« Les cimetières sont des champs de fleurs » de Yann Moix, suit son premier éclatant roman « Jubilations vers le ciel » (qui est aussi le titre de son dernier chapitre et tisse ainsi la filiation avec le premier en vue de sa trilogie sur l’amour fou qui s’achèvera avec son troisième roman « Anissa Corto »), prix Goncourt du premier roman. Alors âgé de 29 ans, il confirme son talent lyrique et sa verve littéraire avec un deuxième roman publié en 1999; Un roman d’amour noir et vénéneux hanté par la mort, les femmes et le culte des souvenirs. Un roman violent et parfois excessif, écrit selon ses dires « à l’époque d’une relation-cauchemar avec une femme qui avait déjà un gosse » et qui aurait alors servi d’exutoire (« Je me suis entièrement défoulé dans le livre, comme dans un pamphlet »). Il ajoute qu’il a mis un mois pour l’écrire tandis qu’il passera trois ans pour « Anissa Corto » (son roman suivant). Si l’auteur renie ( « Je ne l’aime pas, ce livre, sans le regretter. Je le vois comme une tache de pisse sur le canapé : soit on frotte comme un malade et on pilonne le bouquin, soit on met quelque chose par-dessus ») aujourd’hui ce roman qu’il qualifie de « livre d’adolescent », le lecteur attentif y trouvera néanmoins des pages magnifiques et des éléments pour comprendre l’oeuvre et l’évolution de cet auteur complexe et obsessionnel.
Les femmes deviennent-elles des fleurs lorsqu’on les enterre ? Une vision ô combien romantique et idéalisée pour assumer le deuil de celles qu’on a aimé, adoré ou étrangement honnie… La mort devient alors le seul « lieu » où il devient possible d’aimer sans déception, sans lassitude où l’esprit peut façonner en reconstituant intérieurement l’être aimée et lui dresser un autel intérieur pour la vénérer. C’est le thème de ce deuxième roman « Les cimetières sont des champs de fleurs » hanté par la perte des êtres chers. Une perte paradoxalement diabolisée (à travers la dégradation des corps, leur putréfaction rongée par la vermine…) et déifiée à travers un culte post-mortem rendu aux amours disparus. « On aime des femmes et elles mourront. On aime des femmes qui deviendront des tapis de feuilles. »
C’est toute une esthétique de la mort et un hommage aux souvenirs passés entretenus par la minutie fétichiste des détails et des dates qui sont ici développés par l’auteur, cet « ex fan des seventies ». Des thèmes qui lui sont récurrents et que l’on retrouvera dans son roman suivant Anissa Corto.
Ne pardonnant pas à sa femme la mort de ces deux enfants dans un accident de la route alors qu’elle conduisait, un homme (Gilbert) « va s’employer jour après jour à lui faire payer ce qu’il convient d’appeler à ses yeux un meurtre » (selon les termes du « dossier de presse » fictif présent dans le roman). La pauvre femme (Elise), qu’il surnomme « l’Assassine » en perdra la vie à son tour, laissant derrière elle ses cahiers intimes. C’est quand il les lira et apprendra l’amour qu’elle n’a cessé de lui porter en dépit des épreuves, qu’il se mettra enfin à l’aimer et décide de lui rendre un hommage fou…
De cet « opéra funèbre » composé en sept actes et un épiloque, on pourrait distinguer deux grandes parties. Tout d’abord la déclaration de haine que livre le narrateur à sa femme et à son ex « Myriem », son premier amour de jeunesse qui l’a trompé (on note au passage qu’il s’agit encore d’une algérienne tout comme le sera son héroïne suivante Anissa Corto). Il se laisse aller à des débordements mysogynes virulents, réduisant les relations homme-femmes à de grotesques « festivals de chair », qui « s’excitent la couenne » ou autres mesquines et puériles remarques (comme celle sur la jeune romancière destinée à se faire perforer le vagin… ainsi que sur le monde de l’édition) et se déchaîne sur la maternité : « Je te parle des claques et des têtes à claques. Je te parle de morveux qui pullulent, sentant la fiente et se font baver sur le ventre par les mamans gâteuses qui les adorent parce que en les adorant elles s’adorent elles-mêmes, et qu’en touchant leurs petits corps, elles touchent leur propre corps. C’est par pur narcissisme qu’une mère aime son enfant. » ou encore « Les femmes ne méritent pas une misogynie radicale, ni que l’on crée contre elles (c’est-à-dire qu’on s’enferme dans la création pour se venger d’elles) et a fortiori pour elles. Non les femmes ne méritent qu’une bonne vieille goujaterie. Les laisser nues de face là où elles sont, ventres jamais violés pourrissant de pureté dans les siècles. »
C’est ici la douleur d’un père désespéré qui se venge dans un déluge de fureur aveugle et cruelle envers sa femme jugée coupable et méprisée. Il veut faire la souffrir mais aussi se faire souffrir dans une quête d’autodestruction commençant par son suicide professionnel puis « sexuel »: « Faire n’importe quoi de mon corps, n’importe quoi avec mon sexe, et, point majeur : avec n’importe qui. N’importe quand et n’importe où. ien sûr n’importe comment. Tuer les limites. Le tabou est une bête morte. Dépeçage. Dépucelage. Il existe un premier dépucelage : lorsque tu entres dans Femme, une toute première fois. Il existe un deuxième dépucelage : lorsque tu vas le plus loin possible, avec ta chair. Je vais le faire. Ma chair est foutue, elle est ma vie qui est foutue. » S’ensuit alors des « parties » avec son collègue surnommé « Télé-jeux » chez les prostituées ou lors d’orgies. L’amour, haine ou passion, a toujours un goût de sang et mène à la mort chez Yann Moix qui écrit : « En amour la folie soigne. Le meurtre fait du bien. » Le ton est donné…
La deuxième partie marque un revirement total avec la découverte des cahiers intimes de sa femme décédée. L’auteur a su ici restituer avec justesse la voix d’une femme simple éperduement amoureuse de son mari. On y découvre aussi son lourd secret. L’ancien tyran est alors « tarabusté par le remord » et décide de lui vouer un culte morbide et délirant en guise de rédemption se traduisant par la collection méticuleuse et monomaniaque de toute la vie de sa femme jusqu’à ce projet fou de biographie de plus de 6000 pages (on frôle là le surréalisme comique !) ou « l’église d’Elisologie » consacrée à l’étude de la défunte… Une ode exclusive au Souvenir. Il explique à ce propos : « Bien sûr, nous conservons des images, des gestes, des allures, des paroles, des parfums, et des objets, surtout, qui nous permettent d’évoquer des souvenirs. Mais nous restons là dans l’univers des ambiances. Mon univers à moi ne se contente pas des ambiances. Les impressions vagues sont une insulte à la mémoire des morts. Je me moque des souvenirs. Ce que je veux, moi, de toute mes forces, c’est me souvenir. Ce qui signifie, non me rappeler les morts du temps qu’ils furent des vivants, mais les faire revivre. » Ce culte préfigure le thème du roman suivant de Yann Moix (Anissa Corto).
Deux parties aussi excessives l’une que l’autre chacune dans l’extrême inverse : haine ou passion démesurée.
L’humour (noir) et l’inventivité débridée de l’auteur ne sont néanmoins pas absents et se manifestent sous des formes assez réussies tout au long du roman, contribuant à dédramatiser certains passages tels que le « carnet des doutes » tenu par le héros lors du séjour en vacances où son grand amour Myriem va le tromper presque sous ses yeux et où il consigne une série d’indices tragicomiques. Il y a aussi ces répliques ou considérations qui ne peuvent manquer de faire sourire en dépit de leur amertumne. « C’est Judas qui demande à Jésus s’il préfère un crucifix en merisier« , écrit-il lorsque son ex lui demande vicieusement s’il la trouve « jolie » alors qu’elle vient de rompre ou encore « A cette époque j’étais tellement jaloux que lorsque je rencontrais un type plus jaloux que moi, j’étais jaloux de lui. » Et enfin le dossier de presse assorti de l’interview télévisée drôlatique qui accompagnent la sortie de la biographie de sa femme consituent des parodies plutôt réussies et surprenantes !
Il ne manque pas non plus de tourner en satire le monde de l’entreprise et de ses « gras collègues » (le narrateur, qui rêve d’être écrivain, est en fait comptable), une autre de ses marottes (pour notre plus grand plaisir !) : « Des générations de types à cravates, à déjeuner sur le pouce et à problèmes de fichiers disserteront sur le sujet pour se distraire le neurone. » On note aussi quelques piques sur les maths à plusieurs reprises (l’auteur a été contraint par ses parents à étudier Math sup et math spé alors qu’il était nul en maths !).
Yann Moix affirme ne pas apprécier l’oeuvre de son contemporain Michel Houellebecq. Pourtant les deux hommes partagent des visions assez similaires de l’existence dans ce qu’elle a de vaine, une même sensibilité meurtrie cause d’une plume acide à l’égard des femmes, un désespoir fou d’aimer et d’être aimé qui les rend cynique et amer ou encore un attachement tout particulier au monde de l’enfance. Ce roman laisse particulièrement transparaître leurs points communs. C’est aussi un roman sur l’angoisse de la fuite du temps, de la mort, de la fin des êtres, de leur décripitude qu’il exprime ici avec violence et une certaine grâce apocalyptique ! Pêchant parfois par une certaine surenchère, il n’en reste que ce roman, encore peu connu dans l’oeuvre de Yann Moix, est à découvrir même si l’auteur le renie aujourd’hui. Il permet de comprendre ses futurs romans en explorant des thèmes qui lui sont chers où souffrance et perversité mènent les êtres jusqu’au précipice d’eux-même. La langue confirme sa puissance lyrique et son goût des envolées poétiques parfois un peu précieuses qui n’en restent pas moins très émouvantes et évocatrices. Elle tranche avec des scènes plus trash ou brutes (scènes de molestage, flux de haine obsessionnel) pour former une prose que certains ont qualifié de « postcélinienne ».
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