« Sous le régne de Bone » de Russell Banks reprend le principe de la fugue initiatique adolescente. Un genre dont les américains ont inventé les codes dont Salinger et son fameux « L’attrape-coeur » est peut-être le plus emblématique. Russell Banks en signe aussi une magistrale illustration. A travers le destin chaotique du jeune Chappie rebaptisé Bone, en référence à son tatouage, il dépeint avec une justesse et un rythme infaillible la condition des enfants de l’Amérique laissés-pour-compte et en filigrane, la déliquescence du rêve et de la famille américains… Un roman de formation dans la pure tradition américaine culte !
Comparé au célèbre personnage de Mark Twain, Huckleberry Finn, Bone, 14 ans, crête de Mohawk et piercings, est ce que l’on appelle un rat de galerie commerciale (les « mall rats » en américain) : ces jeunes américains, un peu à l’abandon, qui traînent leur désoeuvrement dans ces immenses grandes surfaces marchandes qui ont surgi dans les cités tentaculaires de la banlieue new-yorkaise (ici à Plattsburgh, au nord de l’État de New York, à la frontière canadienne). Il vit (végète) avec sa mère naîve un peu dépassée et son beau-père dont il révèlera plus tard le vrai visage infâme. Une famille recomposée de la middle class américaine comme il en existe tant d’autres.
En conflit permanent avec eux, il ne trouve d’autre échappatoires que celui de l’herbe et des joints pour lesquels il est prêt à tout, y compris à détrousser ses parents, pour s’en procurer. Il finira par être chassé du domicile et commencera alors pour lui une longue errance de squatt en squatt d’abord chez des bikers « très heavy metal » de son quartier pour finir chez les rastas « très reggae » en Jamaïque.
C’est aux côtés de ces marginaux et aventuriers plus escrocs que sages, qu’il fera son apprentissage de la rue, de la délinquance et de la mendicité : recel de magnétoscopes, trafic de dope, défonce et glande toute la journée… « L’excitation que les mecs ordinaires trouvent dans un boulot et dans le fait de posséder des choses comme des maisons, des camionnettes, des actions et des obligations, nous les criminels nous la trouvons dans d’autres activités, par exemple dans la consommation de drogues, la musique… »
Il tentera de retrouver une seconde famille à travers ces bandes et les (mauvaises) rencontres (comme celle avec Buster Brown, bienfaiteur trouble qui vit en réalité de films pornographiques pédophiles…) qui jalonneront son chemin tortueux. « J’étais coincé avec Russ à cause de ma situation familiale et parce que j’étais encore trop jeune pour trouver un boulot. Ainsi, dans un sens, comme le disait Bruce, on était bien une famille qu’on le veuille ou pas, ce qui est d’ailleurs le cas dans les vraies familles.«
Ce sera finalement les retrouvailles de son vrai père qui lui permettront de sortir du « cauchemar » de sa vie comme il la qualifie. Mais cela suffira t’il pour trouver un certain équilibre ?
A travers ce roman ambivalent, Russell Banks se glisse à merveille dans la peau de ce jeune vagabond en apparence « bad boy » en rupture avec la société et avec sa famille mais qui souffre avant tout d’un profond sentiment d’abandon et d’un désarroi affectif et moral. Personne ne lui a montré le chemin, personne ne le respecte, personne ne l’aime tout simplement. « Je pensais qu’il y avait plein de choses sur le bien et le mal que mes parents ne m’avaient pas enseigné. A présent, à cause de ma situation, j’étais obligé d’en démêler tout seul la plus grande part. » Il dénonce ainsi l’Amérique démissionnaire face à ses enfants qui manquent de racines et pour lesquels elle n’a aucun avenir à proposer (on pense étrangement au roman « Contours du jour qui vient » de Léonora Miano qui se déroule pourtant en Afrique)
Il s’accroche désespérément à toutes les figures (même les ogres !) croisant son chemin et pouvant potentiellement se substituer au père qu’il n’a jamais eu. Sans y trouver l’apaisement et le guide dont il a besoin pour se construire et grandir avant de rejoindre le monde adulte… Jusqu’à sa rencontre avec I-man, un sage jamaïcain rasta qui lui apprendra entre autres à cultiver un potager (et accessoirement de bons spliffs !). « I-Man ne courait pas après les idées ou les plans. Il prenait en général les choses comme elles venaient et s’adaptaient sur le champ. Il était en quelque sorte l’inverse de mon copain Russ et de la plupart des Américains qui flippent s’ils n’ont pas un projet pour le restant de leurs jours. »
Il utilise le langage d’un ado sans tomber dans le travers d’une langue caricaturale abusant d’expressions toute faites. Il y a bien quelques tics de langage (comme « man » ou « mec » à tout bout de phrase) mais cela reste très naturel et se marie bien au style du personnage. Ses pensées sont restituées dans une langue très vivante, attachante et réaliste.
On pourra juste regretter quelques grosses ficelles peu vraisemblables dans le récit comme la brusque découverte de la pédophilie du beau-père (comme s’il fallait chercher à tout prix des excuses au comportement de Bone) ou encore certains rebondissements romanesques un peu trop « happy end » comme les retrouvailles miraculeuses avec son père… Mais Banks évite les clichés sur l’adolescence et restitue un portrait tout en nuances et contrasté de la personnalité de ce jeune homme en devenir qui joue tour à tour les gros durs, les insensibles (comme ses accès de violence soudains lorsqu’il saccage l’appartement parental…) puis le chapitre d’après ne rêve que de faire la paix avec sa mère qui lui manque… Il répète d’ailleurs souvent qu’il n’est encore qu’un gamin. Un gosse, un peu paumé, parfois apeuré qui doit se prendre en mains pour survivre.
Ce roman de formation baroudeur, sous forme de road movie, entre « Olivier Twist des temps modernes » et le « Sans toit, ni loi » d’Agnès Varda est une réussite du genre qui ravira les ados et les adulescents… [Alexandra Galakof]
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Extrait choisi :
« Au fond, les gens ne savent pas comment les enfants pensent. Je suppose qu’ils l’ont oublié. Mais quand on est gosse c’est comme si on avait des jumelles attachées aux yeux et on peut rien voir d’autre que ce qui est en plein milieu des verres, soit parce qu’on a trop peur du reste, soit parce qu’on comprend pas ce qu’il y a autour. Mais les gens font comme si on devrait comprendre, et ça nous donne en permanence l’impression d’être des abrutis. Surtout, il y a plein de choses qu’on ne perçoit pas. On est toujours à côté de la plaque, et il y a tout un tas de trucs qu’on ne voit pas et que les gens pensent qu’on devrait voir. »
Citation de Russell Banks au sujet du pessimisme et de la colère qui habitent ses écrits :
« Je suis mieux capable aujourd’hui, ayant vieilli, d’identifier les cibles de ma colère. Quand j’étais jeune, il s’agissait d’une réponse instinctive au réel qui m’entourait, et c’est plus tard, grâce à l’écriture, que les choses se sont articulées. Ma colère est liée à mon enfance aux côtés d’un père alcoolique et violent. En grandissant, ce contexte familial restreint s’est élargi, et ma colère s’est dirigée contre toutes les forces qui, dans la société, contrôlent les individus, vont à l’encontre de leurs aspirations profondes. Pour ce qui est du pessimisme, l’évolution a été la même : il est d’abord biographique, mais en transportant mes émotions hors de mon cercle familial, je crois de moins en moins à la capacité de l’homme à vaincre ces forces insurmontables qui l’oppressent. Chacun de nous prend la mesure du monde en fonction de ses origines, de sa propre expérience. C’est peut-être, d’ailleurs, la seule façon de dépasser ses propres limites. » (Source : Télérama 2006).
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