Suite de la chronique de « Clémence Picot » : Littérature urbaine et organique, le rapport entre corps, odeurs et objets/mobilier, un saisissant et complexe portrait de femmes, Le sommeil, cette petite mort où l’on s’évade… Une réflexion sur la notion de « vivant », Commentaires de Régis Jauffret au sujet de Clémence Picot…
Littérature urbaine et organique
Comme tous les romans de Régis Jauffret, la ville, l’écosystème urbain joue un rôle à part entière non seulement comme décor mais aussi presque comme personnage qui interagit avec les héroïnes. On suit Clémence Picot dans ses errances sur les boulevards, devant le BHV où travaillait son père, promenant son chien au parc du Luxembourg…
A chaque fois, elle manifeste une hyper-conscience du fourmillement de la vie, au sens biologique, qui contraste avec cet univers de bitume et de béton : « J’avais conscience aussi des cœurs qui battaient derrière les façades, dans les lits chauds, comme des comptes à rebours. » Les immeubles en sont les pouls palpitants avec leurs « vies empilées les unes sur les autres », les lits les uns sur les autres « comme des caveaux », l’étrange promiscuité qu’ils créent : « (…) nous vivions tous dans cet immeuble comme des ours sur une banquise. (…) Mais l’immeuble liait entre eux ceux qui l’habitaient, nous ne pouvions nier la réalité de la façade dont nous partagions les fenêtres, ni celle de la cage d’escalier et du hall qui permettaient à chacun de s’extraire au boulevard de rentrer chez lui. (…) Nous n’étions séparés l’un de l’autre que par des planchers et des plafonds sans lesquels nous vivrions entassés au ras du sol dans un espace unique. »
Les appartements deviennent des théâtres domestiques ; ce sont des cocons protecteurs qui renferment l’essence de nos intimités (ce qui rend particulièrement insupportable le « viol » de ce lieu transformé en « un appartement ouvert aux 4 vents, où s’engouffrent la pluie, le blizzard et la neige ») et portent sur leurs murs et plafonds la trace de notre ADN.
Jauffret livre une perspective inédite de ce rapport entre corps, odeurs et objets/mobiliers.
« Ils s’étaient déposés couche après couche, ils avaient enrobé les parois intérieures de leur coquille. Ils avaient transformé leur logement en boyau, en organe presque aussi sensible qu’eux. (…) Les objets leur semblaient tièdes et recouverts d’une peau rassurante, ridée par les années de vie commune. » C’est encore Clémence qui déambule nue dans leur salon, s’allonge dans leurs draps ou examine « l’entrejambe usée de leurs sous-vêtements » … L’appartement devient organique, elle lui inflige des coups comme à un être vivant. Ses dégradations et réparations sont presque corporelles : « Peu à peu l’appartement se régénérerait sans présenter la moindre cicatrice. »
Il étudie aussi le rapport entre l’intérieur versus l’extérieur, le dedans et le dehors avec les lumières de la ville qui envahissent le salon ou encore l’occupation de l’espace : « Pour attraper le volet, elle sortirait à demi son corps de l’immeuble. »
« Clémence Picot », c’est encore un saisissant et complexe portrait de femmes aussi bien de Clémence (dont le point de vue nous est imposé) que de sa voisine Christine (amie-ennemie jalousée et désirée), à travers leurs relations troubles et oppressantes, dans un rapport de domination. Jauffret entretient une ambiguïté sexuelle par leur promiscuité corporelle, sans hommes : « Elle est venue me prendre par l’épaule, elle a passé sa main dans mon corsage. Elle m’a dit que je transpirais et qu’il valait mieux que j’enlève mon chemisier. (…) Elle s’est allongée à mon côté, elle m’a dit qu’elle allait se serrer contre moi. »
Le sommeil, cette petite mort où l’on s’évade… Une réflexion sur la notion de « vivant »
On trouve aussi déjà l’idée du sommeil comme une trappe pour s’échapper de la vie provisoirement, idée qu’on retrouve en boucle dans « Fragments de la vie des gens »…
Au début du roman, Clémence Picot explique comment elle se bourre de barbituriques pour ne pas rester éveillée « plus de 20 minutes ». C’est aussi elle qui est chargée à l’hôpital de soulager les insomniaques. Le sommeil apparaît toujours comme une issue de secours, même provisoire : « Le sommeil était au dessus de moi, et à chaque fois que je voulais en aspirer une bouffée il montait un peu plus haut vers le plafond. »
En filigrane, Jauffret ausculte la notion de « vivant » et son corollaire immédiat de la mort, thèmes qui lui sont chers et qui hantent tous ses romans. Qu’est ce qu’être vivant(e) quand on mène une existence comme celle de Clémence Picot ou celle de ses parents ? Comment avoir envie de continuer à vivre dans ces conditions autrement qu’en succombant à la folie d’un chaos cérébral ? « Je continuerais à être vivante, à ressentir quelque chose, une démangeaison, un picotement, qui me différencierait du néant. » Un état de fait vain et destructeur ? Un simple critère biologique ? Une aberration, une dégénérescence de la nature ?
C’est de façon plus générale le sens de la vie et celui de donner la vie versus le néant (« être arraché au néant » selon son expression) qui sont ici explorés. Autant de questions sur lesquelles l’auteur cherche à nous faire réfléchir à travers cette partition magistrale et hautement dérangeante. [Alexandra Galakof]
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Paroles de l’auteur, Régis Jauffret au sujet de son roman « Clémence Picot »:
Genèse du roman :
« J’ai commencé son écriture en 1983. Une carte de restaurant, Le Picotin, était simplement posée devant ma table de travail. Initialement, le livre s’appelait Le Prétendant de Clémence Picot. C’était l’histoire qu’elle avait avec des hommes. Par souci éthique et théorique, j’essayais de faire des plans détaillés, un peu comme Flaubert. Mais ça ne fonctionnait pas. J’ai écrit une nouvelle version en 90, davantage schizophrénique. »
Clémence Picot ou la solitude et l’ennui extrêmes :
« Depuis le début, ce qui m’intéressait, ce n’était pas le côté criminel, mais le côté solitaire. Cette incapacité de sortir du caractère dans lequel on est. On va toujours dans la répétition du même, qui est la répétition du soi. En fait, l’ennui est quelque chose qui me poursuit. Pour ça, j’éprouve une grande solidarité avec les alcooliques. Clémence Picot ne fait rien de sa vie. Elle invente des situations pour aboutir à son morbide dessein, l’infanticide. »
Une adulte privée d’enfance :
« Elle reste dans une façon enfantine de concevoir la réalité. Quand tout est cassé, ça peut s’arranger; les cadavres, c’est un jeu qui tourne mal. Pour elle, il n’y a pas de différence entre le réel et l’imaginaire car elle n’a pas quitté l’enfance puisqu’elle n’en a pas eue. Elle n’a aucun mode d’emploi de la réalité. Elle vit dans la possibilité du conte de fées : monter au ciel, découper un morceau aux ciseaux puis recoudre et repasser les plis comme si rien ne s’était passé. » (Le Matricule des anges)
A noter qu’un ouvrage intitulé « La société des amis de Clémence Picot » signé en 2003 de Philippe Adam rend hommage au roman de Régis Jauffret, en faisant de Clémence Picot une héroïne imaginaire, la tache aveugle d’une autre réalité romanesque. Le lecteur y arpente le bitume parisien à la recherche de cette jeune femme de fiction (ou non ?) en compagnie des membres de la « SACP », dont les tribulations et déboires, de clubs de rencontre en bars de nuit, feront apparaître en creux cette hypothétique Clémence la plus quelconque des femmes idéales, en forme de défi burlesque et incongru.
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