Publié en octobre 2004, Thornytorinx est le premier roman de Camille de Peretti, écrit à l’âge de 24 ans, alors jeune diplômée de Khâgnes puis de l’ESSEC, se destinant à une carrière dans la finance avant de tenter l’actorat. Ce titre percutant est un néologisme et désigne une « série d’organes du système digestif qui se coordonnent pour concourir à un résultat pathologique » selon l’explication de l’auteur. Inspirée par son expérience de l’anorexie, Thornytorinx a souvent été considéré comme un « témoignage » ce qu’a déplorée l’auteur qui a expliqué avoir travaillé le style littéraire, et lui préfère donc l’appellation de « roman d’inspiration autobiographique ». Au-delà des étiquettes, ce livre est avant tout un récit bien mené qui au-delà de son approche personnelle d’une maladie complexe, s’avère aussi le roman d’apprentissage d’une jeune fille qui cherche sa voie, vit ses premières grandes relations amoureuses et apprend à se connaître, à s’accepter tout simplement. Un succès d’édition sorti en poche en 2006.
Comment devient-on anorexique ? Cette maladie de « l’obsession de la minceur » qui touche les jeunes filles et les pousse à se laisser mourir de faim. Peut-on réellement trouver une explication, une cause à ce dérèglement alimentaire aux dimensions psychologiques complexes… A la lecture du roman de Camille de Peretti, on comprend qu’il est bien difficile de rationaliser en ce domaine. En effet son héroïne et double, a finalement tout pour être heureuse, selon la formule consacrée. Petite fille choyée, elle rêve de robes en crinoline et d’être « une princesse » (« Je crois en Dieu et en la vie éphémère. Je suis le vent qui crie et l’herbe qui flotte. Je suis la princesse des bulles de savon. J’ai quatre ans et demi. J’aime le rouge à lèvres, la grande littérature et fumer des cigarettes au volant de ma voiture en écoutant des vieilles chansons. J’aime les belles robes, toujours, aussi, et tout ce qui brille. J’ai douloureusement conscience du temps qui passe. Je suis amoureuse, je suis une forcenée. J’ai peur du vide et de m’ennuyer. Mais jamais je ne m’ennuie. » ), puis élève brillante avant de vivre une passion amoureuse avec le tombeur du campus, profiter pleinement du tourbillon de fêtes et de sorties de sa nouvelle vie, débuter une carrière dans une grande banque d’affaires, partir au Japon…
Itinéraire d’une enfant gâtée, un peu dérangée…
Sans manichéisme ni caricature elle raconte avec justesse son parcours qui laisse entrevoir au fur et à mesure quelques zones d’ombres et fêlures à travers une vie en apparence parfaite. Littéraire contrariée, elle est parachutée après sa prépa en khâgnes dans l’univers impitoyable des écoles de commerce où on lui reproche d’avoir fait du latin qui n’est pas une « langue vivante » (donc inutile). Tout en citant Nietzsche ou René Char, elle dépeint de l’intérieur l’ambiance et de livrer une petite satire de ce milieu d’étudiants bien nés qui se défoncent dans les soirées avant de devenir les dirigeants de demain…
Son stage au Japon est assez truculent également. Elle dresse au passage une petite sociologie du peuple japonais par leurs vêtements (qui ne comportent que très peu de tailles différentes) et leur langage : « Ils ne fonctionnent pas en tant qu’individus mais en tant que membre d’une société, à eux-seuls ils sont une entité.« , « En japonais on dit « mange » pour « je mange » ou « nous mangeons ». Car si l’on simplifie à l’extrême l’esprit d’un Japonais, c’est le groupe qui compte, il ne cherche pas à se différencier, il n’a pas besoin d’exister à travers un pronom et encore moins à être « personnel », « L’éducation des japonais leur interdit de vous faire part de leur gêne, ce qui fait que je passais la plupart de mon temps dans la plus innocente des ignorances à être un monstre de vulgarité. »
Elle raconte avec un certain sens dramatique ses relations amoureuses, du bonheur à la rupture : « Vus de l’extérieur, nous étions un gentil petit couple de bons élèves, en privé nous nous harcelions pour être sûrs d’être dans le vrai amour qui n’admet aucune concession. Il me disait « Je suis fou amoureux de toi » et moi j’étais folle tout court. »
Elle évoque aussi par petites touches l’adieu à l’enfance, l’adolescente timide qu’elle a pu être, son manque de confiance en elle, accrochée à sa meilleure amie (« Je ne suis pas très sociable et le seul moyen que j’aie jamais trouvé pour me donner une contenance en milieu hostile est de m’allumer une cigarette ou de vérifier si j’ai des messages sur mon téléphone portable. » ), son désir absolu d’amour, de reconnaissance (« J’adore savoir que je suis le centre des attentions (…) je ne supporte pas que l’on puisse penser que je n’ai pas d’amis. » ), la relation avec sa sœur entre rivalité et complicité et surtout sa relation ambigüe avec sa mère qu’elle accuse en filigrane ( « Trop d’amour, peut-être, trop d’espoirs rassemblés sur la tête d’une seule enfant. (…) Une mère tyrannique et merveilleuse. Une mère qui pardonnerait tout à ses enfants pour mieux les culpabiliser. Impossible de lâcher cette mère là. » ) Elle ajoute encore : « Les anorexiques ont peur d’abandonner leur mère, alors elles restent des enfants et refusent leur corps de femme. »
C’est à travers ses failles et sa fragilité que la maladie s’insinue peu à peu, sournoisement, sans qu’elle y prenne garde jusqu’à se trouver piégée. Elle décrit alors avec lucidité l’engrenage, l’obsession de la balance, les doigts au fond de la gorge (jusque dans « les toilettes en marbre » de la banque d’affaires où elle travaille…), la honte, la souffrance physique et psychique : « Heureusement, je faisais des listes. Des listes pour tout et n’importe quoi, pour mes calories, pour ce que je devais acheter, pour ce que je devais faire, pour qui je devais appeler et à qui je devais écrire. Ma vie ressemblait à un tas de petits morceaux ; pas comme un puzzle (ça, c’est pour quand on est vieux, mais comme des rondelles de carottes plutôt, toutes à la file indienne, ce qui fait que chaque bout est nécessaire pour que la carotte garde sa forme de carotte. Comme si chaque mot inscrit avait son utilité propre. Les listes scandent le temps, parce que la vie n’est qu’une suite d’échéances au fond. »
Goût de la vie et dégoût de soi
Pourtant à aucun moment elle ne se recroqueville sur elle-même, elle reste toujours paradoxalement toujours profondément ancrée dans la vie aussi bien professionnelle, sociale que sentimentale et même sexuelle. C’est sans doute ce qui lui a permis de s’en sortir dans une moindre mesure et de parvenir à vivre avec ce trouble : « C’est si contradictoire que ça de vouloir se débarrasser de son corps et d’aimer la vie ? » s’interroge-t-elle à ce sujet.
A travers son histoire, on réalise que ce malaise est très insidieux et peut très bien être caché à son entourage même le plus proche. L’auteur va même jusqu’à conclure qu’« au fond, on ne guérit jamais d’une pareille absurdité. » En dépit de ses séances chez un psychothérapeute et de ses efforts/remises en question, elle ne guérit pas vraiment : “Je suis une personne normale et vomir est un mode d’expression comme un autre. (…) On a toujours le choix dans la vie et mon choix je l’ai fait : j’appelle ma mère tous les jours pour lui dire que je l’aime et qu’elle ne s’est pas trompée. Je préfère être une princesse sous Xanax plutôt qu’une poissonnière qui croque des bonbons à l’eucalyptus. (…) Aujourd’hui, je vomis de temps à autre, je vomis, encore et toujours, mais je ne suis pas triste et je ne suis pas une victime, je ne l’ai jamais été. (…) Se faire vomir n’a jamais empêché quiconque d’aimer et d’être aimée. Une femme sur cinq le fait. Je ne suis pas seule, et je ne me cache plus.” Un message qui aura pu choquer certaines lectrices (qui rejoint, dans une certaine mesure, le discours de Jessica Nelson dans son essai « Tu peux sortir de table »).
Camille de Peretti évite l’écueil d’écrire un livre qui n’intéresserait que les anorexiques en élargissant son sujet à toutes les facettes de la vie d’une jeune-femme de sa génération. Même si l’on peut regretter que son introspection psychologique reste superficielle. Sans être une grande styliste littéraire, elle possède un ton vif et vivant, un art de l’anecdote et une justesse, le tout servi par une construction narrative efficace. Son style est fluide, on tourne les pages avec l’envie d’en savoir plus sur son héroïne qui se dévoile peu à peu. Si le sujet est parfois tragique, elle n’oublie néanmoins jamais d’ajouter une touche d’humour ou d’ironie, ce qui évite de sombrer dans le pathos. On la lit comme une autofiction, un peu comme du Amélie Nothomb (qu’elle cite d’ailleurs à l’occasion de son stage au Japon et qu’elle dit ne pas avoir lu du reste).
Paroles de l’auteur, Camille de Peretti (source : Evene et le journal de l’ESSEC):
« J’ai été étonnée du succès de Thornytorinx, comme tout le monde. Ma première rencontre avec mon public m’a surprise également, car mes lectrices étaient très jeunes. Au départ, je pensais toucher des jeunes femmes de 20 à 25 ans, mais mes plus jeunes lectrices avaient à peine 15 ans. Et mon public c’était plutôt des 15-20 ans que des 20-25 ans. Pour le deuxième roman, je pensais cette fois que mon public serait plus jeune, adolescent, et finalement c’était plutôt des jeunes femmes de 25 ans. C’est intéressant de voir qui sont mes lecteurs ! Enfin, plutôt des lectrices, car on dit que 9 personnes sur 10 qui achètent des livres en France sont des femmes. »
« Ce premier livre n’était pas censé être publié. Il était juste supposé me réconforter dans l’idée de voir si j’étais capable d’écrire une histoire avec un début, un milieu et une fin. Ce n’est pas parti d’autre chose, je me suis dit : avant de devenir Proust on va peut-être essayer d’écrire une histoire qui se lit. J’ai donné cet ouvrage à lire à ma mère, à mon mari de l’époque et à mes trois meilleures copines. Et il s’avère que l’une d’entre elles m’a dit qu’elle connaissait les romans contemporains et que pour le coup mon livre était vraiment publiable. Mais pour moi, ce n’était toujours pas le but : je n’avais pas envie que la France me voie toute nue en train de vomir. De fil en aiguille, d’un livre qui ne devait pas être publié, c’en est devenu une obsession, je m’en suis persuadée moi-même. Quand il est sorti, c’était la divine surprise, le miracle surtout pour l’histoire d’une fille qui se met deux doigts dans la gorge. »
« Dans la presse, j’ai eu de bons articles sur Thornytorinx mais après j’ai été cataloguée comme « la fille qui vomit » ! »
Ses conseils aux candidats à l’édition :« Il faut y aller ! Quand tu veux, tu peux. Mais « vivre de sa plume », il ne faut pas rêver, du moins pas au début. Au début, il vaut mieux avoir un travail à côté. Moi je n’ai pu vendre ma boîte qu’après la sortie de Nous sommes cruels. Et les écrivains qui vivent vraiment de leur plume en France ne sont que cinq. Je pense qu’un jour où l’autre je vais devoir retravailler. Heureusement que j’ai un amoureux à Londres qui est trader ! »
« Je lis cinq, six heures par jour, donc trois romans par semaine. Je lis de manière compulsive. La lecture est une drogue pour moi. Mais si j’ai le choix entre le dernier roman à la mode ou un Dostoïevski, un Tolstoï ou un Flaubert, je préfère ces grands auteurs classiques. Il y a tellement de choses à lire que je ne serai jamais rassasiée.«
Derniers commentaires