Voyage au bout de la nuit de Louis Ferdinand Céline: « Il n’y avait que de l’angoisse étincelante »

Voyage au bout de la nuit de Céline c’est un voyage au cœur de l’Homme, de l’humanité, dans toute son absurdité et son horreur, quand elle se met en guerre ou quand la haine de l’Autre prend le dessus. Un voyage où planent la mort et la folie, prêtes à surgir et vous assaillir à tout instant.
Ce premier roman paru en 1932, dans l’entre deux guerres, a marqué l’histoire de la littérature. Et suscité scandale et polémiques par l’emploi d’une langue orale (qu’il a été l’un des premiers à introduire dans les « belles lettres » au grand dam du milieu littéraire bourgeois) et la dénonciation d’une société abrutissant et humiliant l’homme. Louis Ferdinand Céline (de son vrai nom Destouches) se révèle ici un formidable portraitiste des caractères, des relations humaines, des hiérarchies stupides militaires, des valeurs faussées, de la lâcheté, de l’orgueil mal placé, des croyances, des doctrines ou du « bourrage de crâne » pour mieux asservir les âmes et les corps que l’on envoie à l’abattoir afin de « verser son sang pour la patrie ». Dans ce chef d’œuvre, il autopsie les mécanismes qui conduisent les hommes à se monter les uns contre les autres, à s’attaquer et se détruire au nom de pseudo causes dites « héroïques », au nom d’une morale factice ou encore par égoïsme ou désœuvrement… Une œuvre majeure sur « la déroute de vivre » qui a influencé tout le genre romanesque des anti-héros à tendance nihiliste qui a suivi et trouve un écho dans la jeune littérature actuelle qu’elle soit française ou anglo-saxonne.

Aujourd’hui on pourrait qualifier ce livre « d’autofiction » puisque « Ferdinand Bardamu », son narrateur, est le double à peine voilé de l’auteur et vit ce que ce dernier a lui-même traversé dans le passé. Céline utilise en effet sans retenue les données de son expérience de soldat et de médecin. Embarquement pour ce voyage d’où l’on ne revient jamais complètement…:

« On s’enfonce, on s’épouvante d’abord dans la nuit, mais on veut comprendre quand même et alors on ne quitte plus la profondeur »

Paris, place de Clichy, 1914. Galvanisé par la musique d’une parade militaire et l’allure d’un colonel, Ferdinand Bardamu, jeune anarchiste naïf et désœuvré, en quête d’héroïsme décide de s’engager dans la guerre contre les Allemands.
Très vite, il comprend l’imposture et le non sens de cette tuerie cruelle et sans limite.
Il mesurera alors toute l’ampleur de la nature monstrueuse de l’Homme (en particulier militaire) et de « leur sentence implacable ». Céline livre ici un récit poignant des épouvantables conditions des tranchées, de la terreur qui saisit tout le corps et l’âme dans une nuit perpétuelle où les plus faibles sont traités comme des chiens : « Jamais je ne m’étais senti aussi inutile parmi toutes ces balles et les lumières de ce soleil. » Il démontre avec une puissance littéraire étourdissante l’« imbécillité infernale » de cette immense, universelle moquerie » qu’est la guerre : « La guerre en somme c’était tout ce qu’on ne comprenait pas. »
Il dit aussi l’obscurité épaisse et terrifiante de la nuit qui engloutit tout « qu’il vous semblait qu’on ne reverrait plus son bras dés qu’on l’étendait un peu plus loin que l’épaule, qui « contenait des volontés homicides énormes et sans nombre« . Il décrit l’horreur du champ de bataille, l’indicible : « Et puis non, le feu est parti, le bruit est resté longtemps dans ma tête, et puis les bras et les jambes qui tremblaient comme si quelqu’un vous les secouait de par-derrière. Ils avaient l’air de me quitter et puis ils me sont quand même restés mes membres. Dans la fumée qui piqua les yeux encore longtemps, l’odeur pointue de la poudre et du soufre nous restait comme pour tuer les punaises et les puces de la terre entière».


« On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté »

Dés cette première partie magistrale, c’est l’humanisme voire l’existentialisme de Céline qui s’impose. Sa capacité à analyser l’homme, la société sans mépris ni condescendance, avec au contraire une sorte de chaleureuse lucidité : « Je n’avais pas encore appris qu’il existe deux humanités très différentes, celle des riches et celle des pauvres. Il m’a fallu, comme à tant d’autres, vingt années de guerre, pour apprendre à me tenir dans ma catégorie, à demander le prix des choses et des êtres avant d’y toucher, et surtout avant d’y tenir. »

La force et la profondeur de ces descriptions sont étourdissantes. Mais ce qui étonne le plus c’est son humour certes noir et cynique mais néanmoins bien présent. Même aux heures les plus terribles comme lorsqu’il s’étonne candidement sur le champ de bataille que les Allemands lui tirent dessus : « Aussi loin que je cherchais dans ma mémoire je ne leur avais rien fait aux Allemands. J’avais toujours été bien aimable, bien poli avec eux. ». Oui, on peut véritablement « rire » en lisant Voyage au bout de la nuit !

Il déploie aussi une grande auto-dérision et ironie constantes sur les travers de ses pairs et les siens, l’absurdité de l’homme : « Je me prenais pour un idéaliste, c’est ainsi qu’on appelle ses propres petits instincts habillés en grands mots » ; « Lâche ou courageux, cela ne veut pas dire grand-chose. Lapin ici, héros là-bas, c’est le même homme, il ne pense pas plus ici que là-bas. Tout ce qui n’est pas gagner de l’argent le dépasse décidément infiniment. Tout ce qui est vie ou mort lui échappe. Même sa propre mort, il la spécule mal et de travers. Il ne comprend que l’argent et le théâtre. »
On est aussi abasourdi que réjoui par sa satire des petits chefs à travers les ordres ordres stupides du commandant : « C’était comme si on avait essayé en m’engueulant très fort de me donner l’envie d’aller me suicider. Ces choses-là on les a ou on ne les a pas. »

Céline, l’anticolonialiste
Poursuivant le voyage, Céline plonge son lecteur, encore tout grelottant et traumatisé au cœur de la mécanique colonialiste.
Après un trajet périlleux où Bardamu manque d’être jeté à bord (la description de la traversée, épique, vaudrait à elle seule un récit : « l’air tellement cuit qui pèse sur la peau », la description du bateau où il n’y a « pas un molécule d’air mobile »), nous voici projetés en Afrique dans la colonie de Bambola-Bragamance. Il livre ici une satire du gouverneur despotique et tyrannique envers ses militaires et fonctionnaires. Ou l’art de « bouffer de la gloire coloniale« … Entre désillusions et climat hostile et haineux qu’il dépeint avec une verve mordante et corrosive !
Avec sa langue imagée, il dit encore une fois l’horreur de ces tribus africaines « ahuries de misère », l’eau boueuse comme un fond de vase « à vous dégoûter de votre propre bouche pendant 8 jours après chaque tournée », les bourdonnements de la quinine, « un air dégoûtant à respirer, tiède, marine moisie« … Il dénonce aussi l’exploitation ignoble de ces travailleurs, petits blancs ou nègres, rongés par le paludisme ou la syphilis, diarrhéiques, la chaleur qui ébouillante, aveugle, abrutit, la sensation d’avancer « dans la mélasse »…
. « Ils étaient venus en Afrique tropicale, ces petits ébauchés, offrir leurs viandes, aux patrons, leur sang, leurs vies, leur jeunesse, martyrs pour 22 francs par jour (moins les retenues), contents, quand même contents, jusqu’au dernier globule rouge guetté par le dix millionième moustique » ; « On avait à peine le temps de les voir disparaître les hommes, les jours et les choses dans cette verdure, ce climat, la chaleur et les moustiques. Tout y passait, c’était dégoutant, par bouts, par phrases, par membres, par regrets, par globules, ils se perdaient au soleil, fondaient dans le torrent de la lumière et des couleurs, et le goût et le temps avec, tout y passait. Il n’y avait que de l’angoisse étincelante. »

« On n’explique rien. Le monde ne sait que vous tuer comme un dormeur quand il se retourne sur le monde, sur vous, comme un dormeur tue ses puces. Voilà qui serait certes mourir bien sottement, que je me dis (…) Faire confiance aux hommes c’est déjà se faire tuer un peu. »

Et ne se prive pas d’une critique acerbe et virulente du colonialisme, du racisme et d’une satire des « notables » : « La colonie vous les fait gonfler ou maigrir les petits commis, mais les garde ; il n’existe que deux chemins pour crever sous le soleil, le chemin gras et le chemin maigre. Il n’y en a pas d’autre. On pourrait choisir mais ça dépend des natures, devenir gras ou crever la peau sur les os. ». Il tourne en satire la justice arbitraire façon « conseils de guerre » qui y est pratiquée allégrement et autre sanctions à coup de triques jusqu’au sang, impôts prélevés à tout va, corruption… : « A Topo en somme, tout minuscule que fut l’endroit, il y avait quand même place pour deux systèmes de civilisation, celle du lieutenant Grappa, plutôt à la romaine, qui fouettait le soumis pour en extraire simplement le tribut, dont il retenait d’après l’affirmation d’Alcide, une part honteuse et personnelle, et puis le système Alcide proprement dit, plus compliqué dans lequel se discernaient déjà les signes du second stade civilisateur, la naissance dans chaque tirailleur d’un client, combinaison commercialo-militaire en somme, beaucoup plus moderne, plus hypocrite, la nôtre. »
Il ridiculise aussi leurs « histoires de bravoure » et souligne la vanité, propre de l’homme : « Il n’y a pas de vanité intelligente. C’est un instinct. Il n’y a pas d’homme non plus qui ne soit pas avant tout vaniteux ».
Rarement la décrépitude humaine et la décrépitude de tout n’auront été si profondément saisies comme cette description de « ce cargo éreinté qui fend l’eau comme s’il l’avait suée toute lui-même, douloureusement. Il défaisait une vaguelette après l’autre avec des précautions de pansements » ; « cette frange grise, le pays touffu au ras de l’eau « sorte de dessous de bras écrasé » »
Un tableau d’épouvante.

Sans rien perdre de son humour dévastateur pour restituer les situations les plus dramatiques ou terrifiantes, cette étape africaine du voyage prend presque des allures de « Survivor » ! Toutefois le sourire (un peu nerveux et coupable) se fait de plus en plus rare face à l’intolérable et au révoltant des scènes rapportées. L’absence de rencontre féminine commence à se faire sentir âprement dans cet univers brutal et masculin…
On peut s’étonner aussi qu’après cette évocation profondément humaniste, Céline ait pu écrire ses pamphlets antisémites qui lui vaudront le surnom « d’écrivain de la haine »…

Le cauchemar climatisé vu par Céline…
Après une éprouvante maladie, il finit donc par quitter ces rivages pour gagner ceux de New-York, « cette ville toute raide, qui se tient debout » où il devient « compteur de puces » qu’il écrase à longueur de journée ! Puces de Pologne, de Yougoslavie, d’Espagne, morpions de Crimée Gales du Pérou… à la façon d’un Charlie Chaplin des temps modernes et avec autant de truculence il raconte : « Tout ce qui voyage de furtif et de piqueur sur l’humanité en déroute me passait par les ongles » Une ville qui le fait rêver et lui rappelle sa Lola, conquête amoureuse du passé, rencontrée lors de son séjour à l’hôpital. Il découvre Broadway, Manhattan, les belles américaines riches de « Laugh Calvin » aux cuisses pleines et pâles et le cinéma … « Dans ma chambre, à peine avais-je fermé les yeux que la blonde du cinéma venait me rechanter encore et tout de suite pour moi seul alors toute sa mélodie de sa détresse (…) Je n’étais plus tout à fait seul… Il est impossible de dormir seul.« 

Mais il y souffre de pauvreté, de solitude, d’ennui et de l’indifférence générale. « Tout m’était hostile…« 
Il part pour Detroit et finit par être embauché chez Ford en pleine avènement du taylorisme et ère industrielle. « Tout tremblait dans l’immense édifice et soi-même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement, il en venait des vitres et du plancher et de la ferraille, des secousses, vibré de haut en bas. On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui vous prenait le dedans et le tour de la tête et plus bas vous agitant les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités, infinis, inlassables. (…) Les ouvriers penchés, soucieux de faire tout le plaisir possible aux machines vous écœurent, à leur passer les boulons au calibre et des boulons encore, au lieu d’en finir une fois pour toutes, avec cette odeur d’huile, cette buée qui brûle les tympans et le dedans des oreilles par la gorge. C’est pas la honte qui leur fait baisser la tête. On cède au bruit des machines comme on cède à la guerre. » C’est la rencontre avec Molly, la prostituée au grand cœur qui le délivre de l’enfer de l’usine Ford et fait enfin entrer un peu de féminité et de chaleur : Molly aime Bardamu , l’entretient et lui propose de partager son bonheur. Mais son désir d’explorer plus avant l’existence le pousse à renoncer à cette femme généreuse. « Ainsi passèrent des jours et des jours, je reprenais un peu de santé, mais au fur et à mesure que je perdais mon délire et ma fièvre dans ce confort, le goût de l’aventure et de nouvelles imprudences me revient impérieux. A 37° tout devient banal ». Il quitte les Etats-Unis et revient à Paris, le cœur gonflé et meurtri par toutes ces expériences.

Bardamu apparaît ici encore plus vulnérable et touchant dans sa quête de chaleur humaine et affective. Il a un côté « Sue perdue dans Manhattan »…, qui le rend très attachant. Des rencontres féminines ont ici enfin lieu. D’abord les retrouvailles avec Lola qu’il avait connu à Paris mais qui s’avèreront très décevantes mais également de nouvelles. Son expérience traumatisante ouvrière est bien sûr déchirante. Il démontre encore ici tout son talent à nous faire vivre de l’intérieur l’horreur des machines et des hommes, la condition infernale de ses esclaves modernes. La guerre et le colonialisme ne sont finalement pas si éloignés du capitalisme sauvage. Cette évocation de la condition ouvrière rappelle aussi le deuxième roman d’Ariel Kenig (La pause). « Autant pas se faire d’illusions, les gens n’ont rien à se dire, ils ne se parlent que de leurs peines à eux chacun, c’est entendu. Chacun pour soi, la terre pour tous. Ils essayent de s’en débarrasser de leur peine, sur l’autre, au moment de l’amour, mais alors ça ne marche pas et ils ont beau faire, ils la gardent tout entière leur peine, et ils recommencent, ils essayent encore une fois de la placer ».

Retour à Paris, l’expérience de médecin de banlieue
Après ses différentes errances et expériences, il revient à Paris et achève ses études de médecine. Il raconte alors ses débuts de jeune médecin dans une banlieue parisienne (Rancy) grise et triste « où toutes les envies vous passent ». Il dit la pauvreté, la misère de ses patients dont il n’ose se faire payer : « Ils avaient l’air si misérables, si puants la plupart de mes clients, si torves aussi que je me demandais bien où ils allaient les trouver les vingt francs qu’il fallait me donner, et s’ils allaient pas me tuer en revanche. »
Quelque soit l’époque, la latitude ou le contexte, c’est encore et toujours au cœur de la déchéance humaine qui sent « la sueur et la pisse », dans ce qu’elle a de pire, qu’il nous entraîne. Qu’il s’agisse d’une jeune femme agonisant d’un avortement sauvage, de parents qui rouent de coups leur fillette, d’un petit garçon (Bébert) pour lequel il se prend d’affection et qui mourra de typhoïde ou encore d’un sordide assassinat prémédité d’une famille envers l’aïeule de la famille un peu trop lourde à assumer (qui se retournera finalement contre le meurtrier qui perdra la vue)… « Il y a un moment où on est tout seul quand on est arrivé au bout de tout ce qui peut vous arriver. C’est le bout du monde. Le chagrin lui-même, le vôtre, ne vous répond plus rien et il faut revenir en arrière alors, parmi les hommes, n’importe lesquels. »

Débute alors pour lui une nouvelle période incertaine où il abandonne provisoirement la médecine. Il vit dans un hôtel bon marché avec d’autres pauvres hères, fréquente assidûment les prostituées, hanté par les fantômes de son passé. « Comme la vie n’est qu’un délire tout bouffi de mensonges, plus qu’on est loin et plus qu’on peut en mettre dedans des mensonges et plus alors qu’on est content, c’est naturel et c’est régulier. La vérité c’est pas mangeable. » C’est finalement dans un asile qu’il prendra de nouvelles fonctions à Vigny sur Seine. L’asile, comme destination ultime (et logique !) de ce voyage dans les bas fonds : « Je me tenais au bord dangereux des fous, à leur lisière pour ainsi dire, à force d’être toujours aimable avec eux, ma nature. Je ne chavirais pas, mais tout le temps, je me sentais en péril, comme s’ils m’eussent attiré sournoisement dans les quartiers de la ville inconnue. Une ville dont les rues devenaient de plus en plus molles à mesure qu’on avançait entre leurs maisons baveuses, les fenêtres fondantes et mal closes… (…) l’envie vous prend quand même d’aller un peu plus loin pour savoir si on aura la force de retrouver sa raison, quand même, parmi les décombres. »
Il souligne à quel point est ténue la frontière qui sépare l’ordinaire de la folie, ce que Bukowski appelait « la folie ordinaire »… : « Un fou, ce n’est que les idées ordinaires d’un homme mais bien enfermées dans une tête. Le monde n’y passe pas à travers sa tête et ça suffit. Ça devient comme un lac sans rivière une tête fermée, une infection.« . La folie comme état « naturel » de l’homme : « La grande fatigue de l’existence n’est peut-être en somme que cet énorme mal qu’on se donne pour demeurer, 20 ans, 40 ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément, soi-même, c’est-à-dire immonde, atroce, absurde. Cauchemar de devoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, sur-homme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu’on nous a donné. »

Cette dernière partie parisienne et toulousaine qui met en scène une galerie de personnages secondaires aussi loufoques que grotesques, Robinson (que des analyses littéraires voient comme le double maléfique de Bardamu), Parapine, Baryton, Madelon, etc reste moins captivante que les premiers périples composant le voyage. Une succession d’anecdotes et de récits glauques peuvent faire l’effet d’une surenchère.
On pourra regretter que la dernière « étape » de ce voyage en forme de dérive et de fuite, ne fasse que répéter la thèse pessimiste et désespérée de l’auteur sur l’humanité, sans trouver vraiment de nouvel élan ou d’autre direction de développement.

Bardamu, héros engagé ou nihiliste ?
Céline disait qu’il n’était pas un « homme à idées » ni « à message » (voir citation ci-dessous*). C’est donc a priori plutôt dans cette direction qu’il faut appréhender le personnage de Bardamu. Il n’est pas là pour dénoncer mais pour raconter ce qu’il voit, ce qu’il vit, cette exploration, ce drôle de voyage qu’il effectue, sur le mode de la vadrouille plus que de l’itinéraire réfléchi. Lors de son départ pour l’Afrique, il témoigne d’un embarquement lié au hasard finalement : « On m’avait donc embarqué là-dessus, pour que j’essaye de me refaire aux Colonies. Ils y tenaient ceux qui me voulaient du bien, à ce que je fasse fortune. Je n’avais envie moi que de m’en aller… » Son récit n’a pas pour vocation d’éclairer ou d’alerter l’opinion : « Ces notes d’un voyage africain, je les avais prises au jour le jour, sans songer à les publier. […] j’ai pensé que ce que je venais d’entreprendre en Afrique occidentale française constituait en quelque sorte un itinéraire-type. Persuadé que le tourisme va, d’ici peu d’années, se développer en AOF, il m’a semblé que ces notes pourraient, en l’absence d’un guide africain, servir utilement à des gens qui ne sont ni commerçants, ni fonctionnaires, ni colporteurs, ni chasseurs d’ivoire, ni soldats… rien que des amateurs de voyages. […] À qui suivra le parcours tracé, je promets des joies neuves. » a déclaré Céline.
Bardamu ne se sent manifestement investi d’aucune mission et encore moins d’un engagement quelconque. Raconter des anecdotes, des souvenirs voici l’essentiel de son propos qui pourrait ainsi apparaître nihiliste. Incapable d’attachement et presque d’émotion, de sensibilité parfois semble-t-il, en dépit paradoxalement de sa compréhension profonde de la douleur et de la souffrance d’autrui. Un constat qui reste malgré tout étrangement « neutre », clinique parfois, qui ne propose aucun horizon, aucune issue… « Page après page, Bardamu marche lentement dans le néant » écrivait à juste titre un internaute à son sujet. [Alexandra Galakof]

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Paroles de Louis-Ferdinand Céline :
* Céline s’est toujours défendu d’être un homme à idées mais un homme à style avant tout : « Les idées, rien n’est plus vulgaire. Les encyclopédies sont pleines d’idées, il y en a quarante volumes, énormes, remplis d’idées. Très bonnes d’ailleurs, excellentes. Qui ont fait leur temps. Mais ça n’est pas la question. Ce n’est pas mon domaine, les idées, les messages. Je ne suis pas un homme à message. Je ne suis pas un homme à idées. Je suis un homme à style. Le style, dame, tout le monde s’arrête devant, personne n’y vient à ce truc-là. Parce que c’est un boulot très dur. Il consiste à prendre les phrases, je vous le disais, en les sortant de leurs gonds. » (Louis-Ferdinand Céline vous parle, 1958)

Paroles de Simone de Beauvoir sur Voyage au bout de la nuit :
« Le livre français qui compta le plus pour nous cette année, ce fut Voyage au bout de la nuit de Céline. Nous en savions par cœur des tas de passages. Son anarchisme nous semblait proche du nôtre. Il s’attaquait à la guerre, au colonialisme, à la médiocrité, aux lieux communs, à la société, dans un style, sur un ton, qui nous enchantaient. Céline avait forgé un instrument nouveau : une écriture aussi vivante que la parole. Quelle détente, après les phrases marmoréennes de Gide, d’Alain, de Valéry ! Sartre en prit de la graine. » Simone de Beauvoir, La force des choses. Paris : Gallimard, 1960

Illustrations : Tardi

2 Commentaires

  1. Bonjour,

    "Nuit d’Amérique"

    (d’après les chapitres américains du "Voyage au bout de la nuit" de L. F. Céline)

    Théâtre du temps, 9 rue du Morvan, Paris. Métro Voltaire.

    Du 17 au 28 février 2010.
    20h30 / 17h dimanche.

    Synopsis : Bardamu débarque pauvre et fiévreux au pays du travail à la chaîne et du dieu Dollar.

    Version scénique / Mise en scène : Julien Bal
    Avec : Guillaume Paulette (Bardamu)
    Valentina Sanges (Molly)
    Giulio Serafini (Le groom, le joueur de Base Ball qui danse au bordel)
    Julien Ratel (Flora, l’infirmier, Bébert le chanteur)
    Renaud Amalbert (Pierrot le fou)
    David Augerot (Marcel, Robinson, le facteur de Meudon)
    Lumières : Renaud Amalbert
    décor : Lightcorner

    Informations : chromoscompagnie ( at ) yahoo.fr
    01 43 55 10 88

    Notes de mise en scène, extrait :

    … Pour raconter la coulée de Bardamu aux US, nous refusions d’emblée tout théâtre de narration, du souvenir par la voix, du sommeil. Nous voulions faire de ce texte du désarroi un théâtre de la joie et du nerf. Il fallait alors injecter dans les dialogues certains passages narratifs, faire de ce roman une suite d’échanges, traduire ces chapitres en théâtre. Si toute traduction est une négociation serrée entre l’oeuvre de départ et la langue d’atterrissage, nous avons joué de cet espace trouble qui parfois s’annule, parfois s’étend, entre le Bardamu secret de l’oeuvre et le Bardamu qui sait dire dans l’instant ce qu’il ressent du monde.

    De cet effort est né notre second spectacle Célinien (Après les "Entretiens avec le Professeur Y." en 2007) "Nuit d’Amérique".
    Une troisième version scénique, dans un an, fermera ce cycle "New-York, Detroit, Meudon" par des instants d’ "Un Château l’autre".

    Ici, en cette "Nuit d’Amérique", des figures perturbent le parcours de Bardamu (Molly, Pierrot, Robinson, Marcel et Flora (l’Eglise), Lola, L’infirmier, le groom, le joueur de Base Ball).
    La nuit, les fantômes rendent hommage au "rien du tout de derrière le ciel" et Molly console Bardamu qui fuira un dimanche (un gloomy sunday).
    Nous le retrouvons, le Ferdine, pour finir, à Meudon, en 1950, au lendemain du décès de Madame Bérenge. Et puis voilà. Et puis tant pis…

    • Samuel sur 27 septembre 2020 à 11 h 17 min
    • Répondre

    C’est la lucidité dans une enveloppe crue qui décrit un monde qui n’a jamais su avoir une raison d’être au temps et à l’espace. C’est une sorte de bateau ivre, sans destination précise, les uns sur les autres, les hommes se définissent une façon d’exister sans raison si ce n’est celle de survivre, tant on ne connaît pas le cap. La condition humaine, plus elle se complexifie par tant de subterfuges maquillés par des gadgets qu’elle devient comme un échevelé impossible à défaire. Les guerres, la haine de l’autre jusque dans sa proximité immédiate. Delà s’élève l’édifice complexe de sociétés dont chacune possède un cap à elle seule. D’où l’ivresse du navire et de sa mort à petit feu est certaine. Ce sont les vérités qui émergent en permanence de la tête des dictateurs et des despotes au sens large du terme qui produisent à une grande échelle les désillusions et les moyens de les maintenir en vie tant qu’ils sont sur terre. Pourtant la terre tourne mais les esprits des humains demeurent figés. C’est ce qu’on appelle de façon triviale la condition humaine pour des questions de style.

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