Dans « La Théorie quantitative de la démence », Will Self, un des auteurs britannique en vogue, sacré par la prestigieuse revue littéraire britannique Granta comme « chef de file de la nouvelle fiction anglaise », s’est donné pour mission d’explorer et de mesurer, tel un entomologue, les différentes formes de folie qui peuplent notre quotidien, et plus particulièrement celle des quartiers populaires de Londres, de Camden à Gospel Oak en passant par Crounch End… Charles Bukowski qui a dit « Certains ne deviennent jamais fous… Leurs vies doivent être bien ennuyeuses » aurait sans doute apprécié cette auscultation du « plus sacré des sanctuaires modernes » : l’esprit.
Avant « Mon idée du plaisir », histoire d’un consultant en marketing aux prises avec son gourou et son Œdipe, et « Les grands singes », tableau d’une société simiesque effroyablement germaine de notre monde humain, il signe ce premier recueil de nouvelles, annonciateur de son univers satirique mâtiné de surréalisme psychédélique. Un prétexte pour laisser libre cours à sa fantaisie et à son humour au gré de six nouvelles mettant en scène un monde loufoque où les morts connaissent une seconde vie dans le Nord de Londres, où les chercheurs scientifiques et autres éminents médecins et psychologue s’avèrent aussi timbrés que leurs patients. Il livre ainsi un catalogue raisonné de tous ces dingues qui ne sont pas toujours ceux que l’on croit… La distanciation crée le malaise: les valeurs se renversent sans qu’on y prenne garde. Le paranormal devient normal, et le quotidien dément. Flirtant avec le fantastique, l’auteur parvient à inquiéter son lecteur tout en le faisant sourire, mais malgré des thèses et trouvailles intéressantes il se perd malheureusement souvent dans des longueurs maladroites qui alourdissent ses récits…
« Ce n’étaient pas des névrosés de salon, des bohèmes excentriques. ici, c’était du sérieux. Du vrai désespoir, de la vraie aliénation, de la vraie tristesse, qui jaillissaient comme un flot de sang intarissable d’une artère sectionnée.«
C’est dans le quotidien ordinaire britannique de Londres que Will Self traque la folie de ses condisciples, des gens « respectables » comptable, chercheur, thérapeute…, ne manquant pas de les brocader au passage !
On débute cet itinéraire avec un vieux garçon parano effondré par la mort subite de sa mère (nouvelle : « Le livre des morts de Londres-Nord »). Dépressif, il s’efforce de faire son deuil jusqu’à ce qu’il finisse par croiser un jour la défunte faisant tranquillement ses courses à Crouch End… Et malgré son émotion lorsque la ressuscitée l’invite (comme si de rien n’était) à prendre une tasse de thè (of course !) se fera tout de même cette réflexion : « Je ne voulais pas me l’avouer, mais Maman réussissait à m’énerver autant morte que vivante. »
Entre hallucination et histoire abracadabrante de vie parallèle des morts dans la banlieue Nord de Londres, cette nouvelle joue sur le registre d’un humour bon-enfant teinté d’ironie acerbe.
Après cette petite mise en bouche gentillette, il nous entraîne à la découverte des arcanes d’un hôpital psychiatrique de Camden Town (« Service 9 »), une des nouvelles les plus réussies du recueil.
Le narrateur vient d’y être recruté comme « arto-thérapeuthe » (thérapie par l’actvité artistique) et découvre avec stupeur un monde peuplé de malades mentaux, dérangés, schizo délirants, hypermaniaques… A travers ses premiers mois d’initiation, l’auteur livre un portrait inquiétant de ces insitituts en restituant avec acuité l’ambiance à la fois industrielle et médicale qui y régne : son architecture « sépulcrale » et monstrueuse faite de « croisillons de passerelles », ses « gigantesques cubes bardés de déflecteurs et d’incinérateurs », la lumière crue des néons grésillants, ses odeurs javellisées, les « barres d’acier, rouages caoutchoutés, cylindres plastifiés »… des parois, etc.
Les déambulations du héros dans les couloirs de l’établissement donnent lieu à de très nombreuses descriptions de ce lieu hors du commun :
« L’hôpital était grand. Vraiment grand. Avec ses lumières clignotantes, ses conduits éructants et ses antennes enchevêtrées, sa masse énorme semblait s’intégrer au paysage céleste, et le lent glissement des cumulus pouvait donner l’illusion qu’il se mouvait sur un immense vaisseau spatial vers quelque port lointain ou quelque autre hôpital plus grand encore qui l’avalerait tout entier. »
Et dresse bien sûr un portrait haut en couleur de la faune qui le peuple aussi bien du corps médical que des patients.
Les descriptions de ces derniers sont particulièrement incisives et vivantes : « Ils étaient comme des habits vides maintenus à la verticale par l’électricité statique. »
Et pointe l’inversion des valeurs sociales dans ce monde à part : « Mais dans le service 9, la démence agissait comme un grand égalisateur. On dit que les réfugiés n’ont pas de classe sociale. Les Anglais sont tellement dépendant des classes que, lorsque deux Anglais se rencontrent, ils se livrent d’instinct à un calcul mental ultrarapide pour se jauger. La moindre trace d’accent, le moindre détail vestimentaire, la moindre particularité de langage sont analysés pour produire la formule finale qui fixera les coordonnées permettant de situer le personnage et de déterminer l’Attitude. Or les patients du Service 9 s’étaient écartés de ce principe, on ne pouvait pas les jauger de cette façon. Je les divisai donc mentalement selon les groupes suivants : les acariâtres, les drogués, les mélancoliques, les schizos et les maniaques. »
Au fil du récit on réalise que la frontière entre « normalité » et « folie » devient de plus en plus floue car après tout comme le souligne un des malades : « Nous nous comportons d’une manière que d’autres choisissent de décrire comme démente. Nous sommes simplement non conformistes.«
Cette nouvelle rappelle un peu à l’univers dépeint par Chuck Palahniuk dans « Choke » ou encore celui de Ravalec dans sa nouvelle « Les clefs du bonheur » (centre de réinsertion).
La nouvelle qui a donné son (particulièrement alléchant !) nom au recueil, « La Théorie quantitative de la démence » donc, nous éclaire elle davantage sur ce rapport étroit entre norme et démence et imagine un farfelu principe de vases communicants pour réguler le débordement de la folie au sein des différentes communautés humaines.
« Il m’est apparu peu à peu que la conception généralement admise jusqu’ici de la maladie mentale était philosophiquement suspecte. la séparation entre médecin et patient correspondait à une hypothèse épistémologique sans fondement. » A travers les explications de l’inventeur de cette théorie qui nous retrace les différentes étapes (toutes plus saugrenues les unes que les autres) pour arriver à ces troublantes conclusions : il n’y aurait qu' »une quantité donnée de santé mentale dans une société donnée à un moment donné« . Et de calculer le « quotient psychosanitaire » d’une société !
Aussitôt récupéré par les médias, les scientifiques et même les politiques, sa théorie et ses applications (en particulier celle d’échanger entre différents groupes donnés une période d’instabilité mentale contre une période de stabilité totale) font scandale.
Au passage, il ne manque pas de se moquer gentiment de ces accros aux thérapies (analyse freudienne, rebirth…) et au valium et névrotiques en tout genre… Ou encore de la société dorée des universitaires en imaginant leur ghetto où le taux de santé mentale aurait été régulé tout en précisant ironiquement : « Les classes privilégiées s’autodétrusaient également par l’alccol, mais, à part ça, on observait très peu de pathologies majeures. »
C’est aussi une attaque plus générale contre le champs de sciences humaines et le « fascisme psychique et taxinomique d’un gang de vieux schnocks » comme il le qualifie. Un des chercheurs (le Dr Alkan) va même jusqu’à se croire « victime d’un complot des psychiatres communistes » !
Dans la nouvelle A la découverte des Ur-Bororos, il brocarde l’anthropologie, à travers le personnage de Janner qui découvre que, finalement, la peuplade à laquelle il a consacré toute sa vie était d’une effroyable banalité et se révèlent être des » gens profondément chiants « , qui n’ont aucun intérêt et qui le savent. Et de s’étonner que «malgré leur ennui déclaré ils trouvent le moyen de s’ennuyer mutuellement encore davantage». .
Bref, on le comprend Will Self s’amuse beaucoup ici à épingler nos névroses et nos grandes théories sur tout. C’est d’ailleurs l’humour (par l’absurde) omniprésent de l’auteur, basé sur un faux sérieux très académique quasi-clinique, pour échafauder des théories et autres équations totalement farfelues, qui constitue le principal intérêt de ce recueil. On lui reprochera néanmoins de pêcher parfois par une narration « alambiquée, touffue, difficile à suivre ». comme l’écrit lui-même Self en se moquant de l’un de ses conférenciers de personnage…
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