Si vous ne connaissez pas encore « Strip-tease » de Joe Matt, cet auteur-dessinateur québecois, chef de file de la nouvelle BD intimiste canadienne aux côtés de Seth (qui signe d’ailleurs sa post-face) et Chester Brown et que vous affectionnez les anti-héros, virtuoses de la loose et du pathétisme quotidien, alors jetez-vous sur ce roman graphique! Comme son nom l’indique l’auteur, alors fraîchement sorti des Beaux-Arts et coloriste sur la série Grendel de Matt Wagner, s’y met à nu (et en scène), avec une force d’autodérision jubilatoire. Paru initialement chez Drawn & Quaterly sous le titre de « Peep Show, the Cartoon Diary of Joe Matt », traduit par Charles Berberian et republié aux éditions du Seuil en 2004 par Vincent Bernière (dont la suite « The poor Bastard » est parue en 2001 aux Humanoïdes associés), cette série de comics passent au crible tous ses petits défauts, travers et autres penchants honteux… Il nous raconte sa vie : celle d’un jeune trentenaire qui tente de percer dans la bande dessinée malgré sa grande paresse, ses déboires amoureux, ses manies débiles de grand adulescent, son addiction à la pornographie ou encore ses souvenirs truculents à la fac ou autres jobs d’été rocambolesques… Avec un sens graphique incroyable et un humour qui cultive l’absurde il livre là, plus qu’un banal journal intime, un vrai petit manuel générationnel hilarant et très attachant ! http://www.myspace.com/josephmatt
« Mais je vous préviens… ma vie est pas folichonne… pour ne pas dire terne. Mais vous pourrez toujours vous consoler en vous disant que vous n’êtes pas moi.»
C’est d’abord la forme qui arrête l’attention, un style graphique en noir et blanc, très cartoon, qui fait tenir à chaque fois sur une page (quitte à nous faire des dessins riquiquis mais diablement précis : il précise même dans une planche « microscope non fourni » !), en bandes classiques ou en vitrail et autres mises en forme fantaisiste, une historiette, anecdote ou tranche de vie tragicomique de notre anti-héros, Joe Matt lui même. Très efficace, chaque page contient un sketch ou plusieurs petits gags.
Jouant avec les codes de la BD et n’hésitant pas à les détourner, il nous offre des mises en abyme, incursions du dessinateur, (personnages qui tombent entre les lignes des cases, coincés sous un coin de page, ses excellents petits « jingles » de fin de comics à l’humour déjanté et totalement décalé ou encore des mises en page originales en forme de rosace par exemple…). Totalement gratuit, ce type d’expérimentation vient soutenir le rythme de la narration. Ensuite, c’est l’humour inclassable et corrosif (un mélange de pathétisme et de cynisme) de l’auteur qui fait mouche.
On sourit à toutes les pages quand ce n’est pas un franc éclat de rire, fait rare en matière littéraire. Il a l’art du détail qui tue, souligné de petites légendes qui pimentent le tout (« mijote dans son jus », « mains explicatives », « bouche piranha », « bon petit catho », « gros flemmard », « boîte du diable » (pour la TV)…) : qu’il s’agisse d’une dégaine, attitude particulière ou encore pour caractériser une situation houleuse…
Les mimiques exacerbées des personnages (large rictus, visage hurlant, langue pendante et baveuse d’obsédé à la Tex Havery…) ont pu le faire comparer à Joe Sacco (l’auteur de Palestine et Gorazde), Matt Groening ou à Robert Crumb (influence qu’il revendique d’ailleurs dans l’album).
« On devrait nous filer le mode d’emploi avant de nous jeter dans ce monde à la con…»
Comment résister à ses saillies sur sa mauvaise foi assumée, son égoïsme, sa culpabilité dévorante (héritée de son éducation catholique qu’il ne manque pas de brocarder au passage !) pour sa passion maladive de la pornographie allant jusqu’à fouiller les chambres de son coloc’ ou de sa belle famille pour dégotter quelques K7 !, sa jalousie, son manque de confiance, son avarice, ses petits complexes ou encore sa paresse pour enfin créer sa propre oeuvre et lâcher ce job de sous-main de coloriste…
Il pousse dans ses derniers retranchements le ridicule en avouant ses enfantillages (prendre une « voix de canard », « jouer de la basse sans basse »…) ou ses manies les plus inavouables à tendance scato (avec une obsession des « fonctions corporelles », du vomi ou de l’art de se « curer le nez »… Très bukowskien tout ça !).
Il y a un côté trash voire freudien dans ses confessions. Il remontre d’ailleurs très fréquemment dans son enfance ou dans ses souvenirs familiaux parfois assez émouvants.
C’est aussi un petit aperçu de la vie à Montréal (il en fait une petite satire assez drôle, « Pourquoi je déteste Montréal », dans l’une de ses pages en montrant notamment les guéguerres entre français et anglais) et à Philadelphie. Il nous montre aussi son métier vu de l’intérieur : les pannes d’inspiration ou encore les délires créatifs autour des styles graphiques (comme lorsqu’il en a marre de dessiner « petit » et qu’il a envie de dessiner des DENTS !) ou encore son amitié avec d’autres dessinateurs vivant à Toronto : Chester Brown et Seth (dont il jalouse la collection de jouets vintage !).
Parmi les pages les plus réussies, on peut citer son essai sur « les joies de l’être humain et les inconvénients de l’être humain », le récit de ses stratagèmes pour se distraire lors des messes de son enfance, une caricature de l’ambiance d’un boutique de comics et de ses « geeks », le chat pouilleux « Nibard » ou encore ses conseils pour « être radin »… On en redemande même si parfois on peut lui faire le petit reproche de se répéter ou de tomber à plat.
Une brochette de personnages hauts en couleurs l’accompagne : de sa mère excessive grenouille de béniter (qui prend régulièrement un visage démesuré hurlant contre son fils) à ses ex-camarades de fac, d’enfance, collègues de galère (le ramasseur de myrtilles crados qui l’exploite pendant un job d’été…), son colocataire aux poches percées, ses petites amies comme Heidi « au pif à la John Lennon » et bien sûr son adorable et colérique petite amie Trish !…
Cette dernière, récurrente au fil de ses planches, joue à la fois son rôle de protagoniste mais n’hésite pas également à sortir du cadre et à se plaindre de sa représentation dessinée tant physique que morale. Entre disputes et réconcilliations, le couple ne manque pas de piquant et illustre la difficulté de vivre en couple avec toutes les incertitudes que cela suppose.
En choisissant de se montrer sous son jour le moins glorieux, Joe Matt réussit son pari : atteindre à chaque fois une justesse de ton et d’émotion aussi rafraîchissante que divertissante. Surdoué pour transformer ses petites névroses et sa médiocrité en épisodes comiques, il possède un style spontané et incisif particulièrement créatif. Un vrai bonheur de lecture !
Certains ont parlé « d’impudeur » à l’égard de cet ouvrage mais l’on oublie bien vite que le personnage est le double de l’auteur et dans la mesure où l’on ne le connaît pas personnellement, cette dimension autobiographique n’est absolument pas gênante. Elle devient un matériau littéraire comme un autre. Certainement même le meilleur matériau comme le disait à juste tire Guillaume Dustan, avec la honte qu’il exploite en virtuose. Du reste, il anticipe cette critique et déclare : « Je suis condamné à ces comics obsessifs et analytiques« . Et c’est tant mieux ! [Alexandra Galakof]
Deux ou trois choses que l’on sait de Joe Matt :
Né en 1963 à Philadelphie, Joe Matt vit à Toronto avec sa compagne Trish, qu’il met régulièrement en scène dans son comics Peepshow. Avec ses amis Chester Brown et Seth (Palooka Ville), Joe Matt collectionne les vieilles bandes dessinées, les jouets et les figurines “old school”. D’abord coloriste pour les BD de super-héros, il réalise désormais une œuvre hautement personnelle qui lui a déjà valu la reconnaissance de toute la presse américaine. (source : Editions Le Seuil)
Derniers commentaires