Le cri du sablier est le deuxième roman sismique de Chloé Delaume, après son premier « Les mouflettes d’Atropos » déjà paru en 2000 chez Farrago. Publié en 2001 et lauréat du prix Décembre, il est le récit d’une expulsion, d’un « avortement parental ». Il constitue en quelque sorte la genèse (même si écrit postérieurement) des Mouflettes d’Atropos auquel il est directement relié. Comment dire l’indicible ? Comment raconter l’histoire horrifique du double suicide de ses parents et de sa petite enfance martyrisée dont elle aurait bien pu ne pas guérir ? C’est cette périlleuse et douloureuse entreprise que Chloé Delaume, admiratrice de l’Oulipo et de l’écriture avec contraintes, mène dans ce court roman d’une densité et d’une inventivité incomparables. Un vrai petit chef d’œuvre sur la douleur, le deuil, la figure paternelle, les traumas de l’âme, l’enfance… servi par une mécanique psychosomatique captivante.
Au commencement était le chaos. Au commencement était le verbe. Un verbe chaotique fait de phrases hachées, anarchiques, d’un magma de sensations qui s’entrechoquent. Celui d’une gamine, d’une « poupée posttraumatique », qu’on retrouve au milieu de ses deux parents morts, avec un morceau de cervelle sur la joue. Gauche. En plein mois de juin. Un « magnifique mois de juin » annonçait pourtant ironiquement la météo.
Un mois de juin qui restera ancré dans la mémoire de la fillette. Et c’est ce cauchemar qu’elle tente de nous raconter en dépit de sa « glotte stalactite » : « Mon trauma pupillant resterait imprimé au secret de l’iris. », « Vous fûtes une enfant rustine du silence imploré. »
Désensabler les souvenirs
Pressée par les questions sur cet « accident » (et non pas assassinat) comme l’appelle sa famille hypocrite qui la recueille puis par une deuxième voix, celle d’un psy fictif (qui tendra vers l’hystérie déjantée au fil des pages), elle déterre peu à peu ou plutôt désensable ces souvenirs jusqu’à faire apparaître la figure effroyable de ce père qui avait juré de la tuer alors qu’elle n’avait pas 10 ans, elle l’enfant indésirée, l’enfant « en sursis ». « Le père aimait remplir. Il tapissait muqueuses gorge et âme de peur rance. » Le sable c’est lui le père : « De quartz et de mica qui fragments mosaïques microscopiques rocailles vous rentrent par chaque pore et tous les orifices. (…) « les grains tarés du père qui cherchaient à l’envi à ensabler paupières pour irriter cornée agiter lacrymal pour le plaisir des yeux.«
Le sable qui obstrue son larynx, qui l’étouffe : « Je te cracherai enfin toi qui sus mieux qu’un autre obstruer mon larynx. Il sera plus d’un mur qui lézardera glaires sous l’écho ruisselant du cri du sablier. »
Au fil des pages, elle raconte comme des réminiscences, son enfance martyrisée par un père violent et destructeur et une mère « pédagogue » qui au mieux l’exhibait comme un petit signe savant devant ses amis ou la négligeait. De son incompréhension pétrifiée à ses interrogations d’enfant terrorisée privée d’amour et d’affection : « Et ma vie s’engluait dans la déconfiture : quand pourrait-on m’aimer, moi l’Antigéniture. » Parmi une des scènes poignantes, il y a celle de sa séquestration dans une tente en pleine vacances d’été à Toulon, à la chaleur insoutenable où elle tente de se suicider, dans sa détresse : « L’enfant sue à grosses gouttes. l’enfant entend une dame dire c’est une poële à frire ce pays alors l’enfant se dit je transpire noix de beurre.«
, ou encore le monologue tragique inventé de la mère reniant sa fille (« Je te te salue pas, toujours je te maudis. J’aurais aimé être veuve et par trois fois stérile je t’ai vomie la vie si contrainte et forcée chagrine-toi l’orpheline aux étoiles rabotées. (…) Ma Chloé, mon erreur….).
Le grain de sable, symbole multifacette
Delaume raconte encore sa scolarité, la crainte qui la saisissait dés que les devoirs de calcul alignaient leurs « cabalistiques symboles » ou ses rédactions sur le thème de « Raconter une journée de vos vacances » où elle inventait des histoires « grouillantes de cousines farceuses de promenades dans les bois de capture de furet » que la maîtresse lisait devant toute la classe…, son adolescence d’orpheline chez ses « hébergeurs » (son oncle et sa tante obsédés de la javel) et ses premiers amours qui la sauveront de ses tentatives de suicide.
Avec une justesse et une ironie douce-amère, elle restitue, comme des grains de sable qui remonteraient le cours du sablier, ces souvenirs, cette « symphonie bleus mineurs ».
C’est grâce à cette métaphore originale (inspirée par le dessin d’une amie, Michèle Khan, qui s’occupe de ses frontispices), et particulièrement puissante que l’auteur parvient à transcender son histoire. Elle expliquait à ce sujet : « Le père, c’est le sable, le sédiment qui ne part pas, dont on peut pas se débarrasser… C’est microscopique et ça fait mal. Puis on peut faire beaucoup de métaphores sur le grain. Le rapport au temps est là, bien sûr, et le sablier est un objet troublant, composé de sable cristallisé par la chaleur, le verre, et de sable proprement dit. »
Elle joue ainsi avec l’idée de « grain » (de sable ou de folie : « Elle a un grain »), le « père sédiment », « l’enfant du limon », le « désert » en elle…, son « histoire plumeau révisionniste », « le sable est minéral et corrode l’organique c’est pour se préserver que le cœur fut galet », « La roche pulvérulente qui se tapit aux plinthes écaillées des regrets. » ou encore « elle ne s’attendait pas au coup de sirocco. »…
A travers une variété lexicale (d)étonnante, elle entremêle références médicales, biologiques, mythologiques (on croise Orphée, Euridyce, Judith, une « Cassandre épidermique »…), mots savants (clinamen, clepsydre, rhyolithes, la glyptique, hypallage…) comptines enfantines (qui illustrent l’innocence de l’enfant face à la cruauté des adultes) et néologismes (« La concierge coryphait le kleenex à la main »…)… pour créer des associations, des jeux de méthonymie et des images inédites (« La divine comédie des plateaux familiaux s’applique à remplir les vortex lavabos« ), ou encore décrire des émotions qui bouleversent ou étourdissent le lecteur dans le tourbillon de sa tempête de sable et de mots.
Inventivité lexicale inépuisable
Sa prose, particulièrement musicale, pourrait se lire à voix haute, comme des incantations, des sortilèges que l’on psamoldierait.
Elle lui insuffle une emphase envoûtante. Sans oublier son humour, certes noir, mais toujours bien présent comme dans « les Mouflettes d’Atropos » : « Le père torchon index la mère à ses côtés courant-d’aira de suite hôpital le plus proche » ou à propos des hommes adultérins « Leur ramage est seyant puisqu’ils nous ont plumées« .
C’est un roman unique et majeur dans l’histoire de la littérature française qu’a signé ici Chloé Delaume. Un roman qui ne se livre pas entièrement à la première lecture et que l’on relit pour en saisir toute la richesses, les jeux lexicaux et les nuances. [Alexandra Galakof]
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