« Lucille » de Ludovic Debeurme, un roman/pavé graphique de 500 pages (qui filent entre les doigts sans même y penser). Une, ébouissante histoire d’amour entre une adolescente anorexique, Lucille et un fils de pêcheur condamné à un destin qu’il refuse. Deux adolescents enfermés dans leur « non-vie », incompris, mal aimés, isolés, dont la rencontre les révèlera à eux même et insufflera un nouvel élan à leur existence. Connu pour ses ouvrages très autobiographiques (« Céfalus » ou « Ludologie ») publiés chez Cornélius, Ludovis Debeurme, 34 ans, réussit ici à se glisser ici avec finesse et subtilité dans la psychée d’un tout jeune homme et plus étonnant d’une jeune fille, avec une incroyable justesse. À travers ce récit âpre, parfois fantasmagorique et très émouvant, il signe ici un vrai petit chef d’oeuvre, marquant du même coup la renaissance flamboyante de la maison Futuropolis. Et devrait même connaître une suite… L’ouvrage vient de remporter le prix René Goscinny, décerné le 4 décembre dernier, « pour son audace narrative et le courage de son propos ».
« Parler de l’adolescence c’est, je crois, parler de ce qui est encore possible. De l’espoir. » Ludovic Debeurme
Visages fermés, butés, corps en souffrance, chaos intérieurs… : tels sont Lucille et Arthur au début de leur histoire, deux adolescents du Nord de la France. La première en crise et bourrée de complexes, vit seule avec sa mère qui ne la comprend pas et succombe à l’anorexie qui la mène à l’hôpital. Le second est victime d’un père marin alcoolique et violent qui finira par se suicider (une malédiction qui plane de père en fils) avec lequel il n’a jamais pu s’entendre en dépit de l’amour mutuel qu’il se portait (il veut le destiner à son métier alors qu’il déteste les poissons à l’agonie et les bateaux).
Mais pas de méprise : en dépit de ce tableau a priori fort noir, ce récit ne verse jamais dans le pathos ou le mélo à deux sous. Ludovic Debeurme parvient à transcender les situations en travaillant au plus près la psychologie des personnages, dans leurs ambiguités, leur complexité et surtout leur fragilité respectives. Seulement esquissés, les personnages conservent leur part secrète qui laisse le lecteur interpréter ou se reconnaître. Ainsi Lucille est elle « surprise » à se caresser en fantasmant sur son prof qu’elle hait pourtant puis à s’observer avec dégoût, nue, devant son miroir tandis qu’Arthur, rabaptisé Vladimir à la mort de son père comme le veut sa -pesante- tradition familiale, se livre à des expériences satanistes.
D’abord observés séparément, leur chemin se croisera à plusieurs reprises avant de s’unir définitivement. Mais encore une fois, tout effet téléphoné est évité. La surprise est ménagée à chaque fois. Pour échapper à l’oppression familiale, ils décident de fuguer et partent à la découverte du monde (et plus particulièrement de la Toscane en Italie) et surtout d’eux-mêmes. Une folle tentative d’évasion humaine et graphique. Telles deux chrysalides (matérialisées par des représentations de leur corps en insecte), ils feront l’objet de mutations progressives au fur et à mesure de leur évolution psychique et de leur épanouissement. A ce titre, la scène de la baignade dans un cours d’eau trouvé sur leur chemin est d’une grâce absolue : Lucille vainc enfin ses complexes et parvient à se dénuder et se baigner. Son corps et son visage sont alors sublimés tels celui d’une sirène. Le corps et ses mouvements occupent d’ailleurs un rôle majeur dans ce récit à tel point que les deux adolescents semblent faire partie d’un ballet où leur cheminement s’apparente à une danse. La première fois amoureuse qui aura lieu entre eux est aussi très touchante et d’une délicatesse rare. Elle illustre, sans voyeurisme, la maladresse et le désir si longtemps refoulés de ces deux êtres brimés qui laissent enfin s’exprimer leurs pulsions charnelles.
Très réaliste, le roman revêt, par intermittence, des allures oniriques voire freudiennes, renforçant son impact émotionnel. A travers notamment des ellipses et des détours par les cauchemars, fantasmes ou souvenirs d’enfant des personnages. Dans une scène poignante, Arthur-Vladimir se remémore par exemple l’attente de son père qui se saoulait au bar et où le niveau du verre devenait une jauge d’ennui (son père lui promettant qu’ils s’en iraient lorsqu’il sera vide mais le remplissait sans cesse)…
Tout le talent de Ludocvic Debeurme réside dans son art à faire surgir l’énergie, la tendresse et l’amour qui permettront à ces deux êtres en perdition de renaître, tout en instaurant un troublant sentiment de proximité avec le lecteur. Et l’on se retrouve happé par le tourbillon désespéré et pourtant plein d’espoir de ces destins écorchés. L’issue sera tragique, mais rien n’est joué car un deuxième tome est annoncé…
Deux ou trois choses qu’on sait de Ludovic Debeurme et de Lucille…
Lorsqu’on le questionne sur ses sources d’inspiration, il répond que l’idée lui est venue alors qu’il traversait une période de vie créatif. « J’avais en tête de faire une suite à Ludologie, mais j’avais de moins en moins envie d’autobiographie, parce qu’en racontant sa vie il y a des choses qui ne sont pas esquissables. Je ne pouvais par exemple pas parler de l’alcoolisme de mon père… J’ai donc commencé Lucille dans un moment d’indécision, en partant en Picardie passer du temps dans une vieille maison de pêcheur au bord d’une falaise. J’ai alors eu, pour la première fois, envie de concevoir une vraie histoire, même si le fait de prendre la parole à la place de mes personnages m’a très vite angoissé« .
Pour y pallier, il s’est ainsi longtemps documenté en particulier pour créer Lucille. Il a notamment découvert l’existence des sites pro-ana qui valorisent l’esthétisme des corps amaigris comme une sorte de mythe de la pureté. Lui-même, confie-t’-il, a entretenu durant son enfance un conflit avec la nourriture. Pour autant, il souhaitait à tout prix éviter l’écueil de la télé-réalité qui adopte des approches frontales et sensationnelles de la maladie. « Je voulais entrer dans l’histoire par morceaux, sans juger mon personnage. » C’est aussi le thème de l’héritage générationnel qui l’intéressait dans cette histoire. Debeurme explique avoir été sous l’influence de la psychanalyse pour ses premiers livres et de s’être orienté plutôt sur les thèses de Bourdieu sur l’habitus et les transmissions pour celui-ci.
On a aussi beaucoup parlé de la forme graphique en la comparant à celle des américains Daniel Clowes ou Chris Ware : une construction fluide, affranchie des cases et des bulles, offrant ainsi plus d’espace et de respiration au récit. A l’image de son scénario, venu intégralement au fil de la plume et sans story-board ni texte préliminaire. Son trait est emprunt d’une certaine étrangeté presque Lynchéenne (têtes ou yeux démesurés, corps en forme de têtard), qui trouble au premier abord avant d’immerger totalement dans son univers à la fois hérissé et dépouillé.
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