Les lois de l’attraction, deuxième roman de Bret Easton Ellis publié en 1987, à l’âge de 23 ans, dans la droite lignée de son premier opus « Moins que zéro », poursuit son exploration d’une certaine jeunesse américaine, dorée et décadente. Après avoir planté son intrigue dans la période particulière et flottante des vacances de Noël, l’auteur nous entraîne au cœur même du campus, de ce microcosme universitaire où la principale occupation consiste à tester son pouvoir « d’attraction » et chercher celle ou celui qui comblera la solitude de sa chambre… Bret Easton Ellis le résume comme « le récit détaillé de la vie sexuelle d’un petit groupe d’étudiants riches, égarés sexuellement ambigus, dans une petite université de Nouvelle-Angleterre enseignant les arts libéraux, à l’apogée des années 1980 sous Reagan. Nous les suivons dans leur errance, d’une fête orgiaque à la suivante, du lit d’un inconnu au suivant… le livre était un catalogue de toutes les drogues absorbées, de tous les alcools avalés, mesurait avec quelle facilité ils dérivaient vers les avortements, l’apathie profonde et l’absentéisme… »
>Et je me suis retrouvé dans la peau de l’amoureux éconduit. Alors, bien sûr, je me suis rappelé que j’étais seulement un type éconduit, mais plus un amoureux.
Il plante son intrigue à Camden College, dans le New Hampshire, une fac d’arts et de lettres imaginaire (inspirée de la propre fac de l’auteur), peuplé d’étudiants plus motivés par la prochaine soirée (aux noms aussi variés et évocateurs que « La fin du monde » ou « Prêt-à-baiser »…), leur prochain joint ou verre de bière que par leurs cours…
En réalité, on ne les voit même jamais étudier ou en salle de cours. Parfois quelques allusions à une pièce de théâtre de Shepard qui se monte, une dissertation que l’on tente d’achever en écoutant des « cassettes » (80’s oblige !) de New Order, REM, Bob Dylan ou Hendrix…, ou quelques toiles de peinture mais guère plus. Il est à noter tout de même quelques scènes savoureuses où Ellis ne manque pas de brocarder les petits milieux intello-snobs aux « dégaines néo-beatnik » et jugements faussement profonds, qui y fleurissent (« Mais vous ne pensez pas que tout son humanisme séculier s’explique par la pop-culture des années 60 et ne découle nullement d’un point de vue moderniste rigoureux ? » s’interroge avec sérieux une étudiante en beaux arts…) ou encore le groupe de poésie de Lauren dirigé par son prof libidineux…
Les lois de l’attraction : portrait d’étudiants galériens en quête d’aventures
Non, ce qui intéresse surtout vraiment nos jeunes c’est de savoir quelle sera leur prochaine aventure sexuelle ou encore auprès de qui se procurer de quoi sniffer ou se saouler… Etudiants en théâtre, art plastique ou cinéma, « première année » et « coturne » (colocataire) s’observent et se repèrent près des fûts de bière ou au self avant de s’entraîner dans leurs chambres respectives avec un désir un peu animal. Lors de ces scènes charnelles, Ellis parvient à restituer avec une grande justesse, toujours dans son style sans fioritures, leurs rapports à la fois fougueux et maladroits : « Nos corps remuaient de concert dans les ténèbres », « pendant le sexe il était comme un chien fou, comme un fauve ça me flanquait presque la trouille », « Et je jouis, pschit, pschit, comme de la mauvaise poésie, et quoi d’autre encore ? »
Sean avait une prédilection pour l’expression « rock’n roll ». Par exemple je disais « C’était plutôt un bon film, non ? » et il répondait « Rock’n roll ». Ou bien je lui demandais que penses-tu des premières oeuvres de Fassbinder ? » et il répondait « Rock’n roll ». Il aimait aussi l’expression « Démerde-toi ». Ainsi quand je lui demandais « Mais je veux que tu le fasses ? », il disait « Démerde-toi ». Ou bien « Pourquoi donc tiens-tu à te défoncer avant que nous fassions l’amour ? » et il disait « Démerde-toi » sans même me regarder.
Les lois de l’attraction : une construction polyphonique destructurée
Le point fort et l’originalité de ce roman résident notamment dans sa construction chorale sans chapitres à proprement parler (comme dans « Moins que zéro ») mais une succession de points de vue alternatifs écrits sur un rythme rapide, incisif et brut où des paroles de chanson s’intercalent entre les éléments narratifs. Il nous donne à entendre ainsi différents personnages dont trois principaux formant une triangulaire dramatique: Sean Bateman (le petit frère du célèbre « Patrick » d’American Psycho qui vient d’ailleurs lui rendre visite et tente de le remettre dans « le droit chemin » dans une scène du roman), jeune bellâtre, plutôt paumé et limité intellectuellement, concluant toutes ses phrases d’un « Rock & roll » ou d’un « Démerde-toi » quand il ne sait pas quoi dire…, Paul Denton dandy homosexuel plutôt cultivé et cynique tombé amoureux du charme brut presque primitif du premier et fantasmant sur leur relation amoureuse (cela semble relever plutôt du rêve que de la réalité dans la mesure où Sean Bateman n’en fait jamais mention de son côté), et Lauren, étudiante en peinture, passablement dépressive depuis sa rupture avec son ex Victor (futur personnage principal de Glamorama) qui sillonne l’Europe sans plus se soucier d’elle. Ce dernier prend aussi la parole par intermittence.au même titre qu’une myriade de personnages secondaires dont une mystérieuse étudiante inconnue amoureuse en secret de Sean et qui lui envoie des billets enflammés anonymes tout en se lamentant sur sa timidité maladive.
Kaléidoscope et jeux de miroir dans Les lois de l’attraction
Chacun confie à tour de rôle ses états d’âmes souvent noirs, ses doutes, ses interrogations ou livrent sa propre interprétation de la même scène/incident (soirée, conversation…), révélant de multiples perspectives : les malentendus, l’hypocrisie, la mythomanie, la détresse ou encore la lâcheté des uns et des autres, les uns par rapport aux autres. Comme un effet miroir qui renvoie une multitude d’images en croisant toutes ces interactions, toutes ses voix entre elles. C’est le ballet de leurs corps en manque et de leurs déceptions qui se reflètent les unes dans les autres. Ce principe a été traduit par le réalisateur de l’adaptation ciné du roman, Roger Avary, par la technique du « split screen » (subdivision de l’écran en plusieurs cases)
Aucun évènement extraordinaire n’intervient, le récit reste toujours ancré dans le quotidien de la vie universitaire dans ce qu’elle a de banal voire de répétitif mais parvient à restituer toute la finesse psychologique des comportements et des perceptions sociales et amoureuses en mêlant pensées intimes et dialogues des personnages.
Complexité psychologique des personnages dans Les lois de l’attraction
Il évite l’écueil de la caricature et montre au contraire la complexité des relations en mettant à jour, derrière les fanfaronnades, la violence ou les non-dits, la fragilité et la sensibilité de ses personnages à vif qui se courent après sans jamais réussir à se toucher ni même à se trouver vraiment, même lorsqu’ils couchent ensemble (« Me connaître ? Personne ne connaît jamais personne. Jamais. Tu ne me connaîtras jamais. »).
Ils restent toujours infiniment seuls et enfermés en eux-mêmes. Le désespoir plane bien sûr sur toutes les pages entre décalage, incompréhension et incommunicabilité : « J’ai l’impression que ma vie est un cul-de-sac. Je me sens incroyablement seul. ». Si les personnages peuvent de prime abord nous paraître froids et distants, ils deviennent au fil des pages et de leurs confidences plus proches voire attachants, touchants ou troublants malgré leur désinvolture désabusée et leur cynisme qui ne sont qu’un masque.
Son atmosphère est, néanmoins, moins oppressante que dans Moins que zéro.
C’est le jeu cruel des sentiments non réciproques qui fait dire à l’un d’entre eux que « personne n’aime jamais la personne qu’il faudrait« . Les lois de l’attraction sont ici souvent mal faites…
Scènes cultes dans Les lois de l’attraction de Bret Easton Ellis
Parmi les scènes cultes du roman, on peut citer la fameuse scène hilarante où Paul tout content de rejoindre Sean pour ce qu’il croit être leur premier RDV officiel est contrarié dans ses projets par le (pseudo) suicide d’un de ses amis auquel il se trouve contraint de porter assistance, contre son gré. Après bien des péripéties, ses acolytes et lui-même arrivent aux urgences où le médecin leur déclare avec le plus grand sérieux du monde devant l’adolescent qui bouge pourtant : »Je ne sais pas quoi vous dire, les gars », a fait le toubib. « Mais votre ami est mort. Il ne vit tout simplement plus. »
Harry a ouvert les yeux et demandé : « Je suis pas mort, hein ? »
« Si t’es mort », a dit Raymond. « Boucle-la. »
Le dîner entre Paul et son ami Richard accompagnés de leurs deux mères en vacances à Boston est aussi à classer dans les scènes d’anthologie du roman avec le contraste entre les deux bourgeoises américaines puritaines et leurs deux diaboliques fils plus lubriques que jamais (« Eh bien… comment va l’école ? », Ca pue la bite. » répond Richard, voir ci-dessous un extrait de l’adaptation ciné de ce passage).
Comme toujours chez Ellis la comédie affleure sous le drame. Ses répliques (« Les junkies sont chiants, mais les junkies friqués sont encore pires. Bien pires que les filles. », « Dégueulasse. C’est tout simplement dégueulasse. »/ »Tu parles de la bouffe ou des blagues sur l’avortement ? », je demande.) et autres réflexions des différents personnages ne manquent pas d’amuser comme ce garçon aussi beau que bête que convoite Paul Denton et qu’il décrit comme « un bouseux qui prend Fassbinder pour une bière française« .
Les lois de l’attraction : Sous la comédie, le tragique…
Si ce roman contient un peu plus de légèreté que « Moins que zéro », il n’en reste pas moins dominé par la noirceur nihiliste, marque de fabrique de l’auteur qui s’illustre notamment par le suicide, l’avortement ou encore les accès de désespoir qui submergent parfois les personnages. Néanmoins, Bret Easton Ellis n’avait pas de volonté messagère, comme il le dit au début de Lunar Park (sa fausse autobiographie) : « C’était censé être une condamnation de, disons, rien en fait, mais à ce moment de ma carrière j’aurais pu donner mes notes du cours sur Virginia Woolf en première année et j’aurais encore obtenu une énorme avance et des tonnes de publicité. »
Notons aussi que le roman commence au milieu d’une phrase et s’achève au milieu d’une autre… Ce qui donne le sentiment au lecteur d’arriver en plein milieu d’une scène et de partir avant la fin. On peut l’analyser comme la volonté de l’auteur de marquer la dimension cyclique et rotative, comme un cercle vicieux, de ses interactions qui ne cessent de se reproduire sans fin, sans issue possible ni logique… Comme nous l’annonce l’exergue de Tim O’Brien, « Même alignés bout à bout, les faits n’avaient toujours pas d’ordre véritable.« . [Alexandra Galakof]
A propos de l’adaptation ciné des Lois de l’attraction par Roger Avary
Adapté au cinéma en 2003 par Roger Avary, il est interprété par un casting de jeunes acteurs, symboles de la nouvelle génération issues des séries phares pour ados, qui trouvaient ici un rôle parfait pour casser leur image un peu trop lisse : James Von der Beek (de Dawson) en bisexuel camé, Jessica Biel (de 7 à la maison) en nympho et d’autres…. Quinze années ont été nécessaires au réalisateur Roger Avary pour lui donner naissance aux Lois de l’attraction. Dès la parution du livre, en 1987, Avary est fasciné et n’a d’autre idée en tête que de mettre en images ce portrait cynique et grinçant de la jeunesse américaine à la fin des années 80. Pour le cinéaste, le roman a aujourd’hui un impact toujours aussi fort qu’il y a quinze ans, l’époque étant toujours placée sous le signe du nihilisme, du refus de toute contrainte sociale et de la recherche de la liberté sociale. Pas question alors de stigmatiser une période précise pour son long métrage. Pour Avary, l’essentiel est de gommer touts les éléments spécifiques à la fin des années 80 pour rendre Les Lois de l’attraction le plus intemporel possible. Résumant le film, le metteur en scène avance qu’ « il parle bien sûr de la jeune génération, mais surtout, il lui parle à elle. »
Cette adaptation cinématographique est la préférée de Bret Easton Ellis parce que, dit-il, « sa sensibilité y est capturée avec plus d’adresse que dans les deux autres (« Moins que zéro » et « American psycho ») : c’est plus un film à la Bret Easton Ellis. Roger Avary s’écarte un peu des sources mais il reste remarquablement fidèle au livre – dans le ton et dans le style. C’est le film le plus ouvertement adulte jamais fait en Amérique sur la jeunesse étudiante, et il est si inventif visuellement (et structurellement) que je me laisse hypnotiser à chaque fois que je le regarde (et je n’ai pas honte de dire que c’est fréquent). La distribution est excellente et le film cruellement drôle. Il lui aurait fallu un peu plus de bonté de coeur pour trouver le succès auprès des spectateurs (je connais des dizaines de gens qui ont sincèrement détesté), mais le regard glacé, kubrickien, de Roger Avary était beaucoup plus juste. »
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