Frédéric Boilet, dessinateur français exilé au Japon depuis est l’un des rares passeurs entre les deux cultures d’Orient et d’Occident. On lui doit en France la découverte de mangakas tels que Taniguchi, Tsuge ou Takahama. Il est aussi l’un des rares français à pouvoir prétendre au titre de mangaka et à avoir exploré parmi les premiers les contre-allées de l’autobiographie. Pionnier du travail sur l’intime, il poursuit son oeuvre libre-libertine, ludique et légère, dans laquelle sa quête de l’éternel féminin reste primordiale. Dans un « manifeste de la Nouvelle Manga » il insistait d’ailleurs sur le féminin de « la » manga qui pour lui est la véritable traduction, par opposition « au » manga, terme masculin qui évoque chez nous des BD violentes ou pornographiques pour adolescents. Dans « L’apprenti japonais » (titre de l’un de ses célèbres albums où il retraçait 12 années de sa vie au Japon) il affirmait déjà : « Les Japonaises sont formidables et si ça ne tenait qu’à moi, je ne parlerais que d’elles dans ces chroniques». C’est chose faite avec « Elles « , un recueil de nouvelles graphiques inédites, réalisées entre 1997 et 2003. Après « Love Hotel » ou « 36 15 Alexia » qui effeuillaient déjà les « Geishas » modernes, il décrit en neuf histoires, neuf rencontres avec autant de jeunes japonaises modernes, timides, taquines ou impétueuses…, prétextes à une série de variations sur la féminité japonaise et les rencontres amoureuses à Tokyo.
« Aujourd’hui, je dois tomber amoureux… » : Boilet se met ici en scène et joue son propre rôle de dessinateur en quête d’une muse, de personnages et de situations – généralement à forte dominance érotique.
Sur ses terrains de « chasse » privilégiés, dans le métro, escalator, au détour d’une rue, il se laisse guider par le hasard et séduire par… : un regard derrière des lunettes, une bouche mystérieuse fumant une cigarette, une robe violette, une démarche gracieuse, un croisement de jambes, des gouttes de sueur dans une nuque… L’oeil vif et toujours bienveillant, il sait observer et retranscrire la féminité japonaise, la féminité tout court même, avec une sensualité et une sensiblité touchantes.
Yukiko, Mariko et les autres sont ses modèles et inspiratrices. « J’ai compris ! Il vous faut vivre vos histoires d’amour pour pouvoir les raconter ! »…, lui déclare l’une de ses héroïnes, perspicace. A travers une mise en scène étudiée, c’est le dialogue entre l’égérie et l’artiste qui fait l’histoire, étroitement imbriquée à l’acte de création en lui-même, dans une mise en abîme habile.
Semé de références au cinéma français qu’il aime tant (comme on aura pu l’apprendre dans « Fraise et chocolat » !), de « La discrète » (dont il revisite la célèbre affiche aux grains de beautés sur l’intimité de l’une de ces conquêtes !) à « Hiroshima, mon amour » en passant par Truffaut justement avec « L’homme qui aimait les femmes » ou encore Rimbaud pour la touche poétique, cet album est un véritable ode à l’amour et à la beauté des femmes célébrée sous une forme moderne et attentive.
Jamais obscène ni voyeuriste, il nous dévoile les corps mutins et audacieux de ces jeunes amazones qui se succèdent dans son lit ou sur son canapé. Leur peau dorée et chaleureuse, leur petits seins, leur yeux brillants et leur bouche voluptueuse (susurrant « Su-ki » signifiant « Je t’aime » en japonais) se révèlent subtilement et naturellement par des jeux de cadrage délicats ou parfois humoristiques comme cette scène de masturbation parsemée d’un vol d’oies blanches ou ce pubis teint en violet qui se prolonge dans un champ de lavande ! Il y a aussi ces petits fétichismes de chair comme la fascination pour les « ampoules » (de seiza) sur les tendres pieds de l’une après le rituel du thé ou les bleus sur les fesses d’une autre…
L’auteur sait aussi retranscrire leurs petits gestes et détails essentiels comme l’inclinaison d’un visage sur une table, la posture d’un buste, le plissement presque imperceptible des paupières sous le plaisir, les jeux de regard, d’ombre et de lumière ou encore une main passée sous la chevelure, des cuisses qui font « tsuru tsuru » quand on les caresse (signifiant en japonais qu’elles sont douces et lisses)… Autant d’indications visuelles et corporelles précieuses sur les sentiments et sensations qui traduisent mieux que tous les mots, la surprise, l’embarras, l’amusement ou encore la jouissance de ses jolies compagnes. L’humour qui n’est pas sans rappeler celui d’un Woody Allen ou d’un Cédric Klapish baigne aussi chacune de « ces scènes de la vie charnelle »…
Avec un dessin à la fois précis (même si son trait peut apparaître un peu conventionnel) et subjectif, évoquant les estampes japonaises, et une palette de couleurs pour chacune de ses histoires («rouge comme la carrosserie du tuk-tuk», «jaune comme les lacets des chaussures d’Émilie», «vert comme l’intouchable fruit dans l’arbre», «bleu» comme les papillons sur un soutien-gorge ou «violet» comme le pubis d’une inconnue), Boilet dessine une carte du désir et de la séduction à la fois tendre et délicieuse et partage avec pudeur ses émois ou fantasmes face à l’attraction de la belle inconnue qui passe…
Pour commander le roman graphique « Elles »
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