Du 23 au 27 mars, se tient la grand messe anuelle des livres : le Salon du livre à Paris, placé cette année sous le signe de l’Inde. Pour une fois, ce n’est pas pour ses bataillons d’ingénieurs à « prix cassés » que le pays sera mis à l’honneur mais bel et bien pour sa littérature qui témoigne d’une modernité et d’une belle audace ! Outre Salman Rushdie, c’est l’occasion de découvrir de nouveaux talents, trentenaires pour la plupart, qui nous entraînent dans le Bombay (Mumbai) et le New-Delhi d’aujourd’hui. Une littérature urbaine et décomplexée qui nous raconte le quotidien de jeunes indiens et indiennes, sans tabou bien loin des films de Bollywood (photo ci-contre, Kajol dans « La famille indienne », un incontournable Bollywoodien !). Florilège :
« Babyji » de Abha Dawesar
Cette jeune femme de 33 ans, diplômée d’Harvard, star littéraire indienne du salon du livre 2007 (et dans son pays) est l’auteur d’un roman sulfureux et provocateur, distingué par l’India Times et traduit dans 5 langues. Dans ce roman d’initiation, elle raconte l’éducation amoureuse et sexuelle d’une jeune lolita indienne dans le Delhi des années 90, brillante élève scientifique. Outre le fait que son héroïne Babyji est homosexuelle (encore considéré comme un délit punissable en Inde), cette brahmane s’affranchit également des classes (en faisant fi des castes encore en vigueur) et des conventions sociales en séduisant sa bonne, une de ses camarades lycéennes ou encore une femme divorcée ! « Delhi est une ville où tout se passe dans la clandestinité, écrit Abha Dawesar, une ville sans amour mais avec des tonnes de passion. » Derrière les expériences de l’adolescente délurée, la romancière décrit les évolutions de la société indienne, son machisme, ses inégalités, la modernisation rapide de ses villes et l’arriération de ses campagnes. Un témoignage vibrant, sensuel et subversif sur la femme indienne moderne qui supplante l’épouse soumise traditionnelle mais qui n’a pas manqué de choquer une Inde encore bien prude…
Le blog de Abha Dawesar
« Nirvana, mode d’emploi » d’Upamanyu Chatterjee
Ecrit par Upamanyu Chatterjee, haut fonctionnaire élégant de 48 ans, récompensé du prix Sahitya Akademi pour son ouvrage English August, « Nirvana mode d’emploi » (Weight loss) paru en 2006, est un énorme succès en Inde. Pourtant l’auteur brise bien des tabous… Dans ce roman d’apprentissage extrême, son héros, Bhola, indien de classe moyenne, bisexuel, est attiré par tous les genres : professeurs d’université, agricultrice, vieux, jeunes, beaux ou laids et même violents, tarés… Il saute d’une expérience sexuelle à l’autre dans un abandon nihiliste qui le mènera au suicide, en réaction à une pression économique étouffante. « Je voulais écrire le roman d’un être sans estime de soi qui se voue à l’autodestruction à travers une quête déjantée. Nous ne sommes que des cerf-volants poussés par le vent. La vie nous mène comme un taxi sans chauffeur, on roule, on prend ce qu’on trouve, garçons, filles, prostitués, jusqu’au fossé… » explique l’auteur.
« Une nuit @thecallcenter » de Chetan Bhagat
Après Five Point Someone, sorte de campus-novel indien à la Bret Easton Ellis, Chetan Bhagat, jeune trentenaire, explore ici dans une veine sentimentale et satirique l’un des lieux professionnels emblématiques de la société indienne contemporaine : le fameux centre d’appels délocalisé. Il nous livre un tableau hilarant de ses jeunes employés exploités, au service de la société de consommation occidentale qui ne parvient pas à saisir les subtilités de leurs fours micro-ondes…, au cours d’une nuit de Thanksgiving. Entre vannes et déboires amoureux à la Friends, leur destin va basculer lorsque c’est Dieu, et non plus un client américain du Middlewest, qui les contacte… Un portrait burlesque de ces vies “incertaines, foireuses parfois, mais tout de même chouette”.
« Aucun dieu en vue » d’Altaf Tyrewala
Premier roman d’Altaf Tyrewala, 30 ans, diplômé d’une business school américaine, « Aucun dieu en vue » dresse un portrait inédit et polyphonique du Bombay d’aujourd’hui. Le jeune auteur explore sa ville hallucinante et surpeuplée en donnant successivement la parole à ses voix les plus représentatives ou au contraire insolites : de l’avorteur, aussi cynique qu’incompétent aux marchand de chaussures à la remorque de son « rêve américain », un adolescent hindou en mal de virilité victime du fanatisme, un paysan musulman persécuté qui a trouvé refuge dans un bidonville perché au dix-septième étage d’un immeuble, une entremetteuse, un fakir, un tueur de poules, un agent de police presque étonné de se voir mis à pied pour corruption, un journaliste de télévision sans états d’âme, un terroriste, un mendiant toxico ou encore un homme d’affaires coupé du monde… Et nous entraîne derrière les décors de ses studios de Bollywood. Un livre à l’architecture éclatée à l’image d’une cité qui explose aux néons sinistres ou objets en plastique sur fond de Ganesh ou de Radiohead… « Quand on tasse les gens, il faut beaucoup de respect mutuel pour se supporter. » Voilà pourquoi, dans les appartements minuscules de Bombay, on se déshabille et on se change sur les balcons, à la vue des voisins mais pas de ses proches, pudeur oblige…
« Bombay Maximum City » de Sukety Mehta
Ce pavé impressionnant consacré à la capitale économique de l’Inde, à sa mafia et à son cinéma est un livre culte. « A la fin des années 90, 70% du cinéma était contrôlé par la mafia, explique t’-il. Après le 11 septembre 2001, les services secrets américains se sont intéressés de près aux transferts d’argent sur Internet. Ils savaient que la mafia musulmane indienne était liée à Al-Quaïda. Aujourd’hui Bombay est une ville plus sûre que New-York mais quand on a de l’argent il faut se méfier. A la fin des années 90, les riches et même la classe moyenne étaient menacés. Si l’on achetait une voture, on recevait un coup de fil de Dubai : « Elle est belle votre nouvelle voiture. » Le bâtiment, le cinéma, tous les secteurs qui génèrent du cash étaient sous pression. La guerre des gangs était féroce. Maintenant il existe à Bombay un consensus social pour laisser la police éliminer les mafrats en dehors de toute législation. » Dans ce document sur cette délirante mégapole, capitale de tous les possibles, l’auteur analyse et dénonce les dérives, fractures et tensions d’une cité-monde, noyau explosif d’une Inde en profonde mutation, à travers sa faune : de Mona Lisa qui, après une enfance de misère à l’image de celle des millions de déshérités des bidonvilles de Bombay, est devenue une belle danseuse, une entraîneuse capiteuse qui, la nuit venue, enflamme les désirs des hommes dans les bars chauds de la ville ou encore Honey/Manoj « une femme née homme par erreur », que l’on suit dans sa double vie. Une vision démultipliée et d’une grande richesse sur les secrets de cette ville géante où régne encore la corruption. Le Shiv Sena, le parti hindouiste d’extrême droite qui dirige la ville est lié aux gangs. « Certains sont même des assassins qui ont échappé à la justice« , raconte Sukety Mehta. Malgré tout la chaotique Bombay bouillonne : « Avec le flux d’habitants qui ne cessent d’y converger, il faudra bientôt rajouter un étage à la ville« , écrit-il.
« L’éléphant et la Maruti » de Radhika Jha
Oeuvre de l’un des jeunes espoirs de la littérature indienne d’aujourd’hui, au titre en hommage à la petite Maruti, la guimbarde préférée des Indiens, elle conte à travers trois nouvelles l’Inde moderne et urbaine où la grâce cotoie souvent la cruauté. Comme dans l’histoire de Kishore, gardien de parking successivement dépouillé par la police, violé par son patron et sauvé par un éléphant ! C’est encore le récit du mariage de la plantureuse et scandaleuse Barra, coureuse invétérée et reine du tout Delhi dont le parfum transforme son fiancé en fétichiste accomple… Ou encore les destinées de Kishan l’électricien, Shibu le lépreux, Sushila qui, en triant les ordures pour vivre, conserve précieusement chaque jour un papier d’une couleur inconnue, et bien d’autres encore.
Tous évoluent dans la pétaradante Delhi, capitale asphyxiée par sa circulation et sa pollution où régnent une joyeuse pagaille de klaxons et d’animation…
Du côté de Bollywood…
Alors que la jeune littérature indienne s’émancipe et agite le drapeau progressiste, délaissant quelque peu sa culture au profit d’une « world fiction » aux accents anglo-saxons (et écrite directement en anglais tandis que l’Inde reconnaît 19 langues officielles*), le cinéma bollywoodien se drape au contraire dans la tradition avec ses héroïnes en saris chatoyants, douces et innocentes sur fond de chorégraphies et de musiques aux percussions rythmiques, ou de fêtes religieuses, le tout en langue hindi…
« La famille indienne » est l’un des plus grands succès de la nouvelle vague bollywoodienne. En dépit de son côté surjoué et de ses gentils clichés romantiques ou paternalistes, il faut reconnaître que ce film a le don de vous envoûter par ces acteurs particulièrement talentueux. Mention spéciale à Amitabh Bachchan et Jaya Bachchan qui jouent les parents avec une intensité particulièrement émouvante.
Ce film pointe notamment la problématique des castes et de l’influence coloniale anglaise (le film se déroule pour partie à Londres). Mais tout s’achèvera en happy end bien sûr !
A voir absolument ne serait-ce que pour voir un film typiquement bollywoodien !
Découvrez le thème principal de ce film : « Kabhi kushi kabhie gham » signifiant « Dans la joie ou dans les larmes », un hymne à l’amour filial à l’occasion de la fête du Diwali, nouvel an hindou. On adore ou on déteste…
*En 1947, les Britanniques laissent derrière eux un système d’enseignement supérieur anglophone. Avant d’entrer en littérature, les Indiens ont souvent rédigé leurs dissertations ou leur thèse de doctorat en anglais. Dans un pays où cohabitent dans une multitude de régions et de civilisations plus de 300 langues, l’anglais cimente un gigantesque puzzle culturel. L’hindi, langue du gouvernement central, reste lié à l’Inde du Nord. Selon Shashi Tharoor, l’anglais, officiellement parlé par 5 % de la population, permet d’embrasser la totalité du continent
7 Commentaires
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A voir également : un lien intéressant sur la littérature indienne, http://www.quinzaine-litteraire….
Tout la salon du livre sur Culture Café :
http://www.culture-cafe.net/salo...
Ce que je trouve dommage c’estl’organisation du salon cette année autour du thème de l’Inde. J ela trouve mal mise en valeur. Il faut aller d’éditeur en éditeurs pour découvrir des auteurs indiens. Aucun lieu ne peut est consacré réellement. C’est un peu problèmatique pour plonger dans l’univers indien…
Sinon côté lecture indienne, il y a aussi "le vendeur de saris" de Rupa Bajwa (éditions des deux terres) montre bien la division sociale entre la plèbe et les nantis indiens. Un fossé. Et le livre est prenant.
Christophe, Excellent ce concept de "réactions à chaud" à la suite du Salon.
Il est vrai que les rituels de cette grand messe du livre valent à eux seuls toute une histoire !
Merci Anlor de cette référence complémentaire peut être un peu plus traditionnelle et moins "nouvelle génération" ? mais qui semble un beau portrait de la femme indienne via une multitude de voix (les écrivains indiens sont très forts en foisonnement de personnages il me semble).
J’ai aussi été marquée par le récit d’Une vie moins ordinaire mais s’il y a un battage un peu mélo autour.
Pour les personnes intéressées, j’ai écrit un billet sur Babyji de Abha Dawesar.
Vous le trouverez à l’adresse suivante :sheela.hautetfort.com/
Amicalement,
MonsterJack
Etant une personne intéressée, j’ai donc cliqué.
Je trouve ta comparaison de l’Inde avec le Dieu Ganesh, à tête d’éléphant comme "force tranquille qui monte et effectue, avec une apparente douceur(?), sa mutation mondialiste" très intéressante !
Merci de ce lien vers donc ta very private and secrete "grotte" 😉
Bienvenue dans le monde merveilleux des blogs !
Comme on en parle plus haut, je ne peux m’empécher de vous renvoyer vers l’interview de Abha Dawesar : http://www.confidentielles.com/c...