Histoire d’amour de Régis Jauffret: Un homme. Une femme. Une rencontre furtive dans un wagon de métro. Un coup de foudre et… le début d’une romance ? Chez Régis Jauffret l’équation est plus complexe et vire plutôt à l’anti-romance. Publié en 1998, ce roman court, dense et hautement troublant imagine une « histoire d’amour » à la fois diabolique, parfois intenable et pourtant intense où le verbe aimer prend les visages les plus pervers jusqu’à la limite la plus extrême. L’un des romans les plus forts et les plus marquants de l’oeuvre de cet écrivain singulier, explorateur infatigable du quotidien, de ses névroses et non-dits, expérimentateur audacieux de la langue et des schémas narratifs, qui partage la noirceur et le cynisme émouvant d’un Michel Houellebecq (sans en avoir étrangement la notoriété ?)…
« Je comprenais qu’elle ne souhaite pas toujours ma présence, mais mon envie d’elle était plus forte que tout ce qu’elle pouvait éprouver. Il fallait qu’elle s’habitue, je finirai par me fondre avec les meubles, l’évier, le frigo, le plancher, les fenêtres.«
Cela commence comme une scène de « Jeanne et le garçon formidable » pour très vite s’engager sur la pente plus dangereuse d’un film d’Haneke. « Histoire d’amour » n’est pas non plus sans rappeler aussi le début de « Notre histoire » de Bertrand Blier (visuels d’illustration ci-dessus et ci-dessous), où Alain Delon, garagiste alcoolique poursuit une jeune inconnue abordée dans un train et va jusqu’à s’installer chez elle contre son gré (le dénouement ensuite est tout autre).
Un homme aperçoit une femme dans un wagon de métro. Son corps, ses seins généreux, son ventre élastique « terminé d’un sexe chaud et sec collé au sous-vêtement ». Immédiatement, il la désire. Un désir physique irrépréssible. Une envie de la posséder à l’instant. Avec ou sans son consentement. Ainsi débute « l’Histoire d’amour » de Régis Jauffret. Une histoire directe sans préliminaires. Le désir à l’état brut d’un homme pour une femme inconnue. Un désir sexuel et absolu qui tourne très vite à l’obsession amoureuse et surtout corporelle (puisque cette femme ne lui parlera jamais). Le terme d’amour est donc bien ironique ici car c’est avant tout une histoire sur la possessivité et la domination qui nous est ici contée. Une histoire à sens unique vécue sous la contrainte.
En treize chapitres rapides et secs, l’auteur brosse le portrait inédit d’un violeur, homme de la vie de tous les jours respectable (professeur d’anglais), apprécié de ses amis, qui pourchasse inlassablement sa proie. Son dévolu s’est porté sur une femme, Sophie, qui n’a semble t’il rien d’exceptionnel, une jeune et presque insignifiante vendeuse de confiserie vivant dans une banlieue banale comme tant d’autres… Mais c’est Elle. Il ne se l’explique pas d’ailleurs : « Je ne comprenais pas mon obstination, cette fille était un personnage tout petit. »
De filature en harcèlement téléphonique en passant par l’espionnage jusqu’à l’effraction de son domicile, les coups physique et enfin les viols, il s’acharne et repousse sans cesse les limites, sans parvenir à se réfréner (et sans vraiment le chercher). Véritablement immergé dans ses pensées et sa pyschée malade, le lecteur vit ses moments de doute, ses stratégies ou encore ses tentatives de détachement (« Je ne me souvenais plus d’elle. Elle était dans ma mémoire une avalanche d’images superposées. ») puis subitement des crises d’Elle encore plus fortes (« J’avais envie de voir Sophie immédiatement, et de lui proposer de mener une vie commune »).
« A certains moments, j’avais l’impression que je pouvais me passer de vie sociale, de contacts humains, puisque je l’avais là, en moi, servile comme une jambe, un bras comme ma langue reposant paisiblement dans ma salive et prête à se dresser à la moindre réquisition du cerveau.«
Pourtant ce n’est pas une « banale » histoire de viol. C’est beaucoup plus insidieux et en cela beaucoup plus dérangeant. Une sorte de normalité s’instaure dans les actes odieux du narrateur (hormis l’incarcération du début qui reste sans conséquence). Il bascule dans le licite et le légitime puisqu’il n’est pas puni de ses crimes et obtient même gain de cause au final (sa soumission totale). Et c’est ce qui est fascinant et captivant dans ce récit hors norme, ancré dans le quotidien et pourtant aux accents irréels presque kafkaïens. Le récit de ce désir dévorant. Un désir organique (« J’aimais son grand front, son nez fin, et surtout sa bouche aux bonnes lèvres. Elle avait de très petites oreilles, un peu décollées, et un long cou au bout duquel sa tête oscillait. J’aurais voulu qu’elle se mette à rire, afin de voir toutes ses dents.« ) que rien ne peut enrayer, pas même la loi ou la volonté de l’héroïne qui demeure étrangement passive (elle lui ouvre la porte, n’appelle pas la police, sa mère offre même un café à son bourreau…) si ce n’est ses esquives (avec toujours le sentiment qu’elles sont teintées de sado-masochisme ?).
« Elle criait moins fort, je lui disais d’arrêter de pleurer. Je me demandais si elle consentait au coït que nous étions en train d’avoir ensemble, ou si elle était sincère dans sa protestation. J’allais et venais en elle de plus en plus vite, parfois même je laissais sortir ma verge pour le plaisir de l’introduire à nouveau d’un coup de reins. Elle ne me griffait plus, elle poussait un gémissement qui me semblait hybride et qu’elle arrosait de sanglots nourris.«
Régis Jauffret explore ici ce moment de bascule où au lieu de renoncer à une pulsion, on y obéit jusqu’à en devenir l’esclave. Où l’on ne maîtrise plus. Où tout raisonnement objectif disparait. Tout est (ré)-interprété (et déformé) sous l’angle de sa passion et de ses besoins obsessionnels pour les satisfaire coûte que coûte, même en se trouvant les pires prétextes à sa cruauté (il ne cesse d’essayer de se convaincre que sa proie n’est pas entièrement réticente à ses avances et ses assauts répétés) : « Je l’ai pénétré doucement, elle était souple sous mon corps. J’appréciais de la posséder là, dans un endroit insolite. Je suis sûr qu’elle éprouvait quand même une certaine joie à se sentir réduite à une ouverture qu’elle ne pouvait défendre, contrairement à une bouche qui peut serrer les dents. »
Avec son écriture faussement plate, parfois froidement clinique ou même animale (« Je n’avais pas d’érection », « Son odeur persistait encore dans la voiture », « Je l’ai extraite de la voiture »…), que le narrateur d’une de ses nouvelles qualifiait de « sec comme du fil de fer, à peine barbelé çà et là d’épithètes exsangues comme des chiffres », ce qui est un résumé parfait de son style, l’auteur parvient à créer, contre toute attente, un puissant climat d’angoisse sexuelle. Le cadre domestique rassurant devient soudain le théâtre menaçant d’agissements odieux. Jauffret parvient à restituer la détresse ou au contraire l’attraction que peuvent exercer un canapé, le salon, le couloir, des pas humides sur une moquette, des formes moelleuses dans un peignoir, la cafetière, la baignoire, un lit où reste imprimée la chaude empreinte d’un corps où l’on se colle contre le mur pour échapper à son tortionnaire… ll y a souvent du Hopper dans ses descriptions de « scènes d’intérieur » servies par des phrases minimalistes. Un Hopper rendu terrifiant par l’attaque du prédateur dans l’intimité la plus profonde de sa victime (son corps et son domicile). Une impression de malaise renforcée par les spéculations tortueuses dans lequel se projette le héros principal qui se perd régulièrement dans de multiples scénarios qui auraient pu advenir si…
Un exercice labyrinthique et une mise en abyme dont l’auteur est un expert (et qu’il poussera d’ailleurs à l’extrême dans « Univers, univers »). Enfin l’auteur poursuit ici ses portraits, sans complaisance, d’une féminité dépendante, névrosée et un peu perdue… pour un conte noir et douloureux.
En complément: un entretien vidéo avec Régis Jauffret
4 Commentaires
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Belle analyse, Alexandra.
Régis Jauffret fait partie des intervanants aux Journées citées par Anne Sophie plus haut sur le thème "Les fictions mentales"
Merci ! Quelle est ta propre analyse de ce roman si tu l’as lu ?
J’aimerais avoir une perception masculine.
Pour l’anecdote, Histoire d’amour a eu bp de difficultés à trouver un éditeur avant que Verticales n’accepte de le publier.
Jugé trop subversif à l’époque…
PS : Régis Jauffret sera aussi à la librairie « Les cahiers de Colette » demain à 17h30 http://www.lescahiersdecolette.com/index.php?page=evenement&ISBN=9782070783
une perception masculine péremptoire : c’est de loin son moins bon livre.
(laule, t’as vraiment pas de pot avec tes critiques, pourtant je suis fan je le jure je le prouve)
Par chance, je n’ai pas découvert Jauffret par ce bouquin sans quoi je n’aurais pas eu la curiosité d’y regarder plus loin. Le buzz littéraire autour est sans doute plus compréhensible : les bonnes grosses scène de cul bien glauques à la gérard devilliers c’était très hype sur le marché dans ces années là (particules élémentaires etc…)
Plus sérieusement, il me semble que c’est un livre très marginal dans l’oeuvre de jauffret, qui venait peut être prolonger un travail sur le corps de l’autre entrepris dans un ouvrage précédent (stricte intimité). Je vois deux pôles dans le style de jauffret tel qu’il s’est constitué dans les années 90 : d’un coté l’imaginaire délirant, les métaphores en métastase, le conditionnel. De l’autre le style sec, clinique, comportementaliste. C’est de la rencontre de ces deux styles que sont sortis tous les grands bouquins de jauffret, à commencer par clémence picot.
Histoire d’amour est entièrement écrit dans le second style, sans imaginaire, sans issue. Sans doute pour dire voilà, c’est le point de vue d’un mec. Reste que… c’est chiant à lire. Quelques années plus tard heureusement, il a réussi un portrait de prédateur sexuel infiniment plus réussi, malicieusement intitulé autobiographie.
(j’attends d’ailleurs impatiemment ta critique sur ce bouquin là).
Merci de cette perception masculine très intéressante.
Bien sûr, je ne suis pas d’accord !
"les bonnes grosses scène de cul bien glauques à la gérard devilliers"
> Quelle horreur ! C’est vraiment comme ça que tu l’as ressenti ?
Bizarre moi qui suis une femme ça ne m’a pas du tout fait cet effet là (suis-je une perverse qui s’ignore ?!). Les "coïts" comme il les appelle très cliniquement dans le roman me sont plus apparus comme des sortes de ballets à la fois violents, fascinants et étranges. Difficile à expliquer comme impression… Au delà de l’aspect physique, il y a surtout cette tension psychologique intense et cette angoisse qui pèse à chaque page.
C’est très intéressant ton analyse des "deux pôles" de l’œuvre de Jauffret.
Je réalise pourquoi j’ai aimé alors : j’adore tout ce qui touche au comportemental même si cela implique une certaine distance et une part d’énigme (on ne comprend pas toujours les motivations et actes des personnages).
Je n’ai pas encore lu Autobiographie, je vais donc me le réserver (pas pour tout de suite hélas…) pour comparer avec Histoire d’amour. Jauffret fait partie des rares auteurs dont j’ai envie de lire tous les livres ou presque.
Merci encore de tes éclairages riches sur cet auteur.