Le dernier mot de Falaises d’Olivier Adam est « lumineux ». Et c’est peut-être cet adjectif qu’il faut garder pour décrire le cinquième roman, en lice pour le Goncourt 2005, de cet écrivain à part à la sensibilité écorchée. Une lumière violente, âpre, tout en claire-obscure qui déchire les nuits « noires et profondes comme le monde », parvient à se faufiler à travers l’ombre des falaises qui « se découpent dans le tissus du ciel »… Une lumière, celle de la vie qui continue d’avoir le dessus malgré la tragédie, l’acharnement du destin, le manque et le chagrin. Olivier Adam, 31 ans, retourne sur les lieux de son enfance ravagée par le suicide de sa mère et déroule en flash back cette jeunesse qui a fait l’homme, le père et l’écrivain qu’il est aujourd’hui. En convoquant tous les thèmes qui n’ont cessé de façonner son œuvre, la perte/disparition d’un proche (« La messe anniversaire », « Je vais bien ne t’en fais pas »), l’adolescence difficile (« On ira voir la mer »), la mère déséquilibrée et fragile (« Sous la pluie »), qu’il transcende ici, il signe un véritable chef d’œuvre…
« J’ai 31 ans et ma vie commence. Je n’ai pas d’enfance et désormais n’importe laquelle me conviendra (…) J’ai 31 ans et ma vie commence, perdue dans la nuit maritime. »
Un homme peut-il se construire sans fondations, sans passé, sans amour parental et peut-on vraiment cicatriser de nos plaies d’enfance ? Ce sont ces lancinantes et bouleversantes questions que posent Olivier Adam dans « Falaises ». Son narrateur, que l’on pressent double fortement autobiographique de lui-même (sans importance), y est parvenu ou du moins tente d’y croire. Croire que l’on peut tout de même exister et bâtir, sur des ruines, une nouvelle vie en faisant table rase de l’ancienne. Et toujours en filigrane cette foutue lutte pour « rester vivant » alors que le parfum de la mort finit toujours par le rattraper (on pense ainsi au roman d’Arnaud Cathrine, « Les vies de Luka« ).
« Falaises », c’est l’histoire d’un petit garçon de 11 ans à qui on annonce un matin que sa mère s’est précipitée du haut d’une falaise, « crâne et corps fracassés sur le sable noir, les cailloux minuscules, les coquillages et le mica. »
C’est l’histoire du fantôme obsédant d’une mère qu’il n’a jamais vraiment connu et qu’il ne peut reconstituer qu’à partir de fragments ou d’albums photos.
Ses gestes, ses habitudes : sur la terrasse à boire du thé chinois, les rares moments de tendresse où elle caressait sa tête en chantonnant sur un vieux disque de Billie Holiday, ses errances dans le jardin à caresser les feuilles et les écorces, ses fuites jusqu’à son acte de folie désespérée qui la mènera à son suicide violent. C’est l’histoire d’un farouche besoin d’être aimé et rassuré, d’une âme à jamais meurtrie qui persiste quand même à vouloir croire à un bonheur même fugace, un temps heureux avant la chute…
« Et si la vie n’est rien d’autre que ce fil ténu qui nous rattache les uns aux autres, le mien était définitivement déficient, fragile et glissant, comme rongé par le sel. »
C’est l’histoire d’une mémoire d’enfant, d’adolescent puis d’adulte hantée.
Un enfant qui tente pourtant de vivre avec ou contre. Tente de trouver appui, de combler le vide abyssal.
Le grand frère Antoine sera son seul complice face à un père d’une brutalité sans borne, un père qui voudrait les réduire au silence, à l’immobilisme comme « morts et empaillés ».
Ensemble, ils vont le fuir, chercher des échappatoires en forme d’excès où se noyer pour oublier. Il y a d’abord les « années de meute » où l’alcool et la sexualité précoces dans les buissons leur offrent un premier refuge. Il y a surtout Lorette : « Lorette me suçait dans la poussière et je la prenais contre le ciment, ses cheveux mélangés aux toiles d’araignée. Le temps passait ainsi, on le tuait en le noyant d’alcool, en le saoulant de musiques et de lumières, en le couvrant de sperme et de baisers. » Lorette qui l’abandonnera aussi, succombant à son anorexie…
L’auteur retrace avec fougue cette jeunesse dans une banlieue parisienne faite « d’horizon de ciment, de milliers d’humains agglomérés, de rubans de béton, de voies ferrées, (…) d’immeubles et de forêts au loin, de fenêtres allumées, et derrière chacune d’entre elles, aussi impossible que ce soit à imaginer, des milliers de vie monotone et sans logique. » Et puis vient le départ de son frère qui devient marin et qu’il ne verra plus qu’occasionnellement au cours de « rendez-vous manqués » qui les éloignera à chaque fois un peu plus. Ce sera encore la rencontre de Léa – qui se suicidera également-, lorsqu’il prendra lui aussi son indépendance dans une petite chambre sous les toits de Paris. Olivier Adam nous parle de ces êtres fragiles et désespérés, ceux qui lui ressemblent et qu’il n’a cessé d’attirer tout au long de sa jeune et funeste vie. Ceux qui l’intéressent vraiment au fond parce qu’ils ne jouent pas.
« Que savons-nous de ceux qui nous embrassent alors que nous sommes encore des enfants ? Rien. Nous les embrassons en retour et c’est tout, on les serre du plus fort que l’on peut et ils nous répondent en nous serrant plus fort encore. »
Il les raconte comme personne ces visages et ces vies tourmentés, leur beauté grave et déchirante. Avec une écriture « logée dans son ventre et dans son sang, sous chaque centimètre carré de ma peau. », là où il dit que réside aussi sa mère, et une poésie épurée à la sensorialité sèche, il dépeint avec acuité les paysages, recompose les atmosphères, leurs odeurs, leurs couleurs : du salon où régnait « une odeur de poussière et de vieux bois, de sel et de pierre sèche », « l’air tiède et nauséeux », « l’odeur âcre des matins », « la tristesse nimbée de brume » à « la lande mangée par les mûriers, la mousse et la bruyère » ou encore la mer qui bat « comme un muscle », « le fracas du ressac, des galets chamboulés »…
Au coeur de son récit : la mer (mère ?) et la nuit, les sources de tout apaisantes ou menaçantes et lieux de pèlerinage douloureux qui recouvrent en vagues régulières ses pages aux odeurs de fougère, de roche humide ou de réglisse… Des mots emplis d’air et d’embruns, d’herbe trempée, saoulés de vent et de sel.
La sexualité assez intense, à la fois tendre et brutale, occupe aussi une grande place dans ce roman. Elle s’accompagne de portraits féminins (ses amantes) particulièrement gracieux et touchants tel celui de Lorette, « enfant silencieuse et sauvage, à la voix rauque et voilée, aux yeux immuablement brillants comme couverts d’une pellicule d’eau tremblante. (…) Une jeune fille qui dansait en faisant des volutes de ses mains… » Comme si soigner les maux de l’âme passaient par le charnel dans une « valse moite » : « Elle n’a pas lâché ma queue, elle la tenait dans ses mains comme un oiseau. » Peut-être aussi parce que l’amour constitue sans doute la seule voie de cicatrisation possible : « Nos vies sont les mêmes. Nos vies se débattent, crient dans la nuit, hurlent et tremblent de peur. Infiniment nous cherchons un abri. Un lieu où le vent siffle moins fort. Un endroit où aller. Et cet abri est un visage, et ce visage nous suffit. »
Sa forme originale qui entrecoupe ses souvenirs difficiles avec sa vie présente plus sereine (aux côtés de sa compagne Claire et de sa petite fille Chloé) permet de reprendre un peu d’oxygène entre les descentes en apnée du passé. Et marque au fil du récit sa renaissance.
« Ce qui s’efface de nos cerveaux s’efface aussi de nos corps, de notre sang, de notre vie, ne laisse aucune trace, ne creuse aucune empreinte sinon celle d’un vide absolu, vertigineux et froid. »
Difficile de garder les yeux secs en lisant ce roman chavirant sur la mémoire et le deuil.
Telle une houle violente, son humanité et son hymne à la vie final, nous ébranlent au plus profond. Un livre auquel il faudra revenir souvent, s’abreuver de la force émotionnelle et de la lucidité qu’il contient. Il s’achève sur une fin vertigineuse, d’une beauté tendue et d’une puissance rare où il transcende véritablement ce drame intime en lui donnant une portée universelle.
16 Commentaires
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Je ne lis même pas cet article, je glisse sur les mots car je vais lire ce livre très prochainement ; ce post va même m’engager à le lire en priorité !… pour en parler à mon tour…
Pareil pour moi. Il semble avoir une écriture magnifique.
Et tu as bien raison ! D’autant que l’article dévoile beaucoup du livre… Mais comment y résister ? J’attends donc ton avis avec impatience.
A savoir Monsieur Olivier Adam sort un nouveau roman à la rentrée : A l’abri de rien (A paraître, le 23 août)
D’accord Alex ! Je vais voir si le bouquin est sorti à Montréal. Au cas contraire, c’est Amazon.
Voilà ! Je viens de l’acheter !
Bon, pas grand chose à ajouter à ta présentation Alexandra. Je me suis "fendu" de quelques lignes à mon tour sur mon blog. Une beau livre, bien présent par ses thèmes et par son écriture. Lisible et poétique… Un cadre naturel pour un acte qui ne l’est a priori pas ; mais cette mort (ces morts ou disparitions…) est à relier à la solitude, à l’universel, à la place de l’homme dans le cosmos.
Oui, bonne présentation et bon article ! 😉
"Falaise" contient des pages sublimes et des passages poètiques brillants.
Je suis un peu moins convaincu par la cohérence de l’ensemble et la contruction de l’histoire cependant. Certains passages me semblent un peu lourds voire un peu mièvres.
Mais Adam a indéniablement réussi un bon texte, très prometteur.
Cordialement! 😉
Oui, bonne présentation et bon article ! 😉
"Falaise" contient des pages sublimes et des passages poètiques brillants.
Je suis un peu moins convaincu par la cohérence de l’ensemble et la contruction de l’histoire cependant. Certains passages me semblent un peu lourds voire un peu mièvres.
Mais Adam a indéniablement réussi un bon texte, très prometteur.
Cordialement! 😉
Je viens de finir le roman, et c’est tout ce que tu en as dit Alex. Mais résumer ce texte par autre chose que par un pitch Ardissonien me semble impossible à faire (bon et j’ai manifestement pas ton talent !); c’est une histoire sans véritable histoire, une caresse brutale, une vague frêle et solitaire qui vient vous gifler comme ça, tout d’un coup, et qui repart tout de suite après, vers d’autres périples brumeux. Ah c’est pas « Au Secours Pardon » qui peut faire parler comme ça !
Ma seule critique serait la distance avec laquelle sont présentés tous ces personnages. On se demande tout au long du roman qui ils peuvent bien être, puisqu’ils ne sont là qu’en tant qu’incarnations froides – et difficilement palpables – des idées qu’on se fait de la violence, de l’indifférence, de la bêtise, de la chaleur, de l’amour…
Et je me demande même si Olivier le personnage les connaît lui-même. Il les aime chacun à leur tour – ou peut être tous en même temps – mais toujours à partir de sa propre bulle, et avec ce respectueux écart, comme s’ils étaient tous, au fond, au dessus de lui.
C’est d’ailleurs peut être la seule raison pour laquelle il est toujours à bord après ce si long voyage vers cette forme de consensus qui lui permet aujourd’hui – semble t-il – d’accepter la vie.
Merci de vos avis, je suis épatée par votre rapidité de lecture. Quand je pense qu’il m’a fallu 2 semaines ! Oui, je lis TRES lentement…
A quels passages pensais tu quand tu parles de mièvrerie Hoplite ?
C’est très juste et beau ce que tu dis Kébina. Cette distance, que je constate quand tu en parles, ne m’a en fait pas gêné. Les personnages ont un côté fantomatique, un peu comme quand on regarde d’anciennes photos de décors et de gens disparus.
Merci Alex! Et ton observation est juste. Je retire donc ma critique; c’était peut être finalement voulu par Adam cette distance.
euh… c’est un très bon texte !;-)
Je me suis replongé dedans pour l’occasion, et en fait, c’est les va-et-vient autour de l’enfant (Chloé) que je trouve un peu maladroits.
Mais bon, c’est purement subjectif et le bouquin est très bon.
Cordialement !
Livre maginifique, effectivement. Et ce n’est comparé à son nouveau, titré A l’abri de rien…
Olivier Adam prouve avec ce roman qu’il fait partie des écrivains français qui comptent. Espérons juste que ses récents succès et le fait qu’il soit devenu "bankable" n’entacheront en rien la pertinence de ses écrits.
Un livre extraordinaire avec, il me semble, un ton inattendu pour notre époque !
Loin des Beigbeder,Angot, Houellebecq…
Entre des vivants plus mort que vivant et des morts plus vivant que mort Olivier Adam déroule le film d’une vie ( sa vie ?) avec le souvenir hanté d’une mère suicidée et du rendez vous manqué avec un père insaisissable.
Bouleversant !