficielle, rêve de devenir top modèle et surtout de se faire photographier par Ron Flesh (au patronyme qui ne doit rien au hasard…). Victime de ses obsessions, elle se perdra dans une quête désespérée du corps parfait et d’un pygmalion pour combler son vide existenciel. La jeune romancière s’attaque ici à des thèmes plus convenus tels le diktat de l’apparence, « les gros libidineux », les caprices des Lolitas et leur vacuité…
Après cette deuxième partie un peu cliché, le roman reprend du souffle avec la rencontre des deux personnages écorchées pour un dénouement final assez audacieux. Suzanne complexée par sa difformité sexuelle trouve refuge auprès de son ami Octave et s’étourdit dans les boîtes de la Riviera où « elle mate la misère sexuelle qui frétille sur la piste », « la fièvre organisée du samedi triste »… « Parce que voyez-vous chaque homme qui regarde une femme n’a de curiosité que pour son cul, ses seins, sa posture sexuelle… »
L’écriture de Legendre est sans pitié : elle taille dans le vif, sans tendresse ni complaisance. Une écriture « syncopée et brute » proche de la techno, selon son analyse. Seul le désarroi qui anime chacune des héroïnes leur donne un peu d’humanité sans jamais faire envie ou même devenir attachante. Ce qui était la volonté de l’auteur qui dit avoir voulu faire un roman « anti-érotique ». Elle réussit à écrire une parabole à mi-chemin entre le métaphysique et le surréaliste (qui rappelle le thème de la métamorphose « Truismes » de Marie Darrieussecq) pour incarner le mal-être et la difficulté de vivre le corps féminin face au regard masculin. Eglantine est la victime consentante des hommes qui la réduisent à un morceau de viande fraîche tandis que Suzanne en héritant d’une « arme phallique » devient prédateur et s’approprie la force des hommes jusqu’à leurs bas instincts.
Citons en conclusion cet éclairage de l’auteur sur son propre roman : « Dans Viande, Suzanne devient une fille avec un sexe d’homme. La dernière phrase du livre c’est : « je suis une fille ». Elle expérimente par là le désir masculin, un désir prédateur, et elle va jusqu’au viol, finalement la seule chose qui soit strictement impossible à une femme (je sais que ce point est aujourd’hui contesté, mais je n’en démords pas, littéralement une femme ne peut pas pénétrer de force un corps). Là encore ce n’est pas une question d’époque : la seule chose qui a changé, c’est qu’aujourd’hui je peux écrire ce livre et qu’il peut être publié, même en suscitant une levée de boucliers. Viande parle du rapport homme-femme comme d’un rapport sujet-objet. Pour avoir la parole, et même le dernier mot, bref pour être un sujet pensant agissant et s’exprimant, la femme doit s’approprier une part de virilité. Elle y goûte, fiévreusement, jusqu’à l’abus de pouvoir, mais dans le livre cette expérience, cette métamorphose fait suite à la mort de l’homme aimé : la femme qui parle, c’est un être qui a renoncé à se voir dans les yeux de l’autre, qui a renoncé à être l’objet d’un homme. Et parler ne la rend pas forcément plus heureuse. Ca donne juste un peu de sens à son existence. Jusqu’au vertige. » [Alexandra Galakof]
Paroles de l’écrivain à propos de « Viande » :
« Je suis persuadée que le corps joue un rôle évident dans notre manière de penser et de vivre. Je ne crois pas à l’âme. Je crois que l’on est un être indivisible et que le corps est aussi déterminant que plein d’autres choses comme l’histoire culturelle. Je pense que si je n’étais pas faite comme je suis, je n’écrirais pas les mêmes choses. Si j’étais brune, j’écrirais autrement. Par exemple, j’ai trois reins. Cela peut paraître complètement périphérique comme propos, mais je pense que je n’aurais pas écrit ni Viande ni Matricule si je n’avais pas trois reins. Je crois que s’il y a un roman féminin, une écriture féminine, elle vient de là. On ne se sent pas pareil au monde selon le corps que l’on a. Si demain je prends dix kilos, je pense que mon écriture en sera aussi changée… »
Deux ou trois choses que l’on sait de Claire Legendre :
À 25 ans, Claire Legendre compte déjà trois romans publiés, des nouvelles et des pièces de théâtre éditées, ainsi que quelques prix littéraires. À 16 ans, elle envoie son premier manuscrit à une maison d’édition ; à 18 ans son premier roman, Making-of, un polar, fut publié ; à 20 ans, elle est envoyée comme pensionnaire à la Villa Medicis, « un rêve d’enfant », avoue-t-elle.
Aujourd’hui, elle entame sa deuxième année de thèse en littérature comparée à l’université de Nice Sophia-Antipolis et termine le roman inspiré par son sujet de doctorat. « Une manière d’aborder ma thèse de manière ludique, résume-t-elle, en se méfiant des effets négatifs que cette publication risque d’avoir sur son jury. Mais, ce livre me tenait vraiment à coeur. » Car, contrairement aux apparences, ce n’est pas l’urgence ou la précocité qui guident Claire Legendre, mais la détermination : « J’ai toujours écrit, je n’ai même pas eu à me demander ce que je ferai dans la vie. L’écriture s’est imposée à moi, naturelle, évidente », raconte-t-elle.
Reste que pour mener à bien la foison de projets qu’elle garde en tête, Claire Legendre revendique une réelle qualité de vie, à Nice de préférence, qui lui offre la tranquillité d’esprit dont elle a besoin. « Pour créer, je dois me sentir libre », conclue-t-elle, en se félicitant, grâce à cette bourse, d’avoir devant elle plusieurs mois de répit… pour mettre en chantier un nouveau livre ! Elle a otenu la Bourse écrivain en 2004 pour son projet de roman La méthode Stanislavski. Un roman policier qui mêle la fiction à la vie, en utilisant les ficelles du théâtre, inspirées par Constantin Stanislavski.
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