En complément de la chronique sur le troisième roman, « Le moral des ménages« , d’Eric Reinhardt, l’ayant révélé en 2002, voici quelques extraits de passages marquants tour à tour poignant, violent et sordidement lucide sur la famille et la société moderne :
Sur la figure du père :
« Mon père, il n’a jamais été pour moi qu’une donnée, un principe, une sorte de paramètre légal auquel j’ai opposé mécaniquement, aveuglément, pour survivre, durant six ans, l’intransigeance de cet esprit critique dévastateur qui caractérisait mon adolescence. Je refusais de voir mon père autrement que comme un homme dont la vie n’a aucune importance. Il faut dire les choses telles qu’elles sont : dont la vie n’a aucune importance – surtout comparée à la mienne. Ai-je eu l’idée, ne serait-ce qu’une seule fois, de spéculer sur le sens de son existence et d’en tirer des conclusions sensées ? Me mettre à sa place ? En concevoir de la compassion ? Absolument Jamais. (…) Il est sans doute impossible d’envisager son père comme un être humain. Ceux qui s’y risquent, ils s’y perdent. La seule manière de construire son identité est d’occulter la dimension, la profondeur humaine du père – pour n’y voir à la place qu’un paramètre d’autorité, une loi à respecter ou à détruire. Comprendre que ton père n’est pas seulement un rouage fixe et immuable auquel son seul statut légal donne sens, mais qu’il est un être humain au même titre que toi, qu’il possède une vie intérieure dont la nature et les exigences sont comparables aux tiennes, c’est accepter l’expérience des gouffres, ne plus s’appréhender soi-même comme un absolu mais comme une donnée relative. (…) C’est affronter l’idée qu’il puisse se dire que s’il n’avait pas eu d’enfant il n’aurait pas gâché sa vie. Envisager ton père comme un homme libre dont la vie a la même valeur que la tienne, c’est accepter l’idée qu’il puisse te sacrifier � son bonheur. (…) De la même manière qu’instinctivement on ne regarde pas fixement le soleil, on ne regarde pas à l’intérieur de ses parents. »
Sur le rapport parent-enfant, père-fils :
« On peut dire que j’ai gâché la vie de mon père. Aucun homme ne s’imagine à la maternité, son nourrisson dans les bras, mitraillé par les flashs des appareils photographiques, que cette incarnation merveilleuse de l’amour laminera son existence. C’est pourtant dans l’ordre des choses. Autour de moi, je n’ai que des exemples de vie détruites par les enfants, dans certains cas violemment, dans d’autres cas plus tranquillement, à feu doux, au court-bouillon. La vie familiale est la chose la plus destructrice qui soit. J’ai saccagé la vie de mon père. Ma fille a tout fait pour saccager la mienne. D’une manière ou d’une autre, les enfants détruisent les vies qui les accueillent, laminent les êtres qui leur ont donné naissance, appauvrissent les milieux dans lesquels ils grandissent. Ils sont tyranniques, despotiques, égoistes, narcissiques, absorbants, exclusifs, capricieux, sûrs de leur droit. Malgré ces vérités, la plupart des parents se font un devoir de les aimer. Mon père s’est fait un devoir de m’aimer. »
Sur la réussite sociale :
« A 12 ans, j’ai commencé à avoir peur de rater ma vie : devenir un homme qui marche, qui mange, qui dort, qui travaille et qui paye un loyer MAIS QUI EST MORT, qui n’est qu’un pion inanimé qui subit l’existence, un automate qui n’a plus d’horizon, qui vit cloitré dans une cellule, ne construit rien, ne nourrit plus d’espoir, accumule les années, attend la mort clinique en sachant que rien d’impromptu d’ici là n’enrichira ni surprendra son existence. Le caractère sacré de la vie (qu’on redoute de perdre) s’est effacé au profit du caractère sacré de la réussite sociale (à côté de laquelle on redoute de passer). Du coup la perspective s’est renversée : la mort s’est imposée comme une échapatoire éventuelle. Car s’il n’est pas possible de se soustraire à la mort tout court, il est possible de fuir la mort sociale : en se tirant une balle dans la bouche. »
Sur le narcicissime, l’individualisme et le matérialisme :
« Car naturellement l’absence d’identité et d’appartenance à une quelconque communauté constituée conduit à l’individualisme le plus sauvage. J’ai mis du temps à m’intéresser à autre chose qu’à moi. A m’intéresser à l’Histoire, à la politique, à la notion de classe sociale, de collectif. Et cela d’autant plus facilement que mes parents ne se sentaient pas concernés par rien d’autre que leurs intérêts personnels. Ils vivaient en dehors de l’Histoire. C’est fascinant. A la maison, je n’ai jamais entendu parler de la révolution d’Octobre, de la Commune, de la guerre d’Espagne, du franquisme, de Salazar, de la Shoah, de la création de l’état d’Israël, du stalinisme, du maoïsme, des Brigades rouges, etc. L’Histoire tout court, l’histoire de la pensée, l’histoire de l’humanité, l’histoire collective du peuple français les indifféraient. La politique ne les intéressait que dans la mesure où l’élection et le maintien au pouvoir de Giscard leur garantissaient la prospérité qu’ils convoitaient.
Etudiant je n’ai appartenu à aucune organisation politique. Je n’ai jamais défendu aucune cause. Je n’ai jamais collé d’affiches la nuit avec des camarades, distribué des tracts sur les marchés, manifesté dans les rues. (…) De la même manière que mes parents n’accordaient d’importance qu’à leurs intérêts matériels, (…) je ne m’intéressais qu’à ma vie intérieure et à mes sensations. L’actualité me semblait d’un prosaïsme indigne. Les splendeurs de l’automne me paraissaient plus essentielles que le conflit israélo-palestinien. J’ai compris assez tard que c’était l’envers exact de la même approche du réel, réductrice et centrée sur soi : j’étais narcissique comme mes parents étaient matérialistes. »
Sur les ambitions artistiques de la middle class…
« L’absence d’identité et d’appartenance à une quelconque communauté constituée conduit naturellement au narcissisme le plus sauvage. (…) La middle class est un réservoir phénoménal d’ambitions artistiques nourries par le seul désir de sortir du lot, faire luire son narcissisme en souffrance, mettre un visage et un nom sur son matricule, nourries par le désir d’être unique et devenir célèbre. Dans 20 ans les éditions Gallimard recevront, en provenance de la middle class, 200 000 puis 350 000 puis 700 000 puis 1 200 000 manuscrits par an au bas mot. Tu vas voir. C’est inévitable. C’est la seule issue. Pour ceux qui refuseront la logique matérialiste qu’ils auront héritée, le narcissisme et le désir de célébrité seront les seules issues possibles. Ils voudront tous s’y mettre. Ils voudront tous raconter leurs petites histoires, leurs souffrances, leur intimité, leur corps, leurs contrariétés, leurs problèmes d’identité, leurs TS et leurs séjours en HP. Ils voudront tous s’exprimer, se faire entendre, faire résonner leur moi muselé et anonyme. »
21 Commentaires
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[message déplacé]
Sur "Le moral des ménages" : c’est un personnage avec focalisation interne ? Parce que, vu comme ça, ça fait un peu "compte-rendu de ma psychanalyse", ce qui n’est jamais (allez, rarement, disons) passionnant, surtout quand on ne semble pas avoir lu ou assimilé l’essentiel des théories freudiennes. Pour le reste, je suis en désaccord sur la plupart des idées avancées. Le style n’est pas des plus déliés.
[message déplacé]
Pour ce qui est du Moral des Ménages, eh bien j’ai bien aimé sa théorie sur la figure du père, mais comme toute théorie sociale, elle a quelque chose d’irréel, de pas très concret. Enfin en général les analyses sur les rapports familiaux sont toujours très théâtrales – et ça inclut la sienne. Elle est trop intellectualisée à mon goût, trop vide de vie, trop caricaturale.
Même chose pour les autres extraits, j’ai le sentiment qu’il se donne en spectacle sans même s’en rendre compte, j’aime pas ce style d’exhibition, ce truc niais à la sauce psychanalytique pour intellos ennuyés.
Mais la lecture était agréable !
ps : pourtant je suis fascinée par la psychanalyse, mais y a des moments où j’ai l’impression que ce n’est là que pour nourir la vanité de l’auteur
Merci de ces avis très intéressants qui démontrent encore toute la diversité des perceptions qu’un lecteur peut avoir d’un texte !
Je confirme que ce texte a un certain aspect psychanalytique, cathartique (l’auteur exorcise ses démons).
Mais l’auteur ne prétend pas analyser professionnellement ses émotions. Il donne son avis perso.
Je trouve que certaines images en particulier dans le premier passage ("De la même manière qu’instinctivement on ne regarde pas fixement le soleil, on ne regarde pas à l’intérieur de ses parents") sont très fortes et très vraies… (suis je bonne pour passer sur le divan ?!)
("De la même manière qu’instinctivement on ne regarde pas fixement le soleil, on ne regarde pas à l’intérieur de ses parents") sont très fortes et très vraies… (suis je bonne pour passer sur le divan ?!) )))))))) OUI !!! lol non mais t’as raison, la phrase est puissante. Mais encore une fois, ça dépend des cas. Et c’est ce que je déteste avec les comparaisons, en voulant établir une ressemblance entre 2 réalités, elles les confondent, les mélangent, font l’amalgame, et après on ne peut qu’applaudir et dire Bravo !
J’ai pas l’impression d’avoir du mal à regarder l’intérieur de mon père ; c’est même mon passe temps favori depuis l’âge de 11 ans (divorce de mes parents), et j’y découvre chaque jour des choses intéressantes. Alors ce qui m’énerve chez l’écrivANT Eric Reinhardt, c’est qu’il pense qu’on est tous embarqués dans la même galère. J’aime pas ces intellos qui pensent avoir tout observé, tout analysé, tout compris (je fais pareil, m’enfin bon…): qu’il parle de lui, pas de tout le monde !
Pour tout vous dire, je prends ça comme une agression ! (je viens de me réveiller faut pas m’en vouloir !). Alors très vraies, mais très vraies pour Eric et toi ! (idylle en perspective mdr, ça va être glauque ça !)
Kebina est dure à suivre mais sa remarque est fort juste.
Les généralisations de Reinhardt sont ici parfois tellement peu pertinentes que s’en est irritant. Faut-il juste y voir un reliquat de déni : "mais, bon, ce n’est pas spécialement moi qui aie vécu ça, c’est tout le monde"? Hé, non, pépère, c’est bien toi, et quelques autres, mais d’autres encore ont vécu ça tout à fait différemment, s’en sont sortis autrement.
Oui vous n’avez pas tort, c’est vrai que lorsqu’on ne partage pas cette vision des choses, ces généralités doivent être agaçantes. Toutefois le rôle d’un écrivain n’est il pas justement d’atteindre une certaine universalité dans ces propos ?
Pour ma part j’aime bien trouver dans les romans que je lis des idées un peu fortes sur certains concepts/phénomènes qui offrent de nouvelles perspectives ou font écho à mes propres pensées.
Pour en revenir à Reinhardt, c’est vrai que ces passages sur la figure du père m’ont interpellée car je n’ai pas vécu une relation heureuse avec mon père (36.15 code ma vie, ça devait finir par arriver !) mais j’imagine que qqn qui adore son père sera assez rebuté en effet par de tels propos.
PS : bon et puis si même Monsieur Léon commencence à devenir un lecteur équilibré où va-t-on ?!
Oui mais il faut débusquer les traits universels, pas décreter à tort que des traits particuliers sont universels.
Par ailleurs, ne pas avoir de problème avec ses parents, je te rassure tout de suite, c’est aussi un problème.
Toutefois le rôle d’un écrivain n’est il pas justement d’atteindre une certaine universalité dans ces propos ? ))) mouais… Le rôle de l’écrivain c’est d’écrire et d’écrire bien. Et le problème avec bcp "d’écrivains" aujourd’hui c’est d’avoir lu trop de livres autour desquels se sont érigées plétudes de théories fonctionalistes, et donc à leur tour, ils veulent montrer qu’ils peuvent faire la même chose, qu’ils peuvent être observateurs de leurs contemporains et marquer leur temps. Mon c** ! Si on cantonait le rôle de l’écrivain à celui de produire une oeuvre belle, on aurait moins de conneries sur le marché. Et le concept hautement abstrait de l’universalité viendrait de lui-même en cela qu’il est lié de très près à ceux d’emphatie, d’interprétation personnelle etc…
Et le concept hautement abstrait de l’universalité viendrait de lui-même en cela qu’il est lié de très près à ceux d’emphatie, d’interprétation personnelle etc… )))) Je me suis mal exprimée : l’empathie, l’interprétation personnelle, etc, ne sont eux pas des concepts.
Ne recherchant pas particulièrement « une histoire » quand je lis un roman et appréciant davantage les idées développées ou les digressions que peut faire l’auteur sur un thème, c’est vrai que je suis un peu décalée je crois par rapport aux attentes courantes des lecteurs…
Pour ce qui est de "l’universalité", oui comme tu dis cela doit se ressentir naturellement donc là a priori c’est raté ! (mais si Eric, je te comprends moi !).
"ne pas avoir de problème avec ses parents, je te rassure tout de suite, c’est aussi un problème."
> il faut que je médite sur cette pensée là, suis pas super convaincue… > pb d’universalité ? 😉
L’homme sans qualités va te combler, alex…
autour desquels se sont érigées "plétudes" de théories fonctionalistes )))))) euh… ct "pléthore" ! vous auriez pu me corriger les vieux !
Et toi t’a-t-il comblé ??
Croyais que c’était un jeu de mots tout simplement 😉
comblé ? non (oui, je sais j’aurais pu faire une blague du genre : toi, seule saurait me combler… mais non).
Plutôt chiant à lire, de mon point de vue, mais trés enrichissant. Le genre de livre qui te revient ensuite à l’esprit dans plein de situations, en te disant : "c’était bien vu, ça, dans musil".
Bref, il me reste encore le tome 2, je le lirai mais pas tout de suite.
lol, tu me fais rire.
Mais c’est vrai que sur certaines lectures pénibles, il peut y avoir un "2e effet kiss cool" si j’ose dire, analyse très littéraire s’il en est.
Je vais le mettre sur ma liste des "zenvies" sur Amazon alors
Il faudrait qu’on se fasse un post sur le Buzz littéraire pr que chacun puisse dire ce qu’il a en cours de lecture, etc.
Je vais méditer sur la question…
lol, tu me fais rire. ))) AH Max Léon, tu marques des points là ! Continue ! lol
Il faudrait qu’on se fasse un post sur le Buzz littéraire pr que chacun puisse dire ce qu’il a en cours de lecture, etc. )))) oui ce serait génial ! Et j’aimerais bien présenter un livre un jour (le roman de Gainsbourg ou un roman épique guinéen que je kiffe grave), mais le point de vue serait alors trop intimiste pour être présentable. Ah parfois il m’arrive de vous envier vous journalistes… ! 😉
ah, hélas, en vérité, alex ne cesse de m’éconduire. Son copain est mieux que moi, je n’en doute pas… (même si ce gros naze n’a sans doute même pas lu le tome 1 de L’homme sans qualités !). J’espérais avoir une ouverture en la "friendant" sur facebook mais la bougresse n’y est même pas… hélas, mille fois hélas, le monde est trop cruel, même le virtuel !
mdrrr. Ah notre époque et sa misère sexuelle. Houellebecq avait bien vu ! Ça va aller mon vieux, je suis de tout coeur avec toi ! 😉
C’est là où l’air du temps peut biaiser les regards particuliers. Je ne suis pas du tout dans un état de misère sexuelle.
lol mais je l’espère bien Max Léon, et puis, peut importe, vraiment. Il faut savoir prendre les choses au second degré ! Je te rendais ton humour, put*** de grand dieu!
Ce qui est intéressant avec internet, c’est qu’à force d’avoir affaire à des pseudos, on oublie la personne derrière, et on a tendance à conceptualiser et à catégoriser tout et n’importe quoi pour le fun, mais c’est jamais personnelle.
Bon l’école m’appelle.
peut importe)))) peu importe (j’en ai décidément vraiment besoin, d’école !)