Le prolifique Arnaud Cathrine revient en cette rentrée littéraire de janvier avec La Disparition de Richard Taylor, sixième roman qui rompt quelque peu avec son style au spleen élégant pour une écriture plus pragmatique voire humoristique. Inspiré d’une nouvelle initialement écrite par l’auteur pour la revue Remix, il fait écho aux premières pages du livre de la romancière écossaise A.L. Kennedy « Le Contentement de Jennifer Wilson » qui en constituet le point de départ. Souvent inspiré par des terres d’ailleurs (le désert texan de « La Route de Midland », le Liverpool « des Vies de Luka », le village perdu d’Estrémadure de « L’invention du père »), il investit cette fois l’Angleterre londonienne au Kent en passant par le Somerset pour mettre en scène la fuite desespérée pour des motifs obscures d’un homme à travers dix voix de femmes. Un roman polyphonique, tendu et noir, qui restitue habilement l’essence d’un homme à travers ses résonnances féminines et où l’on retrouve cette inquiétante étrangeté alliée à ses thèmes de prédilection que sont la perte, la solitude, les non-dits du huis clos familial ou encore l’abandon, qui baignent ses précédents opus.
« Hier, j’ai croisé mon reflet dans la glace, j’ai réalisé que j’avais 30 ans, une vie affective désolante, inféodé que je suis à tes griffes et à celles de Susan, et c’est tombé comme évidence, que dis-je, un couperet.«
Qui est donc ce mystérieux Richard Taylor ? Mari déserteur, infidèle, fils « rentré » et indigne, frère « modèle » par faiblesse et fainéantise, amant fatigué qui subit plus qu’il ne vit son existence ? C’est à cette question lancinante que le roman d’Arnaud Cathrine se propose de répondre comme on reconstituerait une énigme en collectant au fil des pages autant d’indices sur son identité.
Mais reprenons du début : Richard Taylor mène une vie paisible de petit bourgeois dans un quartier tranquille de Londres, avec son épouse Susan et leur petite fille qui vient de naître. En apparence il a donc tout du père de famille comblé. Mais comme souvent les apparences sont trompeuses et le héros ne tardera pas à laisser tomber le masque de ce bonheur illusoire pour… disparaître. Sans plus de formalités, abandonnant femme et enfant avec pour toute explication un mot griffoné à la hâte qui exprime sa sensation d’étouffement et son départ inopiné pour Tokyo. Commence alors pour lui un voyage vers cette destination qu’il n’atteindra jamais, jalonné de rencontres féminines qui seront autant de voix pour dessiner l’identité de cet homme « en cavale » et surtout à la dérive… Chaque chapitre donne la parole à l’une d’elles – de Susan, l’épouse conformiste à Rebecca la passionnée complexe en passant par une collègue de Richard à la BBC, l’amie d’enfance, voisine ou même sa propre mère…-, qu’elles soient de simples aventures ou des relations plus durables. Clin d’oeil à l’une de ses références majeures : la dramaturge Sarah Kane, en pleine crise de désarroi, croisera aussi le fugitif tout aussi perdu qu’elle.
Point commun : elles ont toutes connu Richard Taylor, avant ou après sa « disparition ». Chacune l’aimera et le perdra, à sa façon, non sans avoir recueilli une confession de cet homme en déroute et tenteront de cerner et de comprendre son malaise refoulé et ses non-dits : ses aspirations artistiques avortées, son conflit paternel… Au fil des années, huit exactement, son exil prendra une couleur fantômatique au fur et à mesure qu’il se lasse de tous ses rôles, sans trouver celui qui lui convient, jusqu’à sa fin tragique.
Arnaud Cathrine interroge ici la lâcheté humaine et plus particulièrement masculine (que l’on retrouve fréquemment chez les auteurs dits de la génération des trentenaires) et ses conséquences. Que se passe-t-il lorsque l’on décide soudain de tout abandonner, lorsqu’on ne peut plus ou ne veut plus assumer ce qui fait notre vie ? Peut-on réellement tout recommencer et faire table rase du passé, renaître en quelque sorte, devenir un homme neuf quand derrière soi les spectres du passé bruissent… ?
On pense au « Démon » d’Hubert Selby pour le côté « homme en lutte contre lui-même » et frénésie de l’adultère, même si les mobiles et le contexte sont bien différents ou encore à une nouvelle (« En douce ») de son confrère et grand ami Olivier Adam dans « Passer l’hiver » où un homme plaque tout pour partir au Portugal. L’auteur a t-il peut-être aussi été inspiré par cette histoire vraie de « Piano man », un jeune-homme sans mémoire retrouvé sur une côte anglaise. Le principe du portrait en creux à travers les voix d’autres personnages avait aussi été utilisé par Emilie Frèche pour Une femme normale.
Alors que son héros est plutôt antipathique même si sa fragilité peut le rendre attachant, ses personnages féminins témoignent tous d’une grande générosité et énergie, « femmes-refuges » qui le réconfortent comme elles peuvent. Elles sont résolument du « côté de la vie ». « J’avais besoin de ce regard féminin, car c’est souvent que, dans mon existence, il m’a fait avancer et sauvé. » explique l’écrivain.
L’auteur interroge aussi les aléas d’une destinée et des choix de vie que nous opérons. Comment ne pas se tromper et les erreurs sont elles irréversibles lorsqu’on devient « étranger à sa vie » comme l’est Richard Taylor ? Comment ne pas se mentir à soi-même et s’extirper des mensonges familiaux, thèmes « Cathriniens » par excellence… ?
Autant de questions qu’Arnaud Cathrine pose dans ce texte singulier dont on goûtera tour à tour le mordant, la violence, la pudeur ou encore le désarroi et qui passe subtilement du mode burlesque au dramatique. « Certains de mes amis ont découvert une veine burlesque dans ce texte et m’ont encouragé à poursuivre. J’ai pensé alors à un recueil de nouvelles puis est venue cette construction polyphonique autour de cet homme.», a-t’il confié au journal Le Monde. Il entremêle, avec une justesse rare, les voix et les registres jusque dans leurs soudaines variations de timbre et de lexique et dévoile ainsi une gamme riche des sentiments humains.
Parfaitement construit, ce roman puzzle agence chacun de ses chapitres comme autant de pièces qui viennent s’imbriquer précisément les unes aux autres pour en restituer progessivement et subtilement le sens profond et distiller sa noirceur. Un beau roman choral à la fois sombre et cruel, traversé d’un humour grinçant où la dimension théâtrale affleure à travers des dialogues vifs et souvent intenses. « Etincelant comma la lumière du jour vue à travers un rideau de larmes. » selon l’expression d’Héléna Villovitch.
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