La Maison de Claudine de Colette, publié en 1922, bien après sa célèbre série dite des « Claudine » qui retraçait ses années d’apprentissage d’écolière puis de femme mariée avant de divorcer, ne constitue donc pas un prolongement de ses précédents romans à succès. Simple clin d’œil (probablement à but commercial), il se présente sous la forme d’un recueil de 35 chapitres indépendants les uns des autres, proches de micro-nouvelles. Des instantanés de vie, de souvenirs de son enfance, sa mère Sido, son père malicieux « Le capitaine Colette » mais aussi sa fille « Bel-Gazou », sa maison natale de Saint Sauveur et d’une galerie de personnages secondaires humains ou bestiaire pittoresque d’un passé riche et coloré aux mille senteurs qu’elle ressuscite sous nos yeux charmés une fois de plus par la plume voluptueuse de « Minet chéri ». Un de ses plus beaux livres :
Après les turpitudes de sa vie de femme « vagabonde » (son divorce d’avec Willy, ses amours féminines, sa carrière de mime, ses essais de dramaturgie au théâtre, son remariage avec Henry de Jouvenel, la mort de sa mère, la naissance de sa fille, la guerre et une nouvelle rupture qu’elle doit affronter…), l’auteur a peut-être ressenti le besoin de se tourner vers ses racines, de s’y ressourcer avec bonheur et sans doute un soupçon de nostalgie envers ces tendres années (non exemptes de gravité ou de chagrin), ce royaume bien protégé où régnait un amour absolu. Mais surtout pour reconstruire un nouveau départ… apaisé. La maison de Claudine pourrait ainsi être le livre de l’apaisement, de la maturité. Son livre le plus autobiographique aussi.
Elle y aborde une myriade de thèmes de sa prédilection avec son art de l’anecdote et des détails émouvants, tendres et cocasses. A commencer par celui de sa mère, Sido à qui elle rend un magnifique hommage et toujours sa superbe évocation de la nature, des animaux.
La gloire de ma mère
C’est une véritable ode qu’elle chante à cette mère louve, chienne qui la sur-protège elle, la petite dernière de cette grande famille unie, l’enveloppant d’un manteau d’amour aussi douillet que parfois exagéré (comme lorsqu’elle craint que « la Petite » soit enlevée au cours de la nuit, ce qu’elle raconte avec une douce dérision). Elle peint un portrait par petites touches sensibles de cette femme dévouée et généreuse qui lui a transmis l’amour de la nature et des bêtes. « Elle vécut balayée d’ombre et de lumière, courbée sous des tourments, résignée, changeante et généreuse, parée d’enfants et de fleurs, d’animaux comme un domaine nourricier. »
Par réminiscences, elle se souvient de ces émotions primaires que l’enfance nous laisse des êtres chers : « Une main fine dont je chéris les trois petits durillons qu’elle doit au râteau, au sécateur et au plantoir, lisse mes cheveux, pince mon oreille (…) La robe de toile que je presse de ma joue sent le gros savon, la cire dont on lustre les fers à repasser, et la violette. » (évocation de la robe de jardinière de sa mère où elle pose sa tête). C’est tout un festival sensoriel tout droit importé de l’enfance.
On pourrait encore citer ce passage particulièrement émouvant : « Tout est encore devant mes yeux, le jardin aux murs chauds, les dernières cerises sombres pendues à l’arbre, le ciel palmé de longues nuées roses, – tout est sous mes doigts : révolte vigoureuse de la chenille, cuir épais et mouillé des feuilles d’hortensia, – et la petite main durcie de ma mère. Le vent, si je le souhaite, froisse le raide papier du faux-bambou et chante, en mille ruisseaux d’air divisés par les peignes de l’if, pour accompagner dignement la voix qui a dit ce jour-là, et tous les autres jours jusqu’au silence de la fin, des paroles qui se ressemblaient :
– Il faut soigner cet enfant… Ne peut-on sauver cette femme ?
Est-ce que ces gens ont à manger chez eux ? Je ne peux pourtant pas tuer cette bête… »
C’est en effet une relation fusionnelle qui l’unit à sa mère : « (…) on dit que les enfants portés comme toi si haut, et lents à descendre vers la lumière sont toujours des enfants très chéris, parce qu’ils ont voulu se loger tout près du cœur de leur mère, et ne la quitter qu’à regret… »
Les derniers chapitres du livre nous montrent sa mère vieillissante qui malgré la maladie refuse de rester au lit. On sent qu’il est difficile pour l’auteur de restituer cette image de sa mère privée de ses facultés et qu’elle conserve en mémoire surtout la force de cette femme incapable de rester inactive, avec toute sa drôlerie naturelle.
Autour du duo fille-mère gravitent un père bienveillant et complice qui aime taquiner les voisines qui passent faire la conversation, l’une mal mariée et l’autre cancanière, ses frères, sa sœur plongée dans ses livres du matin au soir…
La nature et plus particulièrement le jardin de sa maison natale sont bien sûr également au cœur de ce recueil. On se régale, littéralement, de ses descriptions gourmandes et truculentes pour parler d’un fruit, d’une fleur ou encore des odeurs qui abondent en toute saison : « le potager resserré et chaud, consacré à l’aubergine et au piment, où l’odeur du feuillage de la tomate se mêlait en juillet, au parfum de l’abricot mûri sur espaliers », les lilas massifs, une « grande maison grave, revêche » en façade avec un « revers souriant au lourd manteau de glycine et de bignonier », une exubérance…
Le chapitre (« Où sont les enfants ») qui ouvre le livre est à ce titre superbe et compte parmi les plus beaux du livre. En faisant ressusciter du passé, sa maison et son jardin, à la patine de ses souvenirs de splendeur d’enfant, elle fait jaillir tout le merveilleux de ce lieu clos, à l’abri de l’adversité de la vie d’adulte. On note au passage le mouvement très cinématographique qu’elle donne à sa description, on croit littéralement voir renaître un lieu disparu et ses habitants fantômes (les murmures de voix, rires enfantins, livre oublié sur le dallage…), comme revenus à la vie par enchantement.
Des pages imprégnées de luxuriance et de senteurs où elle capte chaque variation de lumière, texture et couleur avec un verbe inédit. « La colline fume de pruniers blancs, chacun d’eux immatériel et pommelé comme une nue ronde. », « la pivoine sanguine », la terre « rose de cuivre » (« Printemps passé »). Avec un lyrisme poétique qui éblouit souvent : « La campagne de minuit brillait à perte de vue, bosselée d’argent, vallonnée de cendre mauve, mouillée, au plus bas des prés, d’une rivière de brouillard étincelant qui mirait la lune… » (« Le veilleur »).
Chattes espiègles ou séductrices sont comme toujours au rendez-vous, en particulier dans les derniers chapitres. Ils raviront les amoureux des animaux et ennuieront peut-être un peu les autres… Elle excelle pour dépeindre leurs mimiques et leurs robes élégantes, les transformant en véritables dames aimant jouer la comédie pour leur auditoire qui se pâme… : « une mâchoire petite et dédaigneuse, des moustaches raides comme l’herbe sèche des dunes, et des yeux d’ambre enchâssés de noir… », « (…) le sang de sa mère a jeté, sur ces rayures, un voile floconneux et bleuâtre de poils longs, impalpables comme une transparente gaze de Perse. »
Elle confesse au passage son goût pour la bonne chère, en bonne hédoniste : « cette sorte de religion du lapin sauté, du gigot à l’ail, de l’oeuf mollet au vin rouge ».
L’esthétique du logis « chaud et plein »
La maison, comme le titre du recueil l’indique, tient aussi un rôle central. Son évocation solaire et fantasmatique mêle bien souvent intérieur et extérieur qui finissent par ne faire plus qu’un : « le salon tiède, sa flore de branches coupées et sa faune d’animaux paisibles ; la maison sonore et sèche, craquante comme un pain chaud (…) »
Ou encore au sujet d’une chambre : « Une lune chaude d’août, grandissante, balançait mollement l’ombre du magnolia sur le parquet et le lit blanc répandait une lumière bleue. »
Toujours elle insiste sur la tranquillité et la sécurité qui règnent en ce royaume : « Au-delà tout est danger, tout est solitude… ».
Passion de l’enfance
Tout au long de ce recueil, c’est la passion pour l’enfance, cet âge béni, que Colette chante sur tous les tons…, avec une pointe de nostalgie. Sa liberté, son insouciance et son aptitude au rêve… D’ailleurs elle se représente plus volontiers sous les traits de la fillette que de la mère qu’elle deviendra. Elle reste définitivement une fille de.
Même lorsqu’elle parle de Bel-Gazou (« La noisette creuse »), elle ne peut s’empêcher de regretter la fin de son enfance inéluctable : « Chaque jour l’éloigne de sa première vie pleine, sagace, à toute heure défiante, et qui dédaigne de si haut l’expérience, les bons avis, la routinière sagesse. (…) Mais peut-être ne retrouvera-t-elle pas sa subtilité d’enfant, et la supériorité de ses sens qui savent goûter un parfum sur la langue, palper une couleur et voir (…) la ligne d’un chant imaginaire. »
Lors d’une journée de noces campagnarde, elle raconte aussi le vertige et la crainte qui la saisissent en entrevoyant la chambre conjugale des futurs époux. Elle n’aspire alors qu’à retrouver « Maman », comme si elle ne voulait pas quitter le monde de l’enfance pour cette vie de femme qui lui apparaît déjà comme une menace…
Regard sur la féminité
La fin de l’enfance et le début de la féminité, l’adolescence, les premiers émois, la séduction naissante s’invitent aussi à travers différents épisodes.
Colette qui a cultivé l’ambivalence sexuelle tout au long de sa vie tant par ses amours que ses tenues vestimentaires, pose un regard singulier sur la féminité. A commencer par ses interrogations sur la beauté : « Un tablier d’école l’ensache du col aux genoux, et elle est coiffée en enfant de pauvre, de deux nattes cordées derrière les oreilles. (…) Il y a des jours où l’on se dit que La Petite sera jolie. Aujourd’hui, elle est laide, et sent sur son visage la laideur provisoire que lui composent sa sueur, des traces terreuses de doigts sur une joue (…) » Un passage qui rappelle Vinka, l’héroïne du Blé en herbe, femme en devenir, gamine pouvant passer de la petite garçonne désordonnée aux éclats de femme sommeillant en elle. On sourit aussi à l’évocation du parfum de violette, ultime coquetterie de sa mère malade et vieillissante.
Le personnage de la petite Bouilloux, ravissante enfant illustre le pouvoir de la beauté : « Elle touchait les cheveux frisés, dorés comme la châtaigne mi-mûre, la joue transparente et rose de la petite Bouilloux, regardait battre les cils démesurés sur l’humide et vaste prunelle sombre, les dents briller sous une lèvre sans pareille (…) »
Mais ce don de la nature s’avère dangereux, il signe chez cette dernière une vie solitaire et une fin précoce de l’école (contre laquelle la met en garde sa mère). Une point de féminisme se ressent ici, complété par sa réflexion sur l’apprentissage de la couture par sa fille.
L’un des plus beaux textes concerne sa « sœur aux longs cheveux » (on relève d’ailleurs plusieurs passages admirables sur la chevelure, attribut hautement féminin) : « Noirs, mêlés de fils roux, mollement ondés, les cheveux de Juliette, défaits, la couvraient exactement tout entière. Un rideau noir, à mesure que ma mère défaisait les tresses, cachait le dos ; les épaules, le visage et la jupe disparaissaient à leur tour, et l’on n’avait plus sous les yeux qu’une étrange tente conique, faite d’une soie sombre à grandes ondes parallèles, fendue un moment sur un visage asiatique, remuée par deux petites mains qui maniaient à tâtons l’étoffe de la tente. »
Elle écrit encore avec malice : « Une femme surprise à sa coiffure, fuit comme si elle était nue. » , et pour décrire un premier émoi, elle résume avec humour : « Je fus, huit jours durant revêche, jalouse, pâle, rougissante – en un mot amoureuse. »
L’imaginaire sensuel au pouvoir
De son écriture charnue et féconde, elle façonne et réinvente un monde perdu. Une évocation ardente teintée de magie. Son sens de l’observation aigu et singulier pour les petites choses du quotidien et du domestique rappellent parfois la prose des plaisirs minuscules d’un Philippe Delerm. Celle d’un peintre impressionniste qui compose, à l’aide d’une palette de couleurs riches, par petites touches précises son tableau, qu’il s’agisse d’un paysage ou d’un personnage.
Des maux de l’amour à la maternité jusqu’au mystère des êtres, les rapports familiaux, la distance, l’indifférence parfois ou au contraire l’amour fusionnel, la perte, le deuil, la maladie, la vie villageoise, les destinées de femmes… : à chaque fois elle sait faire surgir la beauté de la vie, qu’elle soit douce ou cruelle.
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1 Commentaire
J’ai été beaucoup émue par le texte « Maternité » de ces souvenirs d’enfance de Colette où elle raconte avec malice l’amour presque animal qu’une mère peut ressentir parfois pour ses enfants. C’est cruellement tendre, et la fin m’a fait pleurer.
Tout ce que je lis de Colette me fait chaque fois l’aimer davantage 🙂