Avec « Les chiennes savantes » son deuxième roman, Virginie Despentes transforme en 1995 son fracassant coup d’essai de « Baise moi » et poursuit son exploration des milieux interlopes du sexe et d’une certaine jeunesse en marge, à la dérive. Elle pointe toujours son stylo en forme de flingue sur des personnages féminins forts et fragiles à la fois, en prise à la violence du désir masculin et tentant de se défendre avec leurs armes c’est-à-dire essentiellement leur corps. Comme une métaphore extrême des rapports hommes femmes, elle choisit de camper, ici, son intrigue dans un peep-show, lieu symbolique qui cristallise et exacerbe les différences sexuelles. Lieu révélateur des malaises, des incompréhensions, des fantasmes et de la misère/solitude sexuelle.
Ecrit à la première personne, ce roman nous entraîne dans les coulisses du business du sexe à travers les yeux de Louise, jeune strip-teaseuse d’un peep show lyonnais (Virginie Despentes a vécu à Lyon de 17 à 24 ans, son nom d’auteur est d’ailleurs inspiré d’un quartier lyonnais : les pentes de la Croix-Rousse ).
On fait connaissance avec sa faune haute en couleur : Gino ex toxico, le physio de cette boîte, la « reine-mère » qui manage ses filles avec autorité et malgré tout tendresse : de Sonia aux « seins de guerrière » à Roberta « bandante du recto au verso, avec ce qu’elle trimbalait elle pouvait bien se permettre de manquer d’amabilité » en passant par Cathy à la silhouette de petite fille, Lola qui « réveillait l’instinct maternel au sens fasciste du terme chez d’autres filles » toute « en déchirement en fond de pupille, de la douleur brute qu’elle ne cherchait pas à dissimuler » ou encore Stef « femme de laiton rigide et encombrée »…
Chacune incarne une facette de la féminité, chacune essayant de supporter le spectacle dégradant de leur intimité à coup de défonce et de verres de whisky avant de passer « en cabine », enfilant leur « sape de travail » faite de mini-jupe moulante, string et de soutien gorge à balconnet, faisant leurs ongles… Un tourbillon de filles, de fesses, de seins, de discussions futiles, de fous rires parfois et de désespoir noyé dans des spliffs et des bières. Et pourtant Louise ne se plaint pas. C’est d’ailleurs ce qui dérange : « Ce dont il n’osait même pas parler parce que ça lui faisait honte tellement il trouvait ça dégradant c’était que j’aimais ça, et que ça crevait les yeux. Me renverser contre le mur, me faire voir et regarder faire le type à travers mes paupières mi-closes, l’écouter me parler sale et le sentir si près que je pouvais l’entendre respirer et son envie à lui se mêler à la mienne et me faire quelque chose, démarrer le truc en grand, palpitations d’abord diffuses encore lointaines qui se précisaient me venaient sous les doigts, gonflaient et me martelaient, me foutaient toute en l’air. » Et de rajouter : « C’est de travailler qu’est dégueulasse, pas de travailler ici en particulier. »
Pourtant elle reste mystérieuse aux yeux de sa patronne en refusant d’aller plus loin avec les clients. C’est que Louise dissimule un secret inattendu pour une fille de son métier : sa virginité et sa peur –sexuelle – des hommes. Les seuls avec qui elle se sent en confiance, ce sont ceux de l’Arcade, le bar où la petite bande se retrouve après le boulot : Mathieu, Julien et surtout Guillaume son frère avec qui elle vit en colocation. Des garçons plus ou moins paumés et en galère comme elles. Et puis il y a aussi l’ombrageux Saïd, petite amie de la troublante Laure, à la fois timide et sauvage, vendeuse d’un labo photos… Alors que tout cela pourrait très vite devenir glauque, il se dégage malgré tout une certaine chaleur et solidarité.
Pourtant, la « paix » de ce foisonnant microcosme sera bientôt menacée par le meurtre atroce de deux filles du Club. La panique s’installe, de même que les soupçons sur l’identité du tueur. Louise s’inquiète du comportement étrange de Saïd jusqu’à ce que le nom d’un certain Victor, dangereux malfrat, soit lancé. Louise ne sait pas encore qu’il bouleversera sa vie et la conduira jusqu’aux plus extrêmes limites…
Ce n’est pas vraiment le (faux) thriller qui fait l’intérêt de ce livre court et dense. En réalité les meurtres et l’éventualité d’un complot/règlement de compte ne sont qu’un prétexte, une toile de fond, à une analyse du rapport au corps et de la séduction dans ce temple du sexe où tous les fantasmes sont exacerbés et la féminité caricaturée dans ses archétypes les plus triviaux. Despentes, qui a elle-même expérimenté la prostitution, en dévoile les ressorts sous-jacents : « Comme Roberta, comme la plupart des filles j’avais ma tessiture spéciale piste et mes expressions pour clients, rien à voir avec le civil. Les premiers jobs parlants que j’avais eus, je n’osais pas trop parler aux clients comme une demeurée profonde, parce que je me disais qu’ils allaient mal le prendre et penser que je me moquais d’eux. Et puis à force je me suis rendue compte que c’était exactement comme ça qu’ils voulaient qu’on leur parle, avec des voix qui n’existaient pas dans le registre courant. Des voix de filles « comme ça ». Des voix idiotes et bien crispantes. Des voix bandantes quoi. »
Avec le personnage inédit de Louise, « sex symbole » vierge, l’allumeuse qui n’y touche pas, elle explore toute l’ambigüité des mécanismes du désir féminin qui peut parfois émerger de la violence et de la contrainte. En l’occurrence dans ce livre, il s’éveillera à la suite d’un viol. « Le truc était cassé, le truc qui ne voulait pas de façon tellement terrible. Cette chose forte comme le roc était fracassée, une fois pour toutes. Il m’avait arrachée, déchirée. Et soulagée du plomb. »
Une thèse qui peut bien sûr prêter à controverse voire choquer, mais qui pose surtout la question du : Comment peut-on aimer son bourreau ? Après le dégout, son ventre va réclamer encore cette chose qui l’a « dépossédée ». Elle décrit ainsi l’initiation sexuelle particulière de Louise, véritable révélation à elle-même : « Je me découvrais le bas ventre capable de grandes émotions, lui dedans moi, j’avais été conçue pour ça, balbutier, me cambrer et me faire défoncer. » Elle éprouve des sensations inconnues faite de répulsion et d’attraction, cette folie de l’abandon intime à l’autre, que l’écrivain observe avec acuité : « Il touchait mes cheveux, les écartait pour bien m’avoir les yeux. Y fouillait comme chez lui. Gestes d’intimité déplacés, gestes de protection grotesques, de tendresse affectée. »
« Les chiennes savantes » c’est donc avant tout l’histoire d’une passion, interdite, noire et destructrice, même si Despentes y ajoute les ingrédients classiques des romans à suspens tels que la trahison, la jalousie, le vol et une chute en forme de « coup de théâtre » honorable. On pourra néanmoins regretter le trop grand nombre de personnages (dont certains parasitent un peu le récit) qu’elle a du mal parfois à maîtriser ou l’ajout de « mobile » (les disquettes) qui sonne plus série Z qu’autre chose…
La plume nerveuse, sous acide, à la fois brutale et tendre de Despentes fonctionne toujours aussi bien. Elle a l’art de camper en quelques lignes, quelques mots ses personnages, de les faire exister avec une force quasi organique par quelques détails physiques ou quelques répliques bien senties : Julien « grand brun ténébreux bien abîmé » avec « les chicots noirs et jaunes des grands croqueurs d’acide, et les yeux délirants fouillant l’espace trop nerveusement. » ou quand elle évoque le viol de Louise : « J’ai senti le truc céder dans moi, la peur saisissante me grimper le long des flancs, s’enrouler dedans et je l’ai repoussé avec toute la force tressée à la terreur… »
Il y a aussi son humour assez direct qui fuse dans des réflexions telles que « Ce qu’il y a de pratique quand les gens ont vraiment des vies de con, c’est qu’un rien suffit à les distraire. »
Un style très « nouvelle génération » qu’on retrouve chez des auteurs comme Nicolas Rey et encore plus anciennement chez Djian ou Ravalec. Une gouaille puisée dans la rue, dans les tripes, faite d’argot, d’images fortes et d’une syntaxe parfois saccadée ou au contraire exagérée. « Un parlé brusque » pour reprendre son expression : « ( …) ça changeait des conversations où il fallait toujours veiller à garder le cul serré pour que les humeurs ne sortent pas trop crues. »
Elle décrit comme personne avec sa langue rauque, écorchée et un brin provoc’, l’air glacé qui détruit les bronches, la fatigue, le froid, la tension avec « le sol dessous qui se fait la malle… », la peur qui peut s’emparer du corps et puis tout à coup l’apaisement à la première gorgée de bière qui irradie, l’atmosphère fébrile de ce boudoir de Lucifer où les femmes vendent du rêve ou encore la tristesse qui remplit « de pierres, des pierres bien anguleuses qui me brasseraient sévères ». Autre originalité du roman : le chapitrage qui égrène les heures auxquelles se déroule chaque évènement et renforce sa sensation d’urgence, de personnages à bout de souffle qui n’ont plus grand-chose à perdre et prêts à aller jusqu’au bout…
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