Dans ce recueil publié en 2000, Régis Jauffret invente une nouvelle forme de nouvelle (terme qu’il n’aime pas) : le « fragment socio-littéraire » ou encore le « micro-roman ». Mille morceaux de vie tranchants et hérissés capturés sur le vif et qui se lisent comme on entrerait par effraction aux domiciles des « gens » : couple, famille ou célibataire en crise… Comme on épierait par la fenêtre de ces immeubles, barres de concentré de vie, de désespoir, ennui ou découragement ordinaires. Les petites et grandes tragédies modernes de l’humanité urbaine en 56 actes. Régis Jauffret, peintre ultra-réaliste des micro-sociétés dans la société brosse ici, à grands coups de pinceau noir, ses angoisses et névroses individuelles. Trajectoires à pic de ces anonymes en souffrance, au malaise insoluble. Une écriture en apnée où jamais l’auteur ne laisse le lecteur reprendre son souffle pour mieux l’engouffrer dans les marécages de l’existence…
« Ces gens étaient accrochés à leur morceau de vie comme des naufragés, prêts à subir toutes les humiliations pour obtenir le privilège de pouvoir continuer à embarrasser appartement et bureaux…«
« Fragments de la vie des gens » est un objet littéraire insolite à mi-chemin entre l’exercice de style et la fiction. Ces fragments sont l’oeuvre d’un écrivain obsessionnel, malade de l’observation de son entourage (en particulier des femmes) dont ils dissèquent chaque particule de leur quotidien anorexique, de leurs gestes et leur portée symbolique. On se retrouve ainsi face à une cinquantaine de variations sur les thèmes de la solitude, l’impossibilité de vivre, « d’affronter l’existence », le renoncement et la dépression qui envahit chaque recoin des appartements, principaux théâtre ou champ de bataille de leur déroute et de leur auto-destruction progressive.
De page en page, on croise des archétypes de femmes (frigides dégoutées des hommes qui les fuient) et d’hommes (aigris par leur désir sexuel inassouvi et leurs échecs professionnels) identiques qui jamais ne parviennent à se comprendre et s’agitent en boucle, à quelques détails près, dans des contextes différents. Des personnages qui coulent, « lourds comme des statue », dans les bas-fonds de l’existence. Leur conception de l’avenir ? « Une catastrophe en perspective. »
« J’étais fondue dans l’atmosphère, je ne faisais pas le moindre pli sur la rétine du personnel.«
L’auteur nous entraîne dans l’intimité désolante d’épouses subissant le « devoir conjugal » comme un viol, paranoïaque, tyrannique, possessive, querelleuse, meurtrière, de mères aux portes de la folie, fugueuse, démissionnaire en conflit avec leurs enfants qu’elles rêvent de « jeter » ou de remplacer par des « plus vigoureux », de veuve inconsolable ou de célibataires vieillissantes qui recherchent désespérément un peu de chaleur humaine ou un dernier frisson érotique telle cette maniaque de la propreté qui va jusqu’à revenir honteuse au bureau pendant ses congés ou vieille fille avec sa mère mourante à charge…
« Elle serait enfin seule, elle se recoucherait. Elle attendrait que quelque chose surgisse en elle, l’image de quelqu’un ou un simple détail (…) A la place, elle n’avait que son cerveau baignant dans l’eau obscure de l’angoisse, avec des cercueils flottant partout comme des kayaks à la dérive.«
Elles prennent beaucoup de bains, se couchent le plus tôt possible, se réfugient dans des cafés où elles tentent de se joindre aux conversations en vain, errent dans les rues la nuit, ingurgitent des pizzas, ne supportent pas la plage se tourmentent dans leurs draps glacés pendant leurs nuits insomniaques, s’oublient quelques heures dans un sommeil opaque, pleurent, téléphonent au médecin ou à leur patron pour les prévenir de leur absentéisme ou pensent beaucoup à se jeter par la fenêtre de leur salon…
Les maris, quand elles en ont sont souvent « des corps encombrants » et leurs enfants des petits animaux qu’elles « traînent à l’école ». Jauffret s’acharne à décrire l’inconstance féminine et ses sautes d’humeur : ses héroïnes, des « femmes au bord de la crise de nerf » veulent toutes une chose et son contraire. Elles sont fatiguées d’avance, instables, fragiles voire hystériques. On pense aux films « Une femme sous influence » de Cassavetes ou encore « Sue perdue dans Manhattan » d’Amos Kollek avec un soupçon de Mrs Dalloway de Virginia Woolf.
Elles courent dans l’existence comme des oiseaux fous en cage en se heurtant aux parois sans trouver la sortie tant désirée. On a envie à la fois de les détester (pour leur fainéantise, irresponsabilité et égoïsme) et de les protéger.
« Elle entrerait peut-être en relation avec une intelligence lamentable, qui ne comprendrait rien de ce qu’elle lui dirait en dehors de mots simples comme voilà, caillou, le pingouin, sachet de jambon, et qui ouvrirait des yeux ronds si elle évoquait sa faculté de souffrir du moindre dysfonctionnement intérieur.«
Rien ne parvient à les extraire ne serait-ce que quelques instants à leur douleur. « Rien ne la distrairait et le soir venu elle aurait envie de passer la nuit à marcher dans les rues jusqu’au matin avec l’obstination des fous. » Toutes leurs tentatives se soldent par des échecs. Même le vin n’y parvient pas : « Elle commandait encore un verre, elle aurait voulu être un peu ivre, mais elle gardait les idées nettes comme des figures géométriques. »
Si l’auteur avoue sa prédilection romanesque pour les personnages féminins (« Un intellect de femme est plus complexe donc plus intéressant sur le plan romanesque (…) Les femmes pensent plusieurs choses en même temps, ont plusieurs avis. On a aussi davantage de raisons de les connaître. Un homme ne vous rend pas heureux, ne vous fait pas souffrir, ne vous pousse pas au suicide. » a t’il confié au Matricule des anges), il met aussi en scène quelques hommes dont un écrivain qui pourrait bien être l’un de ses doubles : incompris de sa famille et complexant sur sa médiocrité.
Jauffret illustre ici, comme personne, l’aliénation mentale et sociale subie chaque jour, en se plaçant du côté de ceux qui y succombent. Sa langue mordante, d’une précision clinique sait trouver les « métaphores inédites » et virtuoses pour décrire le ressenti physique et psychique de leur intolérable condition humaine : « Les soucis formaient en elle comme un gros coussin où il lui suffisait de poser la tête pour s’endormir.« , ou « Il lui semblait que sa voix se posait sur sa joue comme un mollusque«
Une écriture qui suinte et repose sur l’observation minutieuse, quasi sociologique, de ces drames domestiques qui se jouent quotidiennement autour de nous, ces drames profondément intérieurs qu’on ne voit ni n’entend. Et pourtant qui bourdonnent comme un bruit de fond devenu presque normal dans les villes broyeuses d’âmes.
Comme le dit l’une de ses narratrices, on a l’impression que l’auteur a suivi les gens chez eux pour « respirer l’odeur qui flottait dans leur cuisine, leur chambre, dans le placard où ils pendaient leurs habits. » et pour « mieux les connaître encore, ils n’auraient eu qu’à se déshabiller, à tourner devant lui comme des modèles. (…) pour ensuite repartir « plein d’eux, gros et lourd« . On éprouve ainsi corporellement la sensation d’enferment de ces êtres prisonniers d’eux-mêmes.
« Sa peau lui semblait être un vêtement d’emprunt qu’on aurait choisi à sa place.«
L’écrivain l’accentue encore par ses procédés narratifs en labyrinthe (sa marque de fabrique !) où le présent se dérobe sans cesse en trappes au conditionnel où il spécule sur les possibles multiples conséquences des actes et pensées de ses personnages. Il y a là un vrai talent à nous perdre dans des vertiges, des spirales dont l’issue est irrémédiablement fatale…
Découvrez un entretien vidéo avec Régis Jauffret
Visuel d’illustration : « Le goût des autres » d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri
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