« Le Moral des ménages » d’Eric Reinhardt, Une vie française « moyen format », antichambre de son roman « Cendrillon »

Eric Reinhardt s’était fait remarquer avec son deuxième roman « Le moral des ménages en 2001. La classe moyenne (« ces gens-là qui pourrissent l’atmosphère, qui entraînent la société tout entière dans leur misérabilisme de pacotille, qui considèrent le paramètre de consommation comme un piège à cons qu’ils sont assez malins pour éviter, on n’en parle absolulement jamais. ») est en effet l’obsession de l’auteur. Reinhardt est une des stars de cette rentrée littéraire 2007 avec son quatrième roman « Cendrillon », un roman polyphonique et ambitieux : « un roman global, roman d’amour, conte social et politique satirique » et « une formidable odyssée mentale dans l’univers d’un homme et d’un écrivain qui s’interroge sur ce qu’il serait devenu s’il n’avait rencontré Margot, sa femme reine, à laquelle il rend un vibrant hommages » selon l’expression du Monde. De nouveau « la classe moyenne » et ses désillusions sont au coeur de ce récit à travers les trois personnages fantasmés d’un trader en fuite, un chômeur dépressif et un géologue insipide. « Un remake labyrinthique du Moral des ménages, publié en 2002 », estime Télérama. L’occasion de revenir sur Le moral des ménages : sous une forme iconoclaste, ce réquisitoire sans concession, de veine très autobiographique, s’avère un roman très honorable d’anti-héros, dans une veine Houellebecquienne (référence devenue galvaudée et qu’il renie d’ailleurs mais bon…) et de Jauffret (on y trouve aussi un peu de l’ambiance de « Tempête de glace » de Rick Moody mais en mieux, n’ayant pas aimé ce dernier). Un roman au vitriol sur un air de « famille je vous hais » mais aussi sur la solitude, la misère affective, la frustration sexuelle et sociale. Une réflexion tranchante, hypnotique et poignante, avec quelques fulgurances, qui se lit d’une traite, même si quelques répétitions alourdissent parfois le récit.

Voici quelques impressions subjectives de lecture :

Ce que j’ai préféré :
– L’étude de la relation entre le père et le narrateur enfant puis ado, la violence qui la sous-tend, l’incompréhension mutuelle. Les scènes de dîner qui reviennent au fil des pages comme un rituel fatidique, un jeu de massacre, comme des scènes de décapitation avec leurs gestes quotidiens (couper le camembert en petites portions pour qu’il tienne la semaine, etc) qui se transforment en gestes de torture psychique. Petit théâtre domestique confiné et cruel.

– Les tirades sadiques de reproches du fils, monologues hargneux mais poignants ; l’analyse psychologique très fine de ce chef de famille humilié contraint d’exercer le métier ingrat de technico-commercial, laminé par ses supérieurs hiérarchiques et méprisé par ses proches, contraint d’abandonner ses rêves de pilote de ligne pour subvenir aux besoins de son foyer.
Et surtout l’analyse plus générale qu’il fait des rapports/perceptions parents-enfants (voir extrait), comment on essaie d’échapper à un déterminisme social, à « tuer le père », mais finalement en allant à l’opposé (il choisit une voie artistique : celle de compositeur-interprète mais sera tout aussi looser que son père dans son domaine) on revient finalement au même et l’histoire se répète avec la propre fille du narrateur. Cet impossible et paradoxal amour filial qui s’avère souvent si douloureux et dévastateur. Il ose ici affronter quelques tabous qui donnent le vertige.

– L’analyse du statut social et de ses signes extérieurs (comme les marques de voitures de son père, les environnements pavillonaires, « le gratin aux courgettes », « la table en formica », les émissions de France Inter, « Michel Delpech », etc), la haine de l’échec, de la médiocrité, du « popu », la culture du matérialisme et l’amer malaise identitaire qui en résulte pour le narrateur qui exécre ses basses ambitions étriquées et autres mesquineries ; le subtil déchirement de la classe moyenne coincée entre deux « extrêmes » : la « classe ouvrière » qu’elle méprise et la « classe dirigeante » qu’elle admire et envie.

– Les passages tragicomiques de son adolescence frustrée où il se masturbait dans les toilettes avec des catalogues La Redoute (ou Phildar !) de sa mère. Là Reinhardt imagine une excellente technique narrative en se faisant se télescoper ses fantasmes avec les dialogues triviaux de sa mère et de sa soeur ou mieux les énoncés de ses problémes de géométrie (le triangle ABC qui fait écho au triangle de la toison des femmes, etc). Une vision de la mécanique du désir masculin très intéressante (en particulier la scène avec la quadragénaire abordée sur le trottoir), à la fois effroyable et fascinante. L’auteur maîtrise à la perfection cette matière première romanesque essentielle : la honte.

– La restitution très évocatrice d’une époque (les années 70, les premiers succès de séries TV américaines, le giscardisme triomphant et l’avènement d’une société de consommation avancée) avec un sens du détail qui tue.

Ce que j’ai moins aimé :
– La critique de sa mère, sorte de Brie (Desesperate housewives) économe maniaque qui étouffe son père et ses enfants…
– Les longueurs parfois répétitives en particulier sur le mépris de son père (acharnement volontaire certes mais à la longue lassant).
– La scène avec sa femme et l’Allemande à la fin du roman, à l’âge adulte et ses fantasmes de triolisme, le don-juanisme du héros adulte qui sonne faux avec son passé.
– L’utilisation d’une multitude de prénoms féminins esotériques à qui il livre ses confessions, pirouette de style pas indispensable…
– L’absence de chapitres, le choix d’une loghorrée qui déferle (qui sert aussi le propos mais que je n’affectionne pas particulièrement).

En conclusion, les qualités de ce roman sont nombreuses. Avec une écriture sèche et nerveuse, en forme uppercut, Eric Reinhardt parvient à dilater au maximum ce thème finalement très mince de son milieu familial middle-class, et creuse jusqu’à la moelle toute sa symbolique et ses répercussions dramatiques sur sa construction personnelle. Voici ce que Frédéric Beigbeder en avait dit dans sa chronique littéraire pour Voici à l’époque : « Un monologue époustouflant de frustration et de rage pour décrire une famille «Kinder» coincée dans un pavillon de banlieue. C’est un chef-d’oeuvre. » [ Alexandra Galakof ]

Nb : On trouve déjà dans ce roman quelques références à Mallarmé son auteur fétiche qu’il reprend dans « Cendrillon ».
A lire aussi : des extraits choisis de « Le moral des ménages »…

Deux ou trois choses sur Eric Reinhardt :
« Je suis issu de la classe moyenne. Père représentant en bureautique. Mère au foyer. Grand-parents ouvriers. J’ai été élevé à Nancy, Marseille, Clichy-sous-Bois et dans un lotissement Levitt de la banlieue sud de Paris. Bac C obtenu au lycée de Corbeil-Essonnes. Classe préparatoire à Hec au lycée Jacques-Decour dans le IXème arrondissement de Paris (deux années que j’ai adorées) puis école de commerce de seconde catégorie dont j’ai même oublié le nom. Je vivais dans une chambre de bonne, en face de l’hôtel Lutetia. Mon projet, pendant ces études qui m’ennuyaient terriblement, était de travailler dans l’édition et de devenir écrivain. J’ai fait un stage d’un an et demi aux éditions Le Castor Astral en séchant la moitié des cours. Fort de cette dernière expérience, très formatrice, j’ai décroché mon premier poste en deux jours, aux éditions Albin Michel, où je suis resté deux ans. Puis une expérience d’un an et demi aux éditions Flohic, dont j’étais chargé de faire connaître les livres d’art dans une vingtaine de pays, mission extravagante qui m’a permis de voyager énormément et de beaucoup m’amuser – entre autres, à New-York, où je suis tombé amoureux, mais c’est une autre histoire… Puis, licencié en raison d’un dépôt de bilan auquel j’ai bien dû un peu contribuer, je me suis arrêté de travailler de 1991 à 1994 pour écrire mon premier roman, Demi-sommeil, inspiré de cette new-yorkaise. De 1994 à 1999 : directeur éditorial des éditions Hazan. Je dois beaucoup à Eric Hazan, qui m’a donné ma chance alors même que j’avais peu d’expérience et un trou béant de trois ans dans mon CV. L’ayant rencontré par l’intermédiaire d’un ami, il a détecté en moi des qualités qu’il a contribué à développer : c’est lui qui m’a appris mon métier d’éditeur d’art. Depuis 1999, date à laquelle le groupe Hachette a racheté les éditions Hazan, je suis éditeur d’art et directeur artistique free lance pour des maisons comme Xavier Barral, Albin Michel, les éditions du Patrimoine ou Flammarion, ainsi que pour des entreprises comme Air France ou ArjoWiggins. J’ai conçu des livres d’art avec Gilles Clément, Angelin Preljocaj, Rudy Ricciotti, Christian de Portzamparc, Christian Louboutin, Pierre Coulibeuf, Dolorès Marat, Sarkis, Fabrice Hyber, Ange Leccia, Fabienne Verdier ou Alain Kirili. » (source extrait interview Technikart, sept. 2007)

A propos de la comparaison récurrente avec Michel Houellebecq il dit :
« Nous travaillons de manière très différente, moi privilégiant l’intime et le ressenti, lui, la conceptualisation. » (source : Transfuge)

10 Commentaires

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  1. Ce Cendrillon là me tente bien…,"le moral des ménages" un peu moins. Je ne saurais dire pourquoi, l’attrait de la nouveauté sans doute ! En tous les cas, ton article me donne envie d’aller voir un peu plus près cette écriture que je ne connais pas.

    • bartleby sur 21 septembre 2007 à 9 h 34 min
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    je l’ai croisé hier à Palais Royal lol…
    moi je suis en train de lire "L’enfer" de René Belletto… excellent bouquin, excellent auteur (que je n’avais encore jamais lu)

    • Kebina sur 21 septembre 2007 à 11 h 03 min
    • Répondre

    Voici ce que Frédéric Beigbeder en avait dit dans sa chronique littéraire pour Voici à l’époque : « Un monologue époustouflant de frustration et de rage pour décrire une famille «Kinder» coincée dans un pavillon de banlieue. C’est un chef-d’oeuvre. » ))) lol quel argument d’autorité !

  2. N’adorant pas les romans polyphoniques, j’ai préféré commencer par celui-ci et je n’ai pas été déçue ! En même temps j’ai conscience que certains lecteurs pourraient y être vraiment allergiques tant par la forme (pas « d’histoire ») que le fond (autofiction, intimiste, noirceur…). Moi il se trouve que c’est tout à fait mon genre donc c’était une belle découverte ! Une consœur lit actuellement « Cendrillon », j’attends donc son avis avec impatience ! Et le tien aussi si tu programmes de le lire donc.
    Tu connaissais cet auteur avant ce ras de marée de la rentrée ? Pour ma part, je l’avoue piteusement : pas du tout !

    Ah oui Palais Royal forcément ! Il faudra que je traîne par là, j’aurais quelques questions à lui poser…
    Je ne connais pas non plus René Belletto mais après un petit tour sur Google, ça m’a l’air très intéressant dans le genre « tourmenté magnifique ».

    • bartleby sur 22 septembre 2007 à 0 h 07 min
    • Répondre

    en fait, je croise bcp de gens connus dans la rue en ce moment, je ne sais pas pourquoi… 😉
    jai croise fernando arrabal, le pote de houellebecq, en bas de ma rue, dans le XVIIe, la semaine derniere, et je l’ai reconnu à cause de son look assez special… un vetement chinois en soie… quant a Belletto, faudrait que j’aille trainer un peu plus dans le Xe pour le voir- mais je crois qu’il ne sort guere de son appartement…
    sinon j’avais lu "le moral des menages" de Reinhardt il y a quelques annees; ça se lit facilement, ce n’est pas un mauvais bouquin mais j’ai peur qu’il ne fasse pas date (après j’ai pas lu "Cendrillon")… Quant à Belletto, effectivement c’est torture, le style d’apparence anodine est assez vicieux- par moments, son cote malsain & dingue m’evoque (je ne sais pas pourquoi) le fameux " Golem" de Meyrink… peut-etre parce que le personnage central de l’Enfer est toujours au bord du suicide, pret a faire l’acte irreparable et que cela a tendance a deformer la realite alentour (a la façon du "cri" de Munch, pour faire simple)… pour plus d’infos, je peux vous renvoyer sur ce site, specialise en polars (car Belletto flirte aussi avec l’univers du roman noir), l’un des lecteurs a lu toute la trilogie:

    http://www.polarnoir.fr/livre.ph...

  3. Alexandra,
    Si tu vas trainer du côté de Palais Royal, méfie-toi,
    tu risque de m’y rencontrer ! Lol !!!
    J’y suis presque tous les jours !

    Amicalement,
    MonsterJack

  4. N’adorant pas les romans polyphoniques ))))) Je te conseille tout de même Un Roi Sans Divertissement de Giono si tu ne l’as pas encore lu. C’est un des livres qui m’a le plus décomplexée au niveau créatif. C’est exceptionnel, inclassable, ludique, inventif, drôle, visionnaire, et très philosophique 😉 (il prend à contre pied une thèse très connue de Blaise Pascal sur l’ennui).

    ‘tite note personnelle : J’ai eu une dissert là dessus au bac pr mon cours de Lettres ! Et jme suis bien débrouillée 😉

    • freaks man sur 27 septembre 2007 à 9 h 42 min
    • Répondre

    Sur le blog de Chloe Delaume: 😉
    a bon entendeur…

    Nous sommes le 25 septembre, et vous n’avez toujours pas lu Zone de combat d’Hugues Jallon. Vous êtes donc un toto, et il serait bon d’y remédier. C’est encore mieux que La Base. C’est presque encore mieux qu’In Situ de Patrick Bouvet. C’est juste une pure tuerie, et si vous ne tentez pas l’expérience, vous méritez de croire qu’Eric Reinhardt fait des livres qui ressemblent à quelque chose.

    lien permanent

  5. Merci de cette info Freaks. J’étais tentée de découvrir « Canons » de Bouvet qui m’a l’air intéressant en effet, après avoir lu un extrait, de mémoire, sur le blog « Lignes de fuite ».

    Par contre il faudra m’expliquer ce qu’est un « livre qui ressemble à quelque chose », je serai très curieuse d’en avoir la définition exacte.
    Ce livre que j’ai lu d’Eric Reinhardt me semble « ressembler à quelque chose ». Et quelque chose de plutôt pas mal même. C’est un roman dense qui contient certaines idées fortes mais bon…

    • Eulalie sur 13 mars 2011 à 17 h 10 min
    • Répondre

    Le livre d’Eric Reinhardt "Cendrillon" m’est une puissante provocation. Non pas comme une réaction primaire de révolte à un propos inacceptable, mais bien au contraire comme une puissance salvatrice vers la prise de parole, vers l’expression communicante ! C’est le deuxième livre qui me laisse une telle impression de liberté absolue dans la démesure, la beauté, la sexualité, la force et les faiblesses avouées… En son temps, Alain Jouffroy m’avait ouvert les portes du surréalisme avec "Le roman vécu" et je retrouve et ressens dans cette oeuvre d’Eric Reinhardt, les accents de ce parti pris de vérité, de liberté et d’expression amoureuse poussés dans leurs retranchements : on cite les noms et les événements réels… Et l’on peut méditer et s’inspirer de cette longue diatribe sur la classe moyenne… J’adhère ! Ce livre est impressionnant, violent parce qu’il pénètre au plus profond de notre bonne conscience, beau dans ses couleurs d’automne et profondément émouvant dans cette fragilité sous-jacente…

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