« Le cosmonaute » de Philippe Jaenada nous entraîne dans une toute nouvelle aventure de l’auteur, après avoir suivi sa « vie de jeune-homme », comme il l’appelle, dans ses trois premiers opus dont le célèbre « Le chameau sauvage » (prix de Flore 97), « Néfertiti dans un champ de canne à sucre » et « La grande à bouche molle ». Celle de la paternité mais aussi et surtout celle de la vie (rangée, dans tous les sens du terme !) en couple, celle de l’engagement, de la fidélité et de la stabilité. Après sa vie de célibataire légère et fluctuante, son nouveau héros est désormais casé… jusqu’aux dents ! Sa case ressemble à une prison, aussi hermétique qu’une combinaison de cosmonaute. C’est donc derrière le hublot qu’il nous donne de ses nouvelles et livre ainsi un témoignage poignant sur une vie de couple extrême. Jusqu’à quels concessions/sacrifices peut-on consentir par amour, comment s’aimer sans se détruire ou s’étouffer, quel héritage nous lègue nos parents dans nos propres comportements parentaux… ? Autant de questions que l’écrivain pose dans ce roman réussi et qui marque un tournant littéraire dans son oeuvre :
« Je n’ai aucun goût particulier pour la forêt, les rivières, les oiseaux, les chaussures, le pudding ou les voitures. Une lampe de chevet ne m’intéresse que parce que si elle est d’occasion, car je pense à la jeune femme ou au vieil homme qui ont appuyé mille fois sur l’interrupteur le soir avant de s’endormir. Un livre ne m’intéresse que parce qu’il est écrit par un être humain, parce qu’il évoque la vie d’êtres humains. Ca se formule bêtement mais je n’aime rien d’autre que les gens. C’est déjà beaucoup. Et c’est précisément ce que Pimprenelle m’a enlevé. Elle est apparue et m’a privé de tout ce que j’aimais.«
Avec ce roman, Philippe Jaenada surprend. Il surprend tout d’abord par la forme narrative (organisée en 3 grandes parties : « L’agilité », « L’indépendance » et « La force » et entremêlant présent et flash back) qui ne nous laisse pas vraiment deviner ce qui nous attend (et surtout ce qui attend le narrateur !).
Tout commence par une scène (choc) d’accouchement qui relève de l’opération kamikaze.
On pense alors s’embarquer dans une histoire gentillette de jeune père découvrant les joies et les difficultés de la paternité.
Quenini ! Très vite on réalise que l’enfant (terrible) de l’histoire ne sera pas forcément le nouveau-né (baptisé Oscar, comme l’ange-gardien d’Halvard dans Le chameau sauvage, encore un clin d’oeil à son premier roman culte ici).
Mais plutôt celle qui lui donne naissance : la bien nommée « Pimprenelle » (Jaenada n’a pas perdu son sens des prénoms pittoresques, on se rappelle du « Halvard » et de sa « Pollux » dans Le chameau sauvage).
Vivant une douleur insoutenable, elle révèle un visage tyrannique pour son compagnon et futur Papa pourtant ultra-attentionné et prêt à tout pour elle. A ce moment là, on pardonne facilement à la pauvre jeune mère, victime de la souffrance (la description de son calavaire a de quoi terroriser toutes les futures mamans !) qui lui déchire le ventre. Avec une précision quasi médicale, le héros qui a adopté comme nouvelle bible un guide de grossesse, nous décrit d’ailleurs tous les symptômes, précautions et autres complications pouvant survenir au cours de cette période délicate non sans se déparer de son humour truculent tel l’épisode du bouchon muqueux (sang noir) en pleine pizzeria (extrait : »Du sang noir ? J’ai passé mentalement toute ma bible en revue, comme un moteur de recherche, mais les mots « sang noir » ne figuraient nulle part (…) je ne pouvais imaginer aucune phrase rassurante contenant les mots « sang noir » (« Dans quelques cas malheureusement trop rares, la future maman voit alors un filet de sang noir s’écouler le long de ses jambes : c’est un moment merveilleux. »)
« « La raison aurait voulu que je renonce immédiatement mais elle me connaît mal – qu’elle se rassure c’est réciproque. »
Il reconstitue également l’ambiance d’une maternité plus vraie que nature, son labyrinthe de couloirs peuplés de jeunes parents aussi heureux que terrrorisés mais aussi d’infirmières suspicieuses (scène drôle lorsqu’il se fait pincer dans le couloir par une aide-soignante en cherchant à atteindre la chambre de sa femme : « J’étais bloqué, intercepté. Dans l’idéal, il aurait fallu que j’ai une lyre sur moi. (…) Je reste persuadé que si on sortait toujours avec une lyre, on éviterait bien des affrontements, des querelles et des échecs.
– Vous cherchez quelque chose ? (…)
– Je cherche ma fiancée, ai-je répondu de ma plus belle voix de lyre (mais ça ne remplace jamais tout à fait »), ou encore d’anesthésiste parti juste au moment crucial et qu’il faut aller rechercher « devant son assiette d’haricots verts »…, en passant par le taxi qui emmène les jeunes parents tremblants d’émotion (« Quand nous lui avons assez fièrement demandé de ne pas trop traîner en route car la dame était peut-être sur le point d’accoucher afin qu’il ait conscience de sa chance (…) mais au lieu de jeter sans cesse des coups d’oeil dans son rétroviseur en nous lançant des encouragements comme « Tenez bon, ma petite dame, on va y arriver ! », il jetait sans cesse des coups d’oeil dans son rétroviseur en répétant d’une voix étranglée : « Dégueulassez pas ma banquette ! »
Comme toujours chez Jaenada, le rire n’est jamais loin des larmes. Mais dans ce roman, la prose de l’auteur est troublée de nuages noirs, d’une vraie tristesse opaque et oppressante qu’on ne lui connaissait pas, sans pour autant verser dans le pathos !
En effet on réalise progressivement qu’il y a autre chose, une fêlure d’un autre ordre chez cette femme qui possède tout à la fois la grâce et une fureur (auto-) destructrice en elle. Une sorte de Zelda Fitzgerald moderne… C’est en tout cas ce que va nous dévoiler le narrateur en nous racontant, à travers des allers-retours successifs dans le temps, leur histoire : depuis leur rencontre (rocambolesque) dans un mariage au coeur d’une forêt allemande avec « marécage de cambouis, de bière et de vinaigrette, de blousons graisseux, de fumée noire, de masses velues et rotantes, de femmes cylindriques aux dents pourries« … jusqu’à leur vie de couple « marié, 1 enfant ».
Particulièrement émouvant, il raconte les premiers mois d’euphorie amoureuse, cette sensation de plénitude d’avoir enfin trouvé la bonne personne : Pimprenelle, « la femme la plus légère de la création » avec des yeux gris et des cheveux fins puis peu à peu la tension qui s’installe, les rapports de pouvoir et de domination au sein du couple, la tension constante, les batailles ponctuées tout de même de trop rares acalmies (« le soir, juste avant le sommeil, quand le corps et l’esprit en ont assez de combattre, on pouvait se toucher : tout était plus mou, plus chaud, il ne restait plus sous les draps usés que des gestes de fatigue et de paix.« )
« Je ne sais plus comment j’envisageais la vie de couple, mais pas comme ça. Des existences parallèles mais indépendantes, il me semble avoir pensé ça. Pas une ligne unique c’est sûr, et moins encore deux perpendiculaires. »
Dans ce roman, en forme d’instrospection, le narrateur s’interroge, cherche à comprendre la métamorphose de sa bien-aimée qui se laisse rattraper par les démons de sa mère en devenant une maniaque compulsive du ménage et de l’ordre qu’il qualifie de « force de l’ordre » doublée d’une jalousie maladive.
Il dit aussi la violence verbale mais aussi physique qui s’installe entre eux (même devant leur enfant) à travers quelques scènes terribles (ces épisodes rappellent d’ailleurs le roman « J’étais derrière toi » de Nicolas Fargues).
Et livre ainsi une captivante analyse psychologique, un huis clos fascinant où la description des manies de sa femme (peut-être parfois un peu longue et redondante) illustre l’enfermement et les impasses des personnages.
Il nous confie son désarroi, son incrédulité parfois, ses doutes, sa culpabilité, sa colère, face à cette situation, cette folie qu’il subit sans trouver de solution : « Elle m’a changé en robot, en loque docile. »
Et la question lancinante qui taraude le lecteur au fur et à mesure du récit : Pourquoi accepte-t-il d’être traité ainsi ? Pourquoi reste-t-il ?
Car c’est ce qui est très beau, c’est que la haine cohabite toujours avec l’amour, il la comprend malgré tout.
C’est aussi une réflexion sur la vie de célibataire (les cafés, les amis, les filles, les « réveils pâteux »…) versus la vie maritale, les sacrifices (« …vivre avec quelqu’un, je crois, ce n’est pas ne plus exister ailleurs. Ce n’est pas mourir pour tout le reste. ») que la deuxième demande mais aussi les bonheurs qu’elle peut apporter et qui supplantent malgré tout le négatif : « Ce que j’avais vécu entre 15 et 36 ans avait principalement rapport avec le travail, l’espoir, l’alcool, la fatigue, le désir, la chance ou la malchance, le cul, les voyages, le jeu, la peur, la mort, toutes ces choses qui gravitent dans la vie ou sur ses bords, disons qui la composent, mais dont on sent qu’elles ne la définissent que très imparfaitement. »
Le climat est donc souvent lourd en particulier dans la deuxième moitié du roman même si des touches d’humour demeurent notamment à travers son métier de journaliste crapuleux à « Privé » et l’écriture de ses articles tous plus gores les uns que les autres, donnant lieu à quelques bonnes scènes décalées.
Le cosmonaute est donc un roman à part dans la bibliographie de l’auteur. Si l’on retrouve toujours son style vif, son autodérision et ses digressions farfelues (ses célèbres parenthèses (dans les parenthèses)), il s’avère plus profond et peut-être plus puissant que ses autres romans plus légers. En entremêlant passé et présent, réminiscences et quotidien, il donne une nouvelle dimension à ce thème éternel du couple, avec une justesse bouleversante. On ressort de cette lecture ébranlé en ignorant réellement jusqu’à la fin quelle en sera l’issue…
Deux ou trois choses que l’on sait sur l’écriture de « Le cosmonaute » :
La compagne de Philippe Jaenada (Anne-Catherine Fath) est également l’auteur d’un roman « Rude » qui arrête son livre là où débute « Néfertiti dans un champ de canne à sucre » et qui aborde notamment les troubles obsessionnels de son comportement.
Philippe Jaenada a dit : « Dans le Cosmonaute, tout est vrai, il n’y a absolument rien de faux. Mais il y a du vrai qui n’y est pas. J’ai retranché des bons aspects de ma vie avec Pimprenelle/Anne-Catherine. (Je voulais écrire un roman non pas pour raconter ma vie, je m’en fous que les gens la connaissent ou pas, mais pour dire : quand on supprime toutes les raisons d’aimer quelqu’un (la gentillesse, l’intelligence, la drôlerie, l’altruisme, la beauté, etc, et qu’on se rend compte qu’on l’aime quand même, on s’approche vraiment, scientifiquement, de ce qu’est l’amour.) »
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