A l’occasion de la rentrée des classes, revenons sur le roman (troisième de François Bégaudeau, remarqué avec « Jouer juste ») star de l’année 2006, 1er Prix France Culture-Télérama, publié récemment en poche (mars 2007), suite à son succès d’édition (plus de 100 000 exemplaires vendus lors de sa parution). Il fait aussi l’objet d’un tournage actuellement avec François Begaudeau (également critique de cinéma) dans son propre rôle, sous la direction de Laurent Cantet, à qui l’on doit notamment le poignant « Ressources humaines ». Le réalisateur souhaite en faire non pas un film « sur l’école mais un film dans l’école »*. Salué et plébiscité aussi bien par les médias que par le public, ce roman retrace l’histoire d’une année (2002-2003) passée face à des classes de quatrième et de troisième (en cours de français) dans un collège parisien du XIXe arrondissement, « en zone sensible ». Une sorte de docufiction, que l’on pourrait rapprocher du nouveau journalisme américain inventé par Wolfe, Mailer ou Thomson… dans les années 60, entre fiction et reportage, basé sur des saynètes croquées sur le vif où la parole des adultes et des adolescents s’affronte. Deux langues (parfois de bois), deux cultures qui s’opposent, se contaminent et tentent de cohabiter malgré les incompréhensions et malentendus. A son sujet le journal Les inrockuptibles commentait : « Bégaudeau s’affirme comme l’un des meilleurs dialoguistes du français contemporain, celui qui se parle à Paris dans les salles de classe ou cours de récré. » Si la restitution de la langue semble en effet assez fidèle jusque dans l’omission des particules de négation est-elle pour autant signe de talent ? Telle est la question que l’on peut se poser face à ce livre effectivement très réaliste mais qui apparaît aussi bien pauvre, en dépit de quelques trouvailles et d’une forme narrative originale, et ne nous apprend finalement rien de bien nouveau…
» – T’façon tout le collège est au courant.
– Au courant de quoi ?
– Que vous nous avez insultées de pétasses.
Je criais à voix basse, dents serrées.
– Je vous ai pas traitées de pétasses, j’ai dit qu’à un moment donné, vous aviez eu une attitude de pétasses, si tu comprends pas ça la différence t’es complètement à la rue ma pauvre.
– Vous savez c’est quoi une pétasse ?
-Oui je sais c’est quoi une pétasse et alors ?
La question se pose pas puisque je vous ai pas insultées de pétasses.
– Pour moi une pétasse je suis désolée mais c’est une prostituée.
– Mais c’est pas du tout ça une pétasse.
– C’est quoi alors ?
Mon haut débit s’est un peu enrayé.
– Une pétasse c’est… c’est… c’est une fille pas maligne qui ricane bêtement. Et vous à un moment, vous avez eu une attitude de pétasses. Quand vous vous êtes esclaffées, c’était comme des pétasses.
– Pour moi c’est pas ça, pour moi une pétasse c’est une prostituée.
Elle a pris à témoin le cercle de filles qui béates me regardaient postillonner depuis 5 minutes.
Toutes ont acquiescé. J’ai pivoté sur place pour m’engouffrer dans l’escalier. Tout de suite mes yeux ont piqué. »
« Entre les murs » a des allures de « Strip-tease », cette fameuse émission belge qui filme des anonymes dans la trivialité de leur quotidien sans ajouter un commentaire en restituant des images, des joutes verbales brutes mais néanmoins savamment montées.
L’auteur ne porte donc pas de jugement, du moins pas directement et ne donne raison ni aux uns ni aux autres. Il angle sa plume sur certaines scènes, tensions, certains dialogues du quotidien, des altercations avec ses élèves, des échanges dans la salle de prof, des gestes, des détails ou des réactions sur les rudiments de la langue française qu’il tente de leur enseigner ou l’explication des oeuvres de Steinbeck ou de Marivaux (alors que certains élèves sont à peine lettrés)…
Entre mauvaise foi, crétinerie, dérapage, culpabilisation et justifications stériles, les lecteurs ont en général beaucoup apprécié la justesse de ces retranscriptions (le romancier explique avoir noté ce que disaient les uns et les autres, en cours, en salle des profs, en conseil de discipline et s’est astreint à retenir un fait quotidien durant cent trente-six jours de cours. Il écrit tout de même « on n’arrive jamais à écrire comme on parle, c’est impossible, tout ce qu’on peut faire c’est donner une impression d’oralité, c’est tout… ») et l’humour ironique qui régne dans ce roman (D’ailleurs lorsque le prof demande à ses élèves d’inventer une phrase ironique, une élève lui rétorque : « Vous êtes beau , Monsieur » ou « Le prof n’est pas là, quel dommage ! ».)
Tout en s’interrogeant sur le sens de sa mission d’enseigner et l’hypocrisie du système, il cherche à montrer l’ambiguité des relations qui se tissent entre profs et élèves « enfermés », entre bataille et affection, crises et rires voire coups de blues… A travers la description des rituels (où il utilise les inscriptions des tee-shirts des élèves pour signifier leurs aspirations intérieures) du quotidien et une certaine routine scolaire, il donne à voir le nécessaire décalage entre certains idéaux de l’éducation et la réalité sur le terrain où tout se négocie. Chacun doit s’adapter : les profs en prise avec les photocopieurs ou les machines à café en panne (métaphores de leurs propres lacunes et déperdition) ou les jeunes qui s’inventent leurs propres mots pour faire exister leur identité sociale, ethnique ou religieuse.
« Entre les murs » c’est aussi une littérature qui se veut « engagée » (donc digne d’intérêt, ce qui est « nombriliste » est sans valeur c’est bien connu) et surfe donc sur tous les problèmes de société souvent cristallisés à l’école : problèmes d’expulsion, d’argent, d’exil, d’intégration de parents immigrés qui ne maîtrisent pas assez le français pour s’entretenir avec les professeurs ou ceux qu’on vire pour leur donner « une chance de se reconstruire ailleurs »…
L’auteur observe tout haut, dénonce en filigrane et livre son condensé de l’école moderne du XXIe siècle…
A noter qu’en cette rentrée littéraire 2007, François Bégaudeau publie « Fin de l’histoire », une nouvelle exploration fictive de la réalité, basée sur la conférence de presse donnée par la journaliste Florence Aubenas à son retour de détention en Irak en 2005. L’auteur s’est intéressé au décalage entre le drame géopolitique de sa condition d’otage et l’humilité de la femme enfin libérée. La relation entre l’Histoire et la Femme en somme : le prétexte à une analyse de l’émancipation féminine au cours des siècles et un hommage à la féminité contemporaine.
Autre extrait :
– Le 10 mai 81, François Mitterrand a été élu président de la République, et Bob Marley est mort. Évidemment on a pas parlé de Bob Marley parce que l’élection de Mitterrand c’était quelque chose de très important à l’époque.
– Il est mort comment, m’sieur Bob Marley?
– Il est mort quand il a vu que Mitterrand était élu.
– C’est vrai ?
– Complètement vrai.
Paroles de François Bégaudeau sur « Entre les murs » :
« J’en avais assez de tous ces livres de profs qui, sous couvert de raconter ce qui se passe, se réduisent à des essais au ton apocalyptique. Ils ne racontent rien en fait. Ils filtrent la réalité pour la faire correspondre à leurs a priori idéologiques, le plus souvent réactionnaires. Il y a un public pour ça, c’est dans l’humeur du temps. Je m’en suis donc tenu à un centre névralgique : la classe, et j’ai pris le pari d’en donner la chronique. Etant prof de français dans un collège très métissé, aussi peu « gaulois » que possible, je suis à un poste d’observation privilégié de la société française, au coeur des dysfonctionnements du système républicain. »
« En tant qu’homme et écrivain, derrière les erreurs ou les difficultés des élèves, c’est la vie que je vois, l’énergie que dégagent ces ados. Tout mon livre est construit là-dessus, je puise directement dans ces moments d’affrontement qui sont la vie même. C’est un tapis rouge pour l’écrivain. » (extraits interview Télérama, mars 2006)
A propos de l’adaptation de « Entre les murs » au cinéma :
François Bégaudeau, qui est aussi critique de cinéma a dit apprécier le regard et l’approche ainsi que la « loyauté avec le réel » du réalisateur Laurent Cantet : « Quand nous avons commencé à travailler, j’ai beaucoup pensé au cinéma de Pialat, à L’Enfance nue en particulier. La manière dont chaque début de scène relance les dés. Les personnages peuvent réagir, ils ne sont pas enfermés. Au moment de la saisir, la justesse de la scène est plus importante que la continuité. » (*source Télérama, sept.07)
A lire aussi : les réactions sur le film « Entre les murs » (sept.08)
13 Commentaires
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Effectivement, c’est très vrai mais aussi simplement divertissant ; sans valeur ajoutée…
Je ne sais pas si ton commentaire signifie que tu as apprécié ou pas… ?
Pour ma part, j’ai vraiment du mal à comprendre l’engouement pour ce livre… (le côté social et authenticité ?)
Un avantage tout de même : pas beaucoup de pages à corner ici 😉
Pour ma part, j’ai bien aimé.
Ce bouquin était un plaisir de lecture. Je me souviens que je l’ai lu d’une traite.
Un succès mérité.
Un bémol : pas vraiment d’histoire, de fiction. Quasiment pas de personnage.
L’auteur présente juste la chronique d’une année scolaire vue par un prof : il s’est pas foulé créativement !;-)
Et c’est vrai ça ressemble à un documentaire.
Mais dans l’ensemble, je conseille la lecture d’"Entre les murs".
Il y a une vraie énergie, un véritable humour et un talent pour la retranscription de l’oralité !
Cordialement ! 😉
PS : peu ou pas de lecteurs déçu par ce livre dans mon entourage ! C’est bon signe, non ?
Oui c’est chouette, un succès littéraire est toujours une bonne nouvelle. L’important c’est de prendre du plaisir en effet. Mais c’est juste que c’est tellement loin de ce que j’aime… J’adore être bluffée par le style d’un auteur et donc là bah…
les profs constituant le gros du lectorat, ils ont gonflé les ventes puisque le bouquin parle d’eux.
Bonjour !
J’ai bien aimé ce livre. J’avais également lu "jouer juste" du même auteur. Ce qui est intéressant dans "entre les murs" est la retranscription réaliste des dialogues, les traits d’humour et le fait qu’aucun personnage ne soit réellement sympathique, juste humain.
Ayant vu François Bégaudeau en lecture, il me semble qu’il soit par ailleurs un auteur accessible et simple.
Par contre, je ne suis pas sûre que le cinéma amène quelque chose à ce roman…
Mais attendons de le voir !
Oui c’est vrai que je suis souvent surprise de constater le nombre de profs dans la population des "lecteurs". ce qui n’est pas très étonnant du reste finalement mais bon jusqu’à présent, je n’y avais pas vraiment fait attention… ds le cas de "Entre les murs", je pense qu’il a dépassé le cercle des lecteurs traditionnels pour toucher justement des gens qui ne sont pas forcément de gros lecteurs.
Tiens, je me disais justement l’inverse : qu’il serait en effet plus à sa place porté à l’écran du fait de sa grande oralité 😉
Je confirme François Bégaudeau est d’un abord très accessible et sympathique. Ses chroniques et interventions sont souvent fort intéressantes.
Petite question à tous : avez vous connaissance d’autres ouvrages (romans) sur le même thème (le milieu scolaire) ?
J’ajoute pour ma part celui de Mara Goyet "Collèges de France" qui raconte avec un humour ironique ses journées en tant qu’enseignante d’un collège « défavorisé », situé en Seine Saint Denis, ses petits bonheurs, crises, chocs des cultures et grandes désillusions sur le noble métier intellectuel de professeur…
…sur le noble métier intellectuel… tout est dit… les splendeurs et la misère… Bref, j’ai lu cet ouvrage assez tard (en poche) parce que je ne voulais pas lire un livre sur l’école… On en parle trop sans dire des choses justes. Le misérabilisme ou la victimisation, pour d’autres… Mais j’avais acheté ce livre à une amie professeur qui l’avait adoré un an auparavant. Oui, oui, les scènes sont justes, symboliques, certains sont plus efficaces, se démarquent parce qu’il y a des passages insipides aussi. Un docufiction… mais sans plus ; divertissant quant aux réactions des élèves… Mais effectivement aucune page cornée… donc livre qui ne sera pas ouvert avant longtemps… à moins que je n’étudie avec des élèves un petit passage où ils se retrouveront un peu… (Cela te va, Alexandra ? 🙂 )
Alors de mémoire, je peux te citer deux textes :
1. "Journal d’un prof de banlieue" de J-F Mondot paru en 99, je crois.
C’est un journal très narratif : un récit plus qu’une chronique. C’est pas mal écrit et plutôt "rigolo" pour quelqu’un qui ne connaît pas le métier. Mais bon, ça ne va pas chercher loin, non plus. Et c’est très/trop négatif : le jeune prof se fait démonter par ses élèves etc… Crédibilité professionnelle faible : Mondot est plus sur l’anecdotique alarmant que sur une approche rationnelle ou équilibrée de l’enseignement.
2. "Festins secrets" de Jourde.
Euh… joker!;-)
L’écriture est intéressante, on a envie d’y croire mais boom… ça tombe des mains.
Jourde semble avoir écrit un essai plutôt qu’autre chose : ça donne de très longs passages soporifiques et des descriptions fantasmatiques gonflantes au possible.
Et bien entendu, l’éducation est décrite comme catastrophique, hyperviolente, mafieuse. Les profs sont des pervers, faibles et collabos. Et tout ça est chapeauté par une secte : la théorie du complot…
Bref malgré de beaux passages, un livre terriblement ennuyeux.
Et Jourde est vraiment largué quand il parle d’éducation. Il est plus dans le fantasme paranoïaque tendance droite dure qui dénonce tout et n’importe quoi sous le prétexte qu’il a enseigné (pas longtemps…) en banlieue dans les années 80 après Normale Sup…
Crédibilité professionnelle : zéro.
Aucun prof sérieux, y compris à droite, ne cautionnerait les délires indigestes et les théories du complot de Jourde.
Cordialement ! 😉
Je ne sais pas si tu me répondais Alexandra mais je précise que je ne suis pas enseignante !! Les professeurs ne ressortent pas spécialement "grandis" de ce roman là, il me semble. Je les ai trouvé, pour ma part, plutôt antipathiques.
Antigone : en fait mes premières phrases concernaient la remarque de Marvin.
Ensuite je te répondais au 2e paragraphe. J’ai fait un « groupé » 😉
Mais sinon oui j’imagine que les profs se sont intéressés à ce livre puisque cela traite de leur milieu professionnel, après ils sont libres d’y adhérer ou non.
Ce serait une bonne idée de soumettre ce livre en classe en effet susceptible d’intéresser les élèves.
Merci Hoplite de ces références !
Jourde est vraiment un grand malade… Enfin il faut de tout je suppose.
Sinon question (ne me tapez pas dessus svp), avez vous éventuellement une opinion sur Thibault de Saint Pol ?
Il a écrit un roman "N’oubliez pas de vivre" sur l’ambiance des classes prépa/internat. Le thème est intéressant mais je crains pour le style… Est ce que ça vaut la peine de s’y pencher… mmh mystère, j’ai pas vraiment trouvé de critique vraiment constructibe pour l’instant…
http://www.thibaut-desaintpol.fr...
J’ai lu "N’oubliez pas de vivre". Ce n’est pas un chef d’oeuvre, mais c’est un excellent roman. Moi, le thème ne m’intéressait pas trop, mais j’ai trouvé l’écriture vraiment originale. Il y a parfois quelques maladresses : c’est le livre d’un auteur encore jeune, mais c’est très prometteur. Je n’ai pas encore été lire son second roman qui vient de sortir, mais je le ferai. Je te le conseille vraiment. J’en garde un très bon souvenir.
//Etant prof de français dans un collège très métissé, aussi peu "gaulois" que possible, je suis à un poste d’observation privilégié de la société française…//
Cette phrase est terrible, absolument terrible. Les fameux "gaulois" que l’on devrait plutôt qualifier d’Européens ou d’indigènes, n’ont aucun avenir dans ce pays; c’est maintenant dit très clairement, comme on planifie un génocide.