Trois versions de L’amant de Lady Chatterley ont été écrite par D.H. Lawrence. Le roman connu sous ce titre en est la troisième ; celle considérée comme définitive par Lawrence et qu’il fit éditer à compte d’auteur, en mars 1928, quelques mois avant sa mort. Sa méthode d’écriture est assez prodigieuse. En effet, il s’agit de trois livres bien distincts, écrits à plusieurs mois d’intervalle les uns des autres, afin de laisser mûrir son projet. Ils ont tous été ré-écrits en toute autonomie, avec une trame commune et des variations. Aucun passage n’est strictement similaire, aucun dialogue semblable. Les quatre personnages centraux du roman – Lady Chatterley et Clifford son mari, le garde-chasse (qui change de nom selon les versions) et Mrs Bolton, la garde-malade de Clifford – fluctuent aussi beaucoup (leurs nom, origine sociale -en particulier celle du garde chasse-, psychologie et leurs rapports).
Ce n’est qu’en 1960 que le livre est enfin publié en Angleterre après un procès pour obscénité des éditeurs Penguin Books (qui permit ensuite une plus grande liberté d’expression) « L’amant de Lady Chatterley », adapté au cinéma par Pascale Ferran (d’après « Lady Chatterley et l’homme des bois », César du meilleur film 2007) est une superbe ode à l’amour charnel porté par l’évocation poétique et lyrique de la campagne anglaise des Midlands. C’est aussi une réflexion sur les rapports hommes/femmes doublée d’un hommage et éloge, de la sexualité et du corps, mais aussi et surtout du phallus tout puissant et prioritaire dans la jouissance des femmes…
« Je travaille toujours à la même chose : rendre la relation sexuelle authentique et précieuse au lieu de honteuse. Et c’est dans ce roman que je suis allé le plus loin. Pour moi, il est beau, tendre et frêle comme le moi dans sa nudité. » (Lettre de D.H. Lawrence à Nancy Pearn, le 12 avril 1927)
L’amant de Lady Chatterley est l’histoire d’amour adultère entre une aristocrate anglaise mariée (Lady Chatterley de son petit nom « Connie ») et son garde-chasse (Mellors), un homme manuel de la terre, un peu « animal » qui s’oppose au mari de cette première (Sir Clifford), homme de lettres paralysé des suites d’une blessure de guerre. Cette aventure amoureuse sera le révélateur de la sensualité de l’héroïne (en voie de désertification) qui fera en quelque sorte son éducation sexuelle avec cet « homme des bois » et balaiera ses hontes et complexes en lui faisant découvrir le plaisir charnel. De leur apprivoisement progressif jusqu’à leur union parfaite… Il célèbre aussi la victoire de l’amour sur les conventions sociales, du corps sur l’esprit, du primitif sur la pensée trop réfléchie…
La puissance évocatrice de l’érotisme à travers la nature
L’écrivain a travaillé avec minutie et un grand art poétique, ses descriptions du bois qui entoure la propriété que Connie traverse pour rejoindre son amant. Il entremêle ainsi l’éveil progressif de la nature hivernale endormie et son éveil érotique.
« Elle était comme une forêt, comme le sombre entrelacs du bois de chênes et le bruissement silencieux de ses milliers de bourgeons éclatés. En même temps les oiseaux du désir dormaient dans le vaste et complexe dédale de son corps. » Une symbolique peut être simpliste ou cliché mais qui résonne avec puissance d’autant que Lawrence sait lui conférer une grâce presque onirique parfois. Le champ lexical végétal et animal est abondement utilisé, comme cette description du physique de Connie : « (…) son corps aurait dû avoir une plénitude généreuse et fuyante, mais quelque chose manquait. Au lieu de mûrir dans ses courbes fermes et fuyantes, son corps devenait plat et un peu rêche. Comme s’il n’avait pas eu assez de soleil et de chaleur ; c’était un corps un peu grisâtre et privé de sève. »
Au contact de la nature, ce sont aussi ses sens qui sont stimulés, l’odeur, le toucher… Une sensation d’enivrement qui l’aide à reprendre conscience d’un corps qu’elle avait progressivement oublié voire nié. Même si parfois certaines métaphores frôlent le ridicule ou la préciosité… « Et elles étaient là, les fleurs aux courtes tiges, bruissantes, palpitantes, frissonnantes, si brillantes et si vivantes… Constance s’assit, le dos contre un jeune pin qui vibrait contre elle et d’où montait une vie étrange, élastique et puissante. Cette chose vivante, dressée, le sommet dans le soleil ! »
Jusque dans les scènes physiques où il file la métaphore marine : « Alors que son corps était ouvert et doux, et criait doucement, comme une anémone de mer prise dans la marée, criant pour qu’il revienne encore et la fasse jouir, elle. Elle s’accrochait à lui, perdue dans la passion, et il ne se retira pas tout à fait d’elle, et elle sentit le doux bourgeon qui remuait en elle (…) »
Ou encore « Et il sembla qu’elle était comme la mer, toute en sombres vagues s’élevant et gonflant, gonflant, en une grande houle, et que lentement toute sa chair obscure se mettait en mouvement et qu’elle était l’océan roulant sa sombre masse muette. Ah, et loin au tréfonds d’elle-même, les profondeurs de la mer s’ouvraient et s’écartaient en roulant en longues vagues onduleuses qui se poursuivaient très loin, et encore au vif de sa chair (…) »
Sa plume sulfureuse a valu à D.H Lawrence, de son vivant, l’étiquette de pornographe en Angleterre, où il était rejeté et incompris (il s’est d’ailleurs exilé).
Le corps et l’esprit, ennemis
Détrôner l’amour gouverné par l’esprit*
A travers tous ses écrits (« Femmes amoureuses », « Amants et fils », « Kangourou »…), Lawrence cherche à réhabiliter le charnel, l’état de nature de l’homme qui serait, selon lui, détruit, perverti par une approche trop cérébrale et trop civilisée de la sexualité. Son œuvre prône un retour au « sacré primitif ».
Il exprime ainsi son rejet de l’Angleterre puritaine des années 20.
Il écrit ainsi ironiquement au début du roman : « Les conversations, les discussions, voilà ce qui comptait : les rapports charnels et amoureux n’étaient rien d’autre qu’un retour à l’instinct, et même une sorte de retombée. Cette affaire de sexe était bien un des rapports d’esclavage des plus anciens et des plus sordides. »
Mellors, un « homme avec des couilles » apparaît ainsi supérieur à ce pauvre Cliffort et ses amis, lettrés et adeptes des longues discussions au coin du feu… « L’esprit ne peut qu’analyser et raisonner. Laissez l’esprit et la raison gouverner le reste, ils ne peuvent que tout étouffer sous la critique. (…) Par Dieu le monde a besoin de critique aujourd’hui, de critique à mort. Par conséquent vive la vie mentale (…) ! : tant qu’on vit sa vie, on participe, en un sens, organiquement à la vie universelle. Dés qu’on entre dans la vie mentale, on cueille la pomme. On a rompu le lien entre la pomme et l’arbre : le lien organique. Et si vous n’avez rien d’autre dans votre vie que la vie mentale, vous n’êtes rien d’autre qu’une pomme cueillie… Vous êtes tombé de l’arbre. Alors il est nécessaire et logique d’être méchant, comme il est naturel et nécessaire que pourrisse une pomme cueillie. »
Connie nous est ainsi présentée comme prisonnière de ses murs de mots qui l’entourent (et dont Mellors la délivrera) : « Pauvre Connie ! Au cours des années, ce qui la touchait c’était la peur du néant dans sa vie. La vie intellectuelle de Clifford et la sienne devenaient peu à peu un pur néant. Leur mariage, leur vie intégrée fondée sur l’habitude et cette intimité dont il avait parlé, devenaient certains jours, absolument vides, du néant. Des mots, beaucoup de mots, et c’était tout. La seule réalité c’était le néant, et par-dessus, l’hypocrisie des mots. »
A la fin du roman, alors révélée à elle-même, Lawrence lui fera dire : « Quels menteurs, les poètes et les autres ! Ils font croire qu’on a besoin de sentiment. Mais ce dont on en a besoin, c’est de cette sensualité perçante, consumante, un peu horrible. »
On pourra lui reprocher son manichéisme, opposant vivement corps et esprit : les sentiments, l’entente intellectuelle, le monde des mots, des idées, de l’intelligence versus le monde du corps, du désir sexuel et animal. On peut d’ailleurs s’étonner qu’Anais Nin qui défendait une vision contraire (« Aimer corps et âme, toujours ensemble le corps obéissant à l’âme » comme elle l’écrivait dans son journal de 1932-34), portait une grande admiration aux idées (sur le style cela se comprend du reste) de l’écrivain à qui elle consacre une étude (« D.H Lawrence, une étude non professionnelle »).
Il fait encore dire à l’un du cercle d’amis de Clifford : « Une femme veut qu’on l’apprécie et qu’on lui parle et en même temps, qu’on l’aime et qu’on la désire ; à mon avis, les deux choses sont incompatibles. (…) Je ne doute pas que l’eau ne devrait pas être mouillée comme elle l’est. Elle exagère avec son humidité. Mais voilà ! J’aime bien les femmes, et j’aime leur parler et par conséquence, je ne les aime pas et je ne les désire pas. Et pour moi les deux choses sont incompatibles. Elles n’arrivent jamais en même temps. » Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que pour la première rencontre (visuelle) entre Connie et le garde (une des belles scènes du roman), l’écrivain a choisi, qu’elle se fasse sous le signe du corps à demi-nu. Un choc pour la jeune-femme qui se trouve comme fascinée : « Dans la petite cour à deux pas devant elle, l’homme se lavait, ne se doutant pas du tout qu’on le regardait. Il était nu jusqu’aux hanches ; sa culotte de velours glissait sur ses reins étroits. (…) curieusement cette expérience avait eu la qualité d’une vision : le centre même de son corps avait été frappé. (…) La nudité parfaite, blanche et solitaire d’une créature qui vit seule et seule même en dedans. Et au-delà cette beauté de la pure créature. Non pas la matière de la beauté, ni même le corps de la beauté, mais un chatoiement, la flamme chaude et blanche d’une vie solitaire qui se révèle par des contours que l’on peut toucher : un corps ! »
Une vision phallocratique, l’obsession de l’affirmation de la virilité
Si la jeune écrivain (et « sexblogueuse ») Maïa Mazaurette publiait en 2007 un essai baptisé « La revanche du clitoris » qui dénonçait l’excision pas seulement physique mais également culturelle de cet organe du plaisir chez la femme, le roman de D.H Lawrence pourrait porter le titre inverse. En effet, ce contemporain de Freud (qui avait notamment établi la supériorité de l’orgasme vaginal chez la femme et donc la frigidité pour les autres) tisse sa vision de la sexualité parfois taxée de « phallocentrique ». Il y dénonce, avec une certaine virulence et amertume, la frigidité des femmes ayant le mauvais goût de ne pas jouir en même temps que l’homme ou qui chercherait à être stimulée par d’autres voies que la « battue phallique » comme il l’appelle. Notamment lorsque Mellors évoque avec rancœur son ex femme : « C’était un démon. Elle aimait tout de l’amour, sauf le sexe. Elle était tendre et caressante, et elle s’insinuait en vous de toutes les manières. Mais si on la forçait à aller plus loin et à faire l’amour, elle serrait les dents et c’était de la haine qui sortait d’elle. Je la forçais à faire l’amour, mais sa haine me paralysait, tout simplement. Alors voilà, encore une fois je me trouvais devant un obstacle. Et j’avais horreur de tout cela. Il me fallait une femme qui me voulait moi, et voulait ça aussi. »
Le passage le plus révélateur est celui où il va jusqu’à les taxer de lesbiennes : « La grande masse des femmes sont comme ça : la plupart veulent un homme, mais elles ne veulent pas le sexe, seulement elles s’en accommodent comme d’un mal nécessaire. Les moins à la page font semblant de rien et vous laissent faire. Et après, ça leur est égal, elles vous aiment bien. Mais la chose en elle-même, ça n’existe pas pour elles, c’est juste un peu déplaisant. (…) Il y en a qui sont rusées. Elles sont comme ça mais elles ne le montrent pas. Elles font semblant d’être passionnées, d’éprouver de grands frissons mais c’est du chiqué. Elles jouent. Et puis il y a celles qui aiment tout, toutes les sensations, toutes les caresses et toutes les manières de jouir, sauf celle qui est naturelle. Elles vous font jouir quand vous n’êtes pas au seul endroit où vous devriez être pour ça. Et puis il y a les dures, qui sont la croix et la bannière à faire jouir, et qui se font jouir toutes seules. Elles veulent avoir le rôle actif. Et puis il ya celles qui sont mortes à l’intérieur, mais vraiment mortes, et elles le savent. Et puis il y a celles qui vous font sortir avant que vous ayez vraiment fini, et qui continuent à se trémousser des reins jusqu’à ce qu’elles se fassent jouir contre vos cuisses. Mais celles-là ce sont surtout des lesbiennes. C’est incroyable comme les femmes sont lesbiennes consciemment ou inconsciemment. »
… ou encore à un vice au même titre que l’alcoolisme (il compare le clitoris à un « bec ») : « (…) Elle n’éprouvait rien quand c’était moi qui menais les opérations. Il lui fallait agir elle-même, moudre son propre café. Et ça la reprenait comme un accès de folie, elle ne pouvait plus se retenir, et elle déchirait, déchirait, comme si elle n’avait de sensation qu’au bout de son bec, à la pointe tout en haut à l’extérieur, qui frottait et déchirait. (…) C’était une sorte d’entêtement mauvais qu’elle avait, un entêtement de délire, comme une femme qui boit. »
Connie devient alors sous sa plume la femme fantasmée qui « frissonne sous la puissante et inexorable pénétration en elle » allant jusqu’à lui conférer une dimension mystique, sacrée (un peu grandiloquente)… : « ce fut une étrange et lente avancée de paix, la sombre avancée de la paix, d’une tendresse pesante, primordiale, telle que celle qui fit le monde aux origines. »
Sexualité et classes sociales
Si Houellebecq s’est fait le porte-parole français de la misère sexuelle et affective de la fin du XXe siècle en comparant notamment la sexualité au libéralisme économique, Lawrence pourrait être lui son alter ego anglais du début du siècle, prônant également une plus grande liberté sexuelle et associant également à son analyse les classes sociales.
L’union d’une aristocrate et d’un roturier en est le symbole le plus éclatant.
Il livre aussi tout au long du récit, une critique sociale acerbe de l’exploitation des miniers (son père était lui-même minier) par l’aristocratie : « C’était un monde de fer et de charbon, la cruauté du fer et de la fumée du charbon et l’avidité incessante et sans fin qui contrôlait tout. Rien que de l’avidité, une avidité incessante et sans fin qui contrôlait tout. »
Il dit l’émergence de l’industrie qui se substitue peu à peu la campagne anglaise.
L’industrie qui mécanise l’homme, le déshumanise et s’oppose ainsi au monde organique qu’il idéalise.
On remarque aussi quelques réflexions sur la notion de « race » sociale (que l’on trouvait déjà dans « Femmes amoureuses ») et le déterminisme social comme ses paroles de Clifford : « Ce qui compte, ce n’est pas l’homme qui nous engendre, mais l’endroit où le destin nous met. Mettez n’importe quel enfant parmi les classes dirigeantes, et il deviendra, dans la mesure de ses limites, capable de diriger. Mettez des enfants de rois ou de ducs au milieu des masses, et ils deviendront de petits plébéiens, des produits de la masse. C’est l’influence irrésistible du milieu. »
« L’amant de Lady Chatterley » est donc un roman très riche qui se lit à plusieurs niveaux et qui ne doit pas être réduit à son seul scandale sulfureux. Certains lecteurs ont d’ailleurs déploré que d’autres considérations (économiques et sociales, « récits dans le récit ») parasitent l’histoire entre Constance et le garde. Mais l’auteur, même s’il est parfois un peu bavard (et peut-être trop démonstratif…), est parvenu au contraire à les faire cohabiter en toute logique et même à les faire converger. Au XXIe siècle, on peut néanmoins se poser la question de sa modernité. Malgré la libéralisation des mœurs, on réalise que les idées qu’il développe n’ont pas forcément perdu de leur actualité, en particulier sur la difficulté aux deux sexes d’accorder leurs désirs comme en a témoigné Michel Houellebecq… [Alexandra Galakof]
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* Dans son étude Anaïs Nin notait : « Lawrence était préoccupé par le fait d’établir un nouveau début en amour. Et tout d’abord, il était nécessaire de détrôner l’amour gouverné par l’esprit. Lawrence a réitéré inlassablement sa mise en garde : « L’affinité d’esprit et de personnalité forme la base parfaite de l’amitié entre les sexes, mais s’avère une base désastreuse quand il s’agit de mariage. » Pourquoi parce que cela constitue souvent une négation des besoins plus profonds de notre nature. C’est pourquoi il plaide en faveur d’un début instinctif. Un retour au primitif. »
3 Commentaires
Revu récemment le film en version restaurée, splendide.
J’avais découvert le roman de D H Laurence à 15 ans, véritable et si douce éducation sexuelle et sentimentale.
Je ne le trouve pas vieilli du tout, ni le roman ni son adaptation.
Je n’y trouve pas -en tant que femme- d’orgueil masculin quant à la supériorité prétendue de l’homme révélateur de jouissance féminine : c’est bien lady Chatterley qui vient libre et déterminée et par désir : elle vient à lui et non le contraire!
Et qui révèle quoi à qui?
Les deux amants partenaires sont faits l’un pour l’autre en toute liberté et égalité.
J’ai toujours conseillé ce roman à mes élèves -conseil pas toujours bien vu par mes collègues ni par les parents d’élèves ; on peut s’en étonner, à notre époque!
Voilà.
Que d’adaptation de romans torrides ont tourné à la pornographie (Je pense à Gary et l’adaptation d’Au-delà de cette limite mon ticket n’est plus valable ; ou aux avatars de l’Amant de Marguerite Duras…)
Auteur
Oui François mais Lawrence a bien confirmé qu’il ne supportait pas que les femmes ressentent du plaisir clitoridien (cf. passage cité dans la critique qui est assez explicite) donc ça limite un peu la portée de la « libération » de Dame Chatterley quand même;.. 🙂
https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18700129.html
Version BBC
Toute les versions sont bien.
Celle de 2007 avec Marina Hands.
Celle de 1981 avec Sylvia Kristel .
https://www.youtube.com/watch?v=BWrpPKAgsKE
Le livre est très bien écrit.