« Les amants du Spoutnik » d’Haruki Murakami, dixième roman du prolifique auteur japonais, publié en 1999 en France, nous entraîne une fois de plus dans les contrées troubles de l’amour, de la solitude et du désir, mâtinées de cette étrangeté qui lui est propre et fait tout son style. Particulièrement énigmatique ce roman met en scène un triangulaire amoureux presque racinien dont les sentiments impossibles ne trouveront jamais écho ni la convergence attendue. Ils évoluent côte à côte dans des mondes, des satellites subtilement parallèles jusqu’à réellement (?) rejoindre physiquement ces mondes invisibles, entièrement ou partiellement. Jouant sur la symbolique de leurs relations, l’intrigue sonde ainsi les mystères de la vie, ses impasses existencielles mais aussi la création et l’écriture (l’un des personnages aspirant à devenir écrivain). Déroutant et envoûtant…
« C’est à ce moment là que j’ai compris. Compris que nous étions de merveilleuses compagnesd evoyage l’une pour l’autre, mais en fait à la façon de blocs de métal solitaires, qui suivent chacun leur trajectoire. Vu de loin, ça paraît aussi beau qu’une étoile filante ; seulement dans la réalité, nous ne sommes que des prisonniers, enfermés dans nos habitacles de métal respectifs, incapable d’aller où que ce soit« .
L’histoire : Un narrateur (« K », au prénom Kafkaïen ?), jeune instituteur sans histoires à Tokyo, nous racontre sa grande amitité avec la jeune Sumire, une étudiante fantasque et encore enfantine qui se rêve écrivain. De grandes discussions philosophico-existencielles au téléphone en pleine nuit en rendez-vous où l’on grignote, il dévoile très vite ses sentiments amoureux pour cette dernière qui ne sont hélas pas réciproques. C’est avec un tierce personnage, la belle et mystérieuse Miu, une femme d’affaires raffinée et pragmatique qui la prendra sous son aile en la faisant travailler pour elle dans son entreprise d’exportation de vins, que Sumire réalisera son homosexualité et sera emportée par la passion, « comme une tornade traversant une vaste plaine. » Et plongera à son tour dans les affres de l’amour unilatéral. Un voyage en Grèce changera à tout jamais la vie de ces trois satellites (« Spoutnik » : « satellite artificiel traversant en silence les ténèbres de l’univers. ») tournant sur eux-même sans jamais réussir à se rencontrer vraiment… Derrière cette intrigue d’apparence bien mince, Murakami creuse et interroge le sentiment amoureux, sa réalité et sa valeur dans une société où régne la solitude.
« Pourquoi sommes-nous si seuls ? me demandai-je. Pourquoi est-il nécessaire que nous soyons si seuls ?Tant de gens vivent dans ce monde en attendant quelque chose les uns des autres, et ils son néanmoins contraints à rester irrémédiablement coupés des autres. Cette planète continue-t-elle de tourner uniquement pour nourrir la solitude des hommes qui la peuplent ?«
Impressions de lecture :
Les points positifs :
– Les longs dialogues entre les personnages qui révèlent souvent beaucoup à travers leurs non-dits.
– L’amitié et complicité très fortes qui lient K et Sumire, la frustration mêlée au bonheur d’être avec elle : « C’était seulement auprès d’elle que je parvenais à oublier le sentiment de solitude inscrit en filigrane dans ma vie. Elle élargissait les limites du monde où je vivais. » ; « Tu sais ma vie sans toi c’est comme une compilation de Bobby Dylan sans Mack the Knife. »
– La description du désir de chacun, l’énergie, les élans impossibles qui les hantent les uns pour les autres sans pouvoir trouver d’issue. La scène où le narrateur K. décrit sa bataille intérieure pour lutter contre ses pulsions et son attirance physiques pour Sumire est particulièrement intense.
– La belle scène d’amour (non consommée) entre Miu et Sumire, où la première évoque la dichotomie entre son cœur et son corps.
– La réflexion sur la création et sur l’écriture (rappelant certains passages du Journal d’Anaïs Nin), le thème de la vocation (et les doutes qui peuvent en découler) qui est abordé avec beaucoup de profondeur et de finesse, le thème de l’isolement nécessaire à la création et le risque de la folie… :
« Un profond silence s’ensuivait. L’esprit de Sumire était aussi clair qu’un ciel nocturne en hiver. La Grande Ourse et l’étoile Polaire brillaient, bien à leur place. Elle avait un tas de choses à écrire. Un tas de choses à dire. Il suffisait qu’elle ouvre la vanne appropriée, et un courant d’idées et de pensées pleines de passion jaillirait comme une lave incandescente, jusqu’à former une œuvre novatrice. »
« Ma tête est pleine de choses à écrire. (…) Comme une espèce de grange emplie d’un bric-à-brac absurde. Des images, des scènes, des fragments de phrases, des silhouettes de gens… par moments, toutes ces choses brillent dans ma tête d’un éclat tellement vif en me hurlant : « Ecris ! » J’ai l’impression que ça va être le point de départ d’une histoire fabuleuse, que je vais m’envoler vers un lieu entièrement nouveau mais quand je m’installe devant mon ordinateur, je me rends compte qu’un élément fondamental s’est perdu en route. Les cristaux n’ont plus aucun éclat, ce ne sont que de vulgaires cailloux. »
Ecrire un roman est presque pareil. Tu peux construire une magnifique porte incrustée d’ossements anciens, cela seul ne donnera pas vie à ton roman. Les fictions ne sont pas de ce monde. Pour relier une histoire à notre monde à nous, il faut une cérémonie magique, un baptême.
– les ravages de l’amour dévastateur et la solitude qui ne parvient jamais à être vraiment rompue quoique l’on fasse ; l’analyse de la complexité des sentiments et de l’alchimie des couples.
– les atmosphères à la fois chaleureuses et froides sur un air de Shubert ou de Bach (les compositeurs classiques dont sont férus les deux héroines) :
« Les rayons de la lune s’infiltrèrent dans la pièce, comme une eau légère. » « Sous les rayons de lune, le corps luisant de Sumire évoquait une poterie ancienne. »
« Dans la mare stagnante de ces pupilles, des courants silencieux se dressaient violemment les uns contre les autres. » Tu peux être incroyablement gentil « un mélange de Noël, de grandes vacances et de chiot qui vient de naître »
– les écrits de Sumire en Grèce que K retrouve ensuite après sa disparition qui, après des débuts laborieux, analyse assez finement notre relation à la réalité : « Dans le monde où nous vivons, ce que nous savons coexiste étroitement avec ce que nous ignorons, lié comme des frères siamois, en un état de parfaite confusion. » ; « La compréhension n’est jamais que la somme des malentendus. »
– les expériences quasi-fantastiques et oniriques éprouvées par les personnages parmi les collines grecques sous le clair de lune, sans que l’on sache vraiment ce qui relève du fantasme ou de la réalité ; leur aura mystérieuse et captivante.
– son style subtil, de prime abord neutre mais qui recèle de vrais moment de pure poésie.
Les bémols :
– Certaines métaphores un peu simplettes ou grandiloquentes/artificielles, plus ou moins ratées (la faute à la traduction ?) :
(ex : « Il y eut une légère pause comme si un vieux garde-barrière fermait d’un coup le passage à niveau, juste avant que surgisse l’express de Saint Pétersbourg »)
– A la fin, la scène avec le fils de la maîtresse de K. (un de ses élèves), on ne comprend pas vraiment l’intérêt de cette anecdote et le dénouement en pointillés est plutôt raté.
– Certains passages sont parfois fastidieux comme la lettre écrite par Sumire depuis Rome…, ou les entrées en matière très longues à arriver au but (on a parfois l’impression qu’il veut faire du remplissage…).
– Son écriture presque plate, froide (les détails très pratiques sur le travail de Yumi, ses tâches, etc. , ses descriptions ressemblant à une brochure touristique quand il arrive sur l’île grecque…), son ton placide secoué un peu mécaniquement par quelques métaphores plus ou moins réussies (voir ci-dessus),
En conclusion ,ce roman est une nouvelle bonne surprise dans l’oeuvre d’Haruki Murakami, dans la droite lignée de ces précédentes oeuvres (en particulier « Danse, danse, danse »). Parce qu’il laisse certaines choses en suspens et ne fait que les effleurer en laissant au lecteur sa libre interprétation, une certaine magie s’en dégage. Elle ne se capte pas immédiatement (il faut persévérer dans la lecture même si le début peut laisser perplexe), mais uniquement lorsqu’on accepte de suivre l’auteur dans les profondeurs, plus complexes qu’il n’y paraît, de ses personnages et de leur trajectoire singulière.
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